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(note de lecture) Laurent Grisel, "Climats", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Climats bonLa question d’une poésie engagée n’est pas nouvelle : le poème peut-il porter un message, servir une cause, tenter de persuader le lecteur de l’urgence de l’action ? Grisel répond de nouveau par l’affirmative, après La Nasse (Verlag im Wald, 2001), et Hymne à la Paix (Publie.net, réed. 2015). Dans Climats, il s’agit d’éveiller les consciences face au désastre écologique en cours. Mais à la différence de son Hymne à la Paix, dans lequel il utilisait un dispositif théâtral, on a ici une suite de poèmes en vers libres, d’un lyrisme direct, propice à une lecture publique. La volonté de convaincre est proportionnelle à l’urgence de la situation ; si le temps climatique est lent et long, il est aussi irréversible, et on a déjà passé le seuil à partir duquel la catastrophe est programmée. Il importe donc de réagir collectivement : « pas quelques-uns, quelques pionniers / en masse / par millions / vite, vite / tous / il faut changer de dimension » (p78).
Au fil des poèmes, dans une évocation précise et documentée, Grisel donne des exemples, à commencer par celui du peuple amazonien des Mundurukus : ils luttent contre l’orpaillage et la déforestation, le pillage de leur milieu naturel, l’implantation d’une mine de bauxite et la construction d’un « barrage sur la cascade des Sept Chutes », lieu sacré pour eux. Le poème fait l’éloge de leur courage ; ils affrontent l’armée, et des compagnies internationales sans scrupules : « la lutte entraîne la répression / qui entraîne la lutte / qui entraîne la répression / qui entraîne l’auto-organisation / qui entraîne la sympathie et la compréhension / qui entraîne la répression / qui entraîne le soutien et la solidarité // la tortue est l’animal rusé, stratège, déterminé / il vient à bout / du tapir, du jaguar, de l’anaconda / les guerriers Mundurukus / se peignent / sur le corps / des écailles de tortue « (p18).
On entend dans ce passage la tension qui parcourt le livre de Grisel : d’un côté, l’élan lyrique et la générosité, l’énergie et la solidarité ; de l’autre, un certain didactisme qui apparaît comme une conséquence de la ferveur et de la conviction. Il faudrait aussi prendre en compte un aspect performance ; ces poèmes semblent faits pour être dits en public, dans un flux oral dont la page garde trace mais ne restitue pas. C’est sans doute ce qu’indiquent les guillemets, ouverts à chaque début de poème.
Au fil des textes, Grisel prend beaucoup d’exemples : la fonte des glaciers ou celle des neiges du Kilimandjaro, l’ouragan Katrina, le lac d’Oroumiyeh… ou bien des catastrophes écologiques anciennes telles « l’enfer de la fin du Permien » (p52), ou la situation au crétacé… A chaque fois, l’évocation est documentée, développée lyriquement et scientifiquement, alimentée par des faits et chiffres précis, ce qui n’est pas fréquent en poésie. L’auteur insiste surtout sur des cycles connus et destructeurs une fois qu’ils sont enclenchés : « océan plus acide / donc moins de coccolithophores / donc moins d’absorption de carbone / donc plus de chaleur / donc saturation progressive des océans en acide /// et ainsi de suite, en boucle » (p49 ; voir aussi p23). Il ironise sur les « lois du marché », à l’origine du dérèglement climatique, et qui seraient sensées maintenant devenir régulatrices avec la création d’un « marché du carbone » (p65). On le comprend, le poète assume globalement le rôle d’un lanceur d’alerte face à une catastrophe qui se précise et se rapproche : « quoi, qui, en réchappera ? »(p51). Or continuent de régner « les partisans du bizness as usual » (p54) alors qu’il faudrait « bien tout regarder en pleine vision, en pleine conscience » (p57).
A la fin du livre, deux suites ouvrent un peu d’espoir : d’une part, l’évocation d’une révolution écologique, « bien sûr que c’est possible » (p73), et d’autre part, une méditation sur « Laniakea / un superamas de quelques 100 000 galaxies » : cet « univers (est) nôtre » (p86).
On peut refuser ce livre par principe de non-engagement de la poésie ; on peut critiquer le didactisme induit par l’engagement ; mais si on accepte un lyrisme élégiaque ou un lyrisme amoureux, pourquoi refuser un lyrisme écologique et politique ?
On doit reconnaître au moins à Laurent Grisel le courage de jouer cartes sur table et d’écrire une poésie qui s’adresse frontalement au lecteur pour lui demander de s’interroger sur un modèle mondial de société qui, tel quel, n’a pas de futur.
Antoine Emaz

Laurent Grisel, Climats, Éditions Publie.net (version numérique et/ou papier), 90 pages, 9,50 €.


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