La presse culturelle est-elle en danger ? Rien qu'entre 1990 et 2013, une diminution de 47,2% des ventes est observée. En kiosques, les buralistes sont déconcertés. Parce qu'en moyenne, la presse culturelle c'est 80% d'invendus, dixit Jean-Vic Chapus, fondateur du feu magazine en ligne Vox Pop.
" Les critiques de cinéma servent-ils encore à quelque chose ? ", se demandait le 10 mai dernier, Sonia Devilliers, présentatrice de l'émission L'instant M sur France Inter. " La critique vous apprend-t-elle quelque chose ? Vous dissuade-t-elle d'aller voir un film ou vous en donne-t-elle envie ? ", se demandait-elle avant de céder la parole à Serge Kaganski, critique aux Inrockuptibles et Samuel Blumenfeld, critique au Monde.
Ce à quoi ce dernier répond : " La critique cinéma n'arrête pas de s'amplifier, aujourd'hui tout le monde peut être récepteur et émetteur. L'activité critique ne s'est jamais aussi bien portée mais c'est le métier de critique qui se perd. " C'est fréquemment le cas dans le milieu du cinéma où la presse passe à côté de succès, souvent pressentis (comme ce ne fut pas le cas avec Intouchables en 2011). La critique est-elle devenue trop subjective ? Trop déconnectée peut-être de l'analyse populaire que le public fait d'un film ? Ou est-elle un simple règlement de comptes entre les journalistes et les protagonistes du film en question ?
" Trop de critiques n'écrivent
que pour eux et quelques copains "
" A chaque fois tu les loupes pas. Dès que Libé fait une critique désastreuse sur un film, tu es sûr qu'il va marcher ", lâche Laurence Rémila, le rédacteur en chef de Technikart. Et à chaque fois, comme il dit, ça ne loupe pas. On se souvient de la déclaration de Pierre Lescure faite par presse interposée lors du Festival de Cannes, l'année dernière suite à la parution de leur critique de La loi du marché réalisé par Stéphane Brizé. Ce à quoi le président du festival lui avait répondu : " Trop de critiques n'écrivent que pour eux et quelques copains. On ne peut pas étaler un tel mépris, user de mots jamais assez durs pour disqualifier certains et totalement excessifs pour louanger d'autres, vivre à ce point en circuit fermé et méconnaître la réalité dynamique du 7ème art. "
A plusieurs reprises, le magazine s'était montré vindicatif sur des films qui ont fait sensation auprès du box-office français. Prenons le Césarisé Youth de Paolo Sorrentino, à qui ils ont octroyé seulement une étoile sur Allo Ciné, idem pour The Neon Demon réalisé par Nicolas Winding Refn et qui a fait un joli carton en salles. On retrouve pléthore de films mal interprétés par la presse culturelle mais qui ont pourtant fait un tabac auprès du public. Ce fut le cas de L'Obs en 2014 avec la critique ravageuse de Pascal Merigeau et qui a fait le buzz (pourtant le film a été un succès) :
Alors a-t-on encore besoin de la presse culturelle pour pressentir des succès d'artistes ? A-t-on encore besoin du critique musical pour parler d'un disque ? " Le rap a été traditionnellement sous-médiatisé. Aujourd'hui il n'a plus besoin de la presse pour relayer les chansons engagées. Le succès, la célébrité d'untel ou d'untelle fait qu'ils ont une posture assez grande pour pouvoir passer outre la presse culturelle pour prendre la parole ", analyse Sylvain Bertot, blogueur spécialiste du monde du rap. Internet ou encore les réseaux sociaux s'imposent comme des excellents moyen de communication.
Faire le buzz, la recette qui marche ?
Pour certains, la réponse est là : la presse est en mouvement, il faut muter. Mais cela ne se fait pas à n'importe quel prix. La presse culturelle pourrait passer de la spécialisation à la généralisation en perdant son identité. Au risque de se travestir.
Ce fut le cas notamment de la ligne éditoriale et du business model de Vice, un média influencé non pas par la pop culture mais par la contre-culture. Originellement, Vice est un média de contre-culture mais " il s'est largement normalisé pour pouvoir jouer le jeu du capitalisme et être aujourd'hui évalué à cinq milliards de dollars, alors que tous les médias peinent à rester à flot ", décrypte Tiavina Kleber qui écrit un mémoire sur le business model de Vice.
Les Inrocks a été l'un des premiers médias à muter et se travestir. Du fanzine musical qu'il a été à ses balbutiements, il s'est transformé en magazine officiant dans le cinéma, l'art, la société et plus récemment la politique. Pour s'assurer des ventes supplémentaires et surtout sa pérennité. Même chose pour Technikart qui faisait paraître en Une Natacha Polony en avril 2014. Nue, et " ça a fait le buzz ", raconte pas peu fier Laurence Rémila : " Les gens se demandaient 'qu'est-ce que fait cette nana de droite dans un magazine de gauche ?' "
" Continuer, quitte à vendre de moins en moins "
Ce qui est vu comme une mutation éditoriale pour les titres de presse culturelle est aussi une stratégie visible pour le politique qui traditionnellement, paraissait dans les magazines dits sérieux mais qui est désormais à l'affiche de magazines dits cools pour toucher une cible électorale qui leur échappe dans leur champ de communication habituel.
" Donc soit tu restes sur ton marché de niche comme Rock n Folk qui continue sur le même créneau et qui vient de fêter ses cinquante ans en se disant 'on va continuer, quitte à vendre de moins en moins', ou soit tu t'ouvres en te transformant ", déchiffre Charline Roux, la journaliste de France Inter. Bis repetita pour le NME (New Musical Express). Référence Outre-Manche, traditionnellement rock et new wave, le NME parle aujourd'hui people, cinéma et Rihanna.
L'impartialité des médias culturels est déjà ébranlée puisqu'en mutant, les médias se diversifient dans la communication, l'organisation d'événements et le partenariat avec des marques. Du 9 juin au 10 juillet, Vice s'est ainsi associé à la marque Jägermeister pour proposer un bar éphémère à Paris-Oberkampf. Parfois on se perd à vouloir trop changer.
Lucile Moy