Le Jeu de Paume confie la totalité de ses espaces au philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman pour une grande exposition réunissant à la fois des œuvres anciennes et contemporaines.
L’exposition « Soulèvements » est une interrogation sur la représentation des peuples, au double sens — esthétique et politique. Comme pour l’exposition « Atlas », Georges Didi-Huberman s’appuie sur le travail historique et théorique qu’il mène depuis quelques années en parallèle d’une série d’ouvrages intitulés L’Œil de l’histoire et dont les derniers ouvrages affrontent la question de l’« exposition des peuples » ainsi que de l’émotion en tant qu’elle serait à ne pas exclure d’une anthropologie politique.
« Soulèvements » est une exposition transdisciplinaire sur le thème des gestes humains qui soulèvent le monde ou se soulèvent contre lui : gestes collectifs ou individuels, gestes d’actions ou de passions, d’œuvres ou de pensées. Ce sont des gestes qui disent non face à un état de l’histoire considéré comme trop « pesant » et qu’il faut donc « soulever », si ce n’est envoyer balader… Ce sont aussi des gestes qui disent oui à quelque chose d’autre : à un monde désiré meilleur, un monde imaginé ou esquissé, un monde autrement vivable ou pensable.
Les figures du soulèvement sont déclinées sans hiérarchies de médiums : peintures, dessins, gravures, installations vidéographiques, photographies, films de fiction, images documentaires, manuscrits d’écrivains, tracts, affiches, etc. Le parcours de l’exposition suit un cheminement sensible et intuitif dans lequel le regard peut, cependant, se focaliser sur des « cas » exemplaires traités avec précision, afin d’échapper à tout regard généralisateur. Notre souci est de ne rien conclure, de ne rien reclore dogmatiquement. Cela à travers cinq grandes parties : éléments, gestes, mots, conflits et désirs.
ÉLÉMENTS
Les éléments sont instables : se soulever déchaîne. Les soulèvements surgissent comme des tempêtes ou des ouragans. C’est ainsi que Victor Hugo décrivait l’insurrection parisienne, dansLes Misérables. Les grands films que sont La Grève d’Eisenstein ouSoy Cuba de Kalatozov associent aux soulèvements humains des mouvements atmosphériques admirables. Pour inventer de nouvelles formes artistiques, Duchamp et Man Ray ont « élevé la poussière » tandis que les dadaïstes se réclamaient du slogan « Dada soulève tout ! ». Chez Jean Vigo, une lente tempête de plumes accompagne le soulèvement des enfants de Zéro de conduite. Sigmar Polke a pensé l’image politique comme une « thermodynamique ». Et de nombreux artistes contemporains, tels Hélio Oiticica, Francis Alÿs, Roman Signer, Tim Sharp ou Ismaïl Bahri, abordent la question sociale à travers une représentation de « soulèvements » qui affectent d’abord l’espace qui nous entoure.
GESTES
Les gestes sont intenses : se soulever s’agit ou s’agite. Que l’on soulève quelque chose ou que l’on se soulève soi-même, dans tous les cas, ce qui est à l’œuvre est un geste du corps. Au Portefaix de Goya, image inoubliable du fardeau social à supporter, succède désormais, du même artiste, un homme au bras levé : un homme qui aurait jeté sa douleur par-dessus bord et qui, désormais, crie son désir de liberté. Plus tard Nietzsche voudra philosopher « à coups de marteau » (un objet que l’on retrouve chez Antonin Artaud ou Joseph Beuys). Des grands peintres du XIXe siècle révolutionnaire (Courbet, Daumier) jusqu’aux photographes (Centelles ou Chim, Cartier-Bresson ou Gilles Caron) en passant par les cinéastes ou les vidéastes (Chris Marker, Harun Farocki), les arts visuels nous aident à comprendre comment la force des soulèvements passe toujours par certaines formes du corps : quand le corps sait dire non, et le montre.
MOTS
Mots d’ordre : se soulever s’écrit. Baudelaire a composé pour Le Salut public de 1848 un texte magnifique sur « La beauté du peuple ». Breton a mené sa Révolution surréaliste en toute poésie. Man Ray a fourni ses images au journal anarchiste Mother Earth. García Lorca a calligraphié un magnifique « Mierda ! », pendant qu’Artaud ou Henri Michaux procédaient à de véritables soulèvements graphiques. Marcel Broodthaers, lui, a volontairement confondu les soulèvements poétiques avec les soulèvements politiques. On s’aperçoit que, pour fabriquer un texte d’action — brochure, tract, affiche —, il faut aussi y mettre les formes, comme chez Heartfield, comme chez Jorn (avec Debord) ou comme dans l’étonnante production de livres politiques en Amérique latine. Tout cela dont les « grands artistes » (Raymond Hains, Beuys, Godard, Polke, Art and Language) tirent d’extraordinaires variations, tout comme les anonymes d’ailleurs (de Tiqqun au Chiapas).
CONFLITS
Violences : se soulever détruit. Les artistes visuels documentent cela : la photographe Ruth Berlau (compagne de Bertolt Brecht), le cinéaste Eisenstein ou Jean-Luc Moulène devant les grèves. Les peintres (George Grosz, Andy Warhol) et les photographes (Allan Sekula, Koen Wessin) devant les manifestations. Certains (Jorn, Pedro G. Romero) en appellent même à l’iconoclasme. D’autres (de Manet à Centelles) regardent comment se dresse une barricade. D’autres enfin (Álvarez Bravo, Rauschenberg, Richter) voient des peuples mourir. Tous — depuis la première photographie d’une barricade par Thibault en 1848 jusqu’à aujourd’hui, par exemple quand les jeunes vidéastes regardent les révolutions arabes — dans la descendance de Goya et de ses Désastres.
DÉSIRS
Après Spinoza, Freud nous a appris que les désirs étaient indestructibles en l’homme. Se soulever, donc, s’espère : s’imagine, se tend vers le futur. Même si le conflit finit dans la mort prochaine, émettre un signe ou une image prendra valeur de résistance, de soulèvement, de transmission : images du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, graffitis des prisons grecques photographiés par Voula Papaioannou, L’Espoir du condamné à mort de Joan Miró… Aujourd’hui cela s’incarne dans la façon dont les migrants tentent de traverser les frontières (Antoine d’Agata) ou dont les Syriens font images de leur propre conditions de vie (collectif Abou Naddara). Cet appel au futur ne pouvait donc finir qu’avec la jeunesse et l’enfance : l’Antigone de Brecht, les étudiants de 1968, les gamins jeteurs de pavés à Belfast ou de pierres à Gaza, les enfants desaparecidos de Buenos Aires. Mais désirer nous soulève, et c’est cela que l’on peut voir dans les images de cette exposition
du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017 – jeu de Paume – Concorde, Paris