Deux chambres

Publié le 29 août 2016 par Jean-Marie Le Ray
Nous rentrons d'Amsterdam avec ma femme et mon fils, après un séjour de près d'une semaine. Un séjour très plaisant et ensoleillé, qui nous a donné l'idée d'une ville agréable à vivre. Le souvenir marquant que j'en garde se résume toutefois à deux chambres, apparemment aux antipodes, mais que je ne parviens pas à dissocier dans mon esprit : la chambre peinte par Vincent Van Gogh à Arles, et la chambre décorée par Anne Frank au 263 Prinsengracht.

Bien que tout semble les séparer, autant par les couleurs que par ce qu'elles sont censées représenter et la façon dont elles se présentent, elles sont dans ma tête les deux pôles d'un dialogue permanent. Difficile à expliquer, mais je vais essayer.
1. La chambre à coucher de Vincent à Arles
Le tableau exposé au musée Van Gogh d'Amsterdam est la version originale de cette peinture à l'huile. À la demande de son frère Théo, Vincent peindra deux autres versions de « La chambre à coucher », la deuxième se trouvant actuellement à l'Art Institute of Chicago, et la troisième au Musée d'Orsay.
Il s'agit de la chambre qu'il occupa en 1888 dans la maison jaune, place Lamartine à Arles :

Imaginez un instant de zoomer par la fenêtre pour pénétrer dans la chambre et y découvrir cette vue de l'intérieur :

Mais laissons Vincent Van Gogh lui-même nous décrire cette chambre à travers ses mots et le croquis qu'il nous a légués dans un de ses courriers à Paul Gauguin :

Dites donc je vous écrivais l’autre jour que j’avais la vue étrangement fatiguée. Bon je me suis reposé deux jours & demi et puis je me suis remis au travail. Mais n’osant pas encore aller en plein air, j’ai fait toujours pour ma décoration une toile de 30 de ma chambre à coucher avec les meubles en bois blanc que vous savez. Eh bien cela m’a énormément amusé de faire cet intérieur sans rien. D'une simplicité à la Seurat. 
À teintes plates mais grossièrement brossées en pleine pâte, les murs lilas pâle, le sol d’un rouge rompu & fané, les chaises & le lit jaune de chrome, les oreillers et le drap citron vert très pâle, la couverture rouge sang, la table à toilette orangée, la cuvette bleue, la fenêtre verte. J’avais voulu exprimer un repos absolu par tous ces tons très divers vous voyez, et où il n’y a de blanc que la petite note que donne le miroir à cadre noir (pour fourrer encore la quatrième paire de complémentaires dedans).
Les concepts qui me touchent dans cette lettre sont le "repos absolu" et l'énumération des couleurs (en deux phrases) :
  • lilas
  • rouge
  • jaune de chrome
  • citron vert
  • rouge sang
  • orangée
  • bleu
  • vert
  • blanc
  • noir
Des teintes qui reprennent les six couleurs simples décrites par Léonard de Vinci dans son Trattato della Pittura (Codex urbinas, n° 1270), traité sur la peinture probablement commencé aux alentours de l’an 1490, voilà plus de 5 siècles, où il définit déjà des couleurs primaires et secondaires :
« I semplici colori sono sei, de' quali il primo è bianco, (…) il giallo il secondo, il verde il terzo, l'azzurro il quarto, il rosso il quinto, il nero il sesto; ed il bianco metteremo per la luce senza la quale nessun colore veder si può, ed il giallo per la terra, il verde per l'acqua, l'azzurro per l'aria, ed il rosso per il fuoco, ed il nero per le tenebre, che stan sopra l'elemento del fuoco, perché non v'è materia o grossezza dove i raggi del sole abbiano a percuotere, e per conseguenza illuminare. »

(Nous avons les six couleurs simples, dont le blanc est la première, (…) le jaune la seconde, le vert la troisième, le bleu la quatrième, le rouge la cinquième, le noir la sixième ; nous choisissons le blanc pour la lumière, sans laquelle aucune autre couleur ne peut être vue, le jaune pour la terre, le vert pour l’eau, le bleu pour l’air, le rouge pour le feu, et le noir pour les ténèbres, qui sont au-dessus de l’élément feu, puisqu’on n’y trouve ni matière ni corps que les rayons du soleil pourraient irradier, et donc illuminer.)
Quand les génies se rencontrent... Certes Van Gogh était un génie, conscient qu'il l'était, mais qui n'a pas été reconnu de son vivant et n'a connu le "repos absolu" que dans sa tombe d'Auvers-sur-Oise, au côté de son frère bien-aimé. Il a malheureusement fallu que la semence meure pour que le fruit éclose post-mortem.

* * *
2. La chambre à coucher d'Anne à Amsterdam

Dans son journal, Anne explique comment elle a fini par partager cette chambre, d'abord prévue pour abriter elle et Margot, sa sœur, avec Fritz Pfeffer (nommé sous le pseudonyme d'Albert Dussel), dans une cohabitation difficile : « Je ne suis jamais seule dans ma moitié de chambre et pourtant j’en ai tant envie. C’est aussi la raison pour laquelle je me réfugie au grenier. »
Une chambre où elle se sent à l'étroit : « Je vais presque tous les matins au grenier pour expulser de mes poumons l’air confiné de ma chambre. »
En décrivant la maison de derrière (Het Achterhuis), qualifiée d'Annexe secrète, Anne la présente ainsi :
L’Annexe est une cachette idéale, et bien qu’humide et biscornue, il n’y en a probablement pas de mieux aménagée ni de plus confortable dans tout Amsterdam, voire dans toute la Hollande. Avec ses murs vides, notre petite chambre faisait très nue. Grâce à Papa, qui avait emporté à l’avance toute ma collection de cartes postales et de photos de stars de cinéma, j’ai pu enduire tout le mur avec un pinceau et de la colle et faire de la chambre une gigantesque image. C’est beaucoup plus gai comme ça…

Voici expliquée la "tapisserie" réalisée à l'aide "de cartes postales et de photos de stars de cinéma", notamment extraites de la revue Cinema & Theater, que M. Kugler lui apportait chaque lundi. Si la mémoire ne m'égare pas, j'ai aussi noté sur le mur de gauche l'autoportrait de Léonard de Vinci :

En s'adressant dans son journal à Kitty, son amie imaginaire, Anne ajoute :
Il t’intéressera peut-être de savoir quelle impression cela me fait de me cacher, eh bien, tout ce que je peux te dire, c’est que je n’en sais encore trop rien. Je crois que je ne me sentirai jamais chez moi dans cette maison, ce qui ne signifie absolument pas que je m’y sens mal, mais plutôt comme dans une pension de famille assez singulière où je serais en vacances. Une conception bizarre de la clandestinité, sans doute, mais c’est la mienne.
J'imagine facilement que si Anne avait eu des couleurs ou des images colorées à sa disposition durant ses deux années de clandestinité (du 6 juillet 1942 au 4 août 1944, jour de la dénonciation et de la rafle), elle aurait fait de sa chambrette une chambre "à la Vincent", pétrie d'enthousiasme et d'envie de vivre comme elle l'était !
Je sais ce que je veux, j’ai un but, j’ai un avis, j’ai une foi et un amour.
Elle-même était résolue à publier son journal au lendemain de la guerre, après avoir entendu, « à la radio de Londres, le ministre de l’Éducation du gouvernement néerlandais en exil dire qu’après la guerre il faudrait rassembler et publier tout ce qui avait trait aux souffrances du peuple néerlandais pendant l’occupation allemande. Il citait à titre d’exemple, entre autres, les journaux intimes. »
Aurait-elle été reconnue de son vivant et son journal aurait-il connu la même audience mondiale, ou comme pour Vincent, a-t-il malheureusement fallu que la semence meure pour que le fruit éclose post-mortem ?
Après être passées par Auschwitz, l'enfer bien organisé, Anne et sa sœur Margot contractent le typhus à Bergen-Belsen, l'enfer dans le chaos. Margot meurt probablement en février 1945 et, quelques jours plus tard, entre fin février et début mars, seule, épuisée et sans espoir, c'est Anne qui décède.
Le 3 mai 1944, elle nous confiait, pleine d'espérance :
Je suis jeune et je possède encore beaucoup de qualités enfermées en moi, je suis jeune et forte et je vis cette grande aventure, j’y suis encore complètement plongée et je ne peux pas passer mes journées à me plaindre, parce que je ne peux pas m’amuser ! J’ai reçu beaucoup d’atouts, une heureuse nature, beaucoup de gaieté et de force. Chaque jour je sens que je me développe intérieurement, je sens l’approche de la libération, la beauté de la nature, la bonté des gens de mon entourage, je sens comme cette aventure est intéressante et amusante ! 
Pourquoi serais-je donc désespérée ?
Anne n'avait pas encore 16 ans lorsque son corps et celui de Margot ont sans doute fini dans la fosse commune du camp de concentration, qui fut libéré par les troupes anglaises le 12 avril 1945. Juste quelques semaines de plus, et elle aurait peut-être survécu... Mais à quoi bon refaire le monde ?


Je terminerai ce billet sur ces mots d'Olivier Ertzscheid :
Pour ce texte, pour ce témoignage, pour ce qu'il représente, pour ce qu'il permet de ne jamais oublier et pour ce qu'il permettra à tant de lecteurs de construire et de comprendre, je garde la conviction qu'il n'y a pas d'autre combat à mener que celui de sa libération, pas d'autre hommage à rendre que celui de son partage sans limite, pas d'autre place à lui accorder que celle qui lui revient de droit en le laissant s'élever ce jour dans le domaine public.
En effet, l'année où le Mein Kampf de l'autre malade tombe dans le domaine public, il est quand même paradoxal, triste et outrageant, que le Journal d'Anne Frank soit encore sous droits d'auteur. Et ce n'est certes pas le meilleur moyen pour rendre hommage à cette adolescente, à sa mémoire et, à travers elle, au souvenir de millions de victimes inconnues restées sans voix.

P.S. Pour finir par là où j'ai commencé, voici une photo de la chambre d'hôtel où nous étions :