Freedom cabbage, colonialisme et censure soviétique : la musique classique est, en 2016, particulièrement politique.
Le 5 mai dernier, l’armée syrienne reprenait Palmyre avec l’aide des bombardements russes, et Vladimir Poutine célébrait cette victoire avec un discours de pompe et un concert de velours sous la baguette de Valery Gergiev. Hommage aux martyrs du terrorisme pour certains, cette célébration dans l’amphithéâtre de la cité antique a été peu goûtée par ceux qui dénonçaient les cibles aléatoires de l’aviation russe. Ce n’était d’ailleurs pas la première parade politique du chef d’orchestre ossète : en 2008, après la courte guerre entre la Géorgie et la Russie, il était venu jouer à Tskhinvali, la capitale de la république séparatiste géorgienne d’Ossétie du Sud, devant les bâtiments gouvernementaux en déliquescence… Peut-être l’amour des ruines exalte-t-il le romantisme de Tchaikovski qui fut ainsi joué à Palmyre, dans un sombre printemps arabe ?
Dans une veine très différente, le festival d’Aix-en-Provence a créé cet été le premier « opéra arabe ». Le gazaoui Moneim Adwan a fait d’une fable, « Le lion et le boeuf », extraite du Livre de Kalîla wa Dimna, un opéra. Ce recueil de contes, écrit par Ibn al-Muqaffa au VIIIème siècle, était destiné à la formation des princes perses à la bonne gouvernance ; en d’autres temps et en d’autres lieux, il a inspiré un certain La Fontaine. Mêlant récitatif et chant, accompagnés seulement d’un quintette d’instruments occidentaux et orientaux (on note la présence d’un qanûn), le message de l’opéra fait drôlement écho à la situation contemporaine, cinq ans après les printemps arabes. Le succès fut au rendez-vous et, pour ceux qui, comme moi, n’étaient pas à Aix-en-Provence, il reste la rediffusion sur Arte, ou la patience : l’opéra sera donné à Lille, au Mans et à Paris d’ici l’année prochaine ; le site internet de Moneim Adwan fournit tous les renseignements utiles.
Toujours à Aix-en-Provence, Christophe Honoré a transposé Cosi fan tutte de Mozart en 1938, en Érythrée, sous colonisation mussolinienne. Dans cette mise en scène, les protagonistes font partie de la communauté européenne expatriée en Afrique, et les amants jaloux, Guglielmo et Ferrando, vont se déguiser en autochtones noirs pour tester la fidélité de leurs compagnes, Fiordiligi et Dorabella… Le réalisateur a souhaité « mettre en scène des gens de couleur maltraités par des Blancs (…) Il faut parler du passé colonial de l’Europe, rendre compte de la violence de notre propre culture, de Mozart, de notre ethnocentrisme face à des indigènes qu’on a toujours méprisés et spoliés ». Curieusement, le projet de coproduction avec Chicago n’a pas abouti, le sujet étant jugé trop sensible outre-Atlantique.
Dans un autre genre, le livre Burning Beethoven de l’allemand Erik Kirschbaum narre une page mystérieusement méconnue de l’histoire américaine. En 1917, au moment où les États-Unis entrent en guerre contre l’Allemagne, 10% de la population américaine est allemande (8 millions sur un total de 76 milions)… Une folle furie s’empare alors des États-Unis : l’enseignement de l’allemand est banni dans quinze États à partir de décembre 1917, les quelques cinq cents journaux en langue allemande sont interdits, des marchands et des cuisiniers allemands sont lynchés en public. Patriotisme primaire oblige, la choucroute est promptement renommée « freedom cabbage » et le hamburger « freedom sandwich », soit un petit siècle avant que les French fries ne deviennent « freedom fries »… La musique allemande n’est pas épargnée par la chasse aux « traîtres » : en juin 1918, le Los Angeles Times écrit que « c’est la musique de la conquête, la musique de la tempête, du désordre et de la dévastation (…) la cacophonie du hurlement de l’homme des cavernes et du mugissement des vents du nord ». Des partitions de Beethoven et de Brahms sont brûlées lors de cérémonies publiques. Erik Kirschbaum remarque que l’Amérique balaiera ces cendres sous le tapis « pour ensuite pointer du doigt et condamner les autodafés nazis », seulement deux décennies plus tard. Comme le souligne l’excellent article de Pierre Rimbert du Monde diplomatique d’avril 2016, « le cas des Germano-Américains soupçonnés du jour au lendemain de partager non seulement les traits barbares prêtés aux « Huns », mais une loyauté au pays d’origine, évoque la situation actuelle des populations européennes originaires de pays musulmans suspectées d’allégeances terroristes ». Une once de recul historique n’est jamais de trop…
Enfin, l’écrivain britannique Julian Barnes a publié cette année The noise of time, un roman biographique dans lequel il raconte la vie tortueuse et torturée du compositeur russe Chostakovitch et les relations houleuses, fragiles et fluctuantes qu’il entretint avec le parti communiste. Petite et grande histoires se rejoignent donc, à travers trois épisodes qui structurent le roman. Le livre commence en 1936 avec la condamnation de l’opéra Lady Macbeth de Mzensk par Staline dans la Pravda : « du fatras en guise de musique » ; s’en suivent des années de terreur pendant les glaçantes purges. Le roman se poursuit en 1948, lorsque Staline demande à Chostakovitch de représenter la Russie au Congrès des Nations Unies pour la paix ; réhabilité aux yeux du parti pendant la grande guerre patriotique, certaines de ses oeuvres réintégrent le répertoire. Enfin, nous sommes dans les années 1960, Khrouchtchev est devenu secrétaire du parti, et le compositeur se retrouve contraint à adhérer au parti communiste puis à dénoncer officiellement des opposants au régime, dont Soljenitsyne, ce qui lui vaudra d’implacables accusations de « collaboration ». Le titre de cette fiction biographique est emprunté aux mémoires du poète Ossip Mandelstam, un des opposants les plus virulents à Staline, qui mourut en 1938 dans un camp de transit à Vladivostok ; le fil conducteur de ce livre est l’insoluble question de la conscience artistique et politique, la lutte pour la survie d’un artiste dans un régime totalitaire.
Un extrait :
There were those who understood a little better, who supported you, and yet at the same time were disappointed in you. Who did not grasp the one simple fact about the Soviet Union: that it was impossible to tell the truth here and live. Who imagined they knew how Power operated and wanted you to fight it as they believed they would do in your position. In other words, they wanted your blood