Me voilà revenue à Villedieu-les-Poêles, où j'avais assisté par chance à la dernière coulée de bronze de l'été à la fonderie Cornille Havard.
Je vais essayer de retracer les étapes qui permettent d'aboutir à un objet comme cette miniplaque à rôtir, créée pour un chef américain qui souhaitait y présenter une caille rôtie à table. L'ustensile pèse plus d'un kilo ... Mais il est garanti à vie.
1830 célèbre la fondation de l'entreprise par Ernest Mauviel dans une petite ville surnommée
la "Cité du cuivre", où l’on pratique depuis le 12° siècle la poêlerie et la dinanderie (le mot vient de Dinant, en Belgique) qui est la fabrication d’ustensiles de cuisson à partir de métaux bi-laminés (cuivre-inox, multicouche inox). On savait alors comment attirer les artisans, en les dispensant de payer les impôts, en vertu d’un privilège accordé par le Duc de Normandie, qui permit aux Chevaliers de l’Ordre de Malte d'administrer directement la cité.Sept générations plus tard, Valérie Leguern-Gilbert perpétue le savoir-faire et développe l'entreprise, demeurée à 100% familiale, en conservant un positionnement haut de gamme et en inversant la répartition des ventes pour traverser la crise des années 80.
Après le tournant favorable des années 60 avec une ouverture à l'international, les budgets fondent vingt ans plus tard et les investisseurs privilégient d'autres achats que le matériel. Il aurait fallu se tourner vers une fabrication chinoise pour conserver totalement la clientèle professionnelle. Mauviel fait le choix de rester sur le haut de gamme mais à destination du grand public qui à l'époque ne pesait que pour 20%.
Cette voie sauve l'entreprise en assurant 80% des commandes. Aujourd'hui le rapport se rééquilibre en descendant à 60 pour le grand public et remontant à 40 pour les chefs que Mauviel n'a jamais cessé d'écouter.
Tout commence avec ces planches ou ces lanières de cuivre, d'inox, d'aluminium ou de tôle noire, autrement dit d'acier. Les matières premières sont au maximum achetées en Europe. Et c'est Valérie, la présidente qui bloque les quantités des mois à l'avance en fonction du cours.
On décide de la fabrication et on découpe les formes avec une machine, énorme (qui sera la seule qu'on me demandera de ne pas photographier) qu'on appelle une cisaille. Pour faire une casserole on part d'un carré. Pour une plaque à rôtir ce sera un rectangle.La forme définitive sera obtenue après détourage pour obtenir par exemple une pile de disques que l'on étirera par la suite soit sur un tour à repousser pour lui donner sa forme creuse définitive par effet de pression. C'est cette méthode qu'on choisit pour une bassine à confiture. Soit sur une presse à emboutir (ci-dessous).Cette machine demande une heure de réglage (donc on fabrique alors en série) à une pression d'environ 25 tonnes, et cela s'effectue étonnamment sans bruit. Et voilà quelques résultats
À chaque étape les chutes sont recueillies et seront ensuite soit revendues, comme ces frisottis (extrêmement coupants) de métal qui résultent du rognage, soit transformées sur place comme les cartons d'emballage, tous récupérés pour faire des copeaux protecteurs des ustensiles au moment de leur expédition.Une station d'épuration proche de l'usine a été créée il y a un peu plus de six ans. L'entreprise est profondément engagée dans le recyclage et affirme une volonté de zéro déchet. Rien ne se perd. C'est une volonté affichée. De même la sécurité est de rigueur, aussi bien pour les mains que pour les oreilles des 85 salariés, même si seuls la coupe, et surtout le martelage, sont réellement bruyants. On porte alors casque ou bouchons.Un soin particulier est apporté aux finitions; les bords sont repoussés à la main, avec des marteaux que l'on peut encore voir suspendus au mur et qui se transmettaient de marteleur en marteleur.Mauviel effectue en chaudronnerie des pièces exceptionnelles. Ce sont les seuls au monde à pouvoir encore sortir des turbotières de cette qualité qui sont des poissonnières spécialement conçues pour ces poissons à la forme si particulière.Petit film avec les différentes étapes.
Autre spécificité : allier l'esthétisme à la haute qualité. Et pour être beau il faut que ça brille ! A l'intérieur ce sera un simple polissage pour ces plaques à rôtir:ou un rayonnage créant sur l'inox un faisceau brillant. L'extérieur peut être poli miroir, martelé ou brossé. Pour l'intérieur on procède par microbillage pour tous les produits qui ne pourraient pas passer au rayonnage. Là encore c'est purement esthétique. On emploie des microbilles de céramique.Ou encore un polissage à la main pour ces énormes culs de poule de cuivre que l'on prendrait au départ pour des casques de combat moyenâgeux.
A l'extérieur aussi on polit :On satine les fonds pour qu'ils ne soient pas rayés dès la première utilisation. On ne lésine pas sur les disques abrasifs pour polir, polir et polir encore. Faut que ça brille ! Le bruit est à un niveau élevé.
On me fait remarquer que le cuivre-inox n'a pas la même couleur. L'opération de rayonnage, sur le fond n'a qu'un intérêt esthétique. C'est nettement plus vendeur.Quant au martelage il peut être essentiel pour le cuivre. Un ouvrier me fera la démonstration de la souplesse de ce matériau en donnant un simple coup avec le pouce dans le flanc d'une bassine. Une marque apparaît. Alors, pour garantir la solidité on a recours au martelage qui aujourd'hui s'effectue à la machine (en tout cas chez Mauviel) et qui, en raison du bruit, a valu aux habitants le surnom de Sourdins.L'ouvrier commence par tailler un crayon pour tracer à main levé un cercle à deux centimètres du fond. Il positionne ensuite l'objet à bonne distance du marteau de la machine de manière à frapper régulièrement. La vitesse à laquelle il fait tourner la bassine conditionne les points d'impact et il faut habilement décaler l'objet à la fin de chaque tour.Une fois la bassine entièrement martelée on peut y appuyer le pouce sans laisser de trace.Le martelage peut être intérieur, ou extérieur, et être effectué sur le cuivre, comme sur l'aluminium ou le multicouche même si dans ce cas l'effet n'est qu'esthétique.Je découvre alors les stocks de produits semi finis. A ce stade les objets sont stockés car on ne monte qu'à la demande, et sur un même corps les queues ou poignées qui peuvent être en fonte, en onyx, en bronze ou en cuivre-inox. Le catalogue est riche de 900 références actives mais je comprends qu'il serait envisageable d'en proposer le double. Mauviel continue aussi de proposer des créations "sur-mesure" à destination des chefs. Et chaque année, une à deux nouvelles gammes sont lancées en réponse à l'évolution des marchés, et aux attentes des clients.Les montures, queues et poignées, sont fixées avec des rivets inoxydables de forte section.Les poignées sont en fonte d'inox, dites froides pour éviter au manipulateur de se brûler, à l'inverse du bronze très conducteur de la chaleur.Le poinçonnage au nom et à la date de création de l'entreprise ne date que des années 2000 mais quelques personnes sont capables de reconnaitre une pièce ancienne (donc non marquée) et même de la dater.L'emballage et l'expédition n'ont lieu qu'après un ultime nettoyage. On peut en acquérir sur place au Comptoir qui est le nom du magasin de la Manufacture en bénéficiant de conseils d'utilisation.Et il est sympathique de pouvoir acquérir (presque) les mêmes casseroles que celles d'Alain Ducasse ou de Joël Robuchon.Le cuivre demeure le meilleur conducteur de la chaleur. Voilà pourquoi les chefs l'aiment.Il ne faut pas chercher à nettoyer un ustensile avant complet refroidissement et surtout ne jamais employer d'eau de Javel. On cuisine tout ce qui est sucré dans du cuivre, sans aucun souci (l'entretien d'une bassine à confitures ne pose aucun souci). Par contre dès qu'on cuisine salé (ou acide, comme la tomate par exemple) il faut que le cuivre soit recouvert de deux couches d'étain, ce qui amène à prendre un soin particulier à ces ustensiles.Mauviel est la seule entreprise à être capable de réétamer une batterie en cuivre. Un commercial se rend en région parisienne et ramène les produits à rénover. Il y a ainsi 400 pièces de cuivre à restaurer dans les cuisines de l'Elysée dont certaines datent des années 1500-1600.Le bilaminé cuivre-inox, laminé à chaud, est composé à 90% de cuivre pour et à 10% d'inox. Il a été développé en 1989 par Jean-Marie Le Guern qui est le père de l'actuelle PDG. Il est facile d'entretien et résistant à la corrosion. En 1995, on lance en collaboration avec EDF, l'inox-multicouche de la ligne phare M’Cook (de l'aluminium entre deux feuilles d'inox) qui est adapté à la cuisson par induction, alors en plein essor. Il est lourd mais il est conçu pour garantir une montée très rapide en température même si rien ne surpasse le cuivre pour ce qui est de la conduction de la chaleur. Avec une casserole multicouche, trois minutes suffisent pour porter un litre d’eau à ébullition, quand il en faut six avec une casserole basique.
En conclusion Mauviel démontre que l'on peut concilier tradition et innovation, qu'il est possible de maintenir la qualité et la prospérité d'une entreprise sans tomber dans une forme de facilité en produisant pour une clientèle de passage des casseroles décoratives et autres objets souvenirs, parfois kitsch et pas toujours fabriqués localement. Ce ne sont pas les seuls à Villedieu. Il existe aussi une autre entreprise théopolitaine qui s'appelle l'Atelier du cuivre, labellisée Entreprise du Patrimoine Vivant, où l'on vend d'ailleurs (aussi) des produits Mauviel, implantée au fond d'une impasse.Je n'ai pas eu le temps de visiter longuement cet endroit resté dans son jus comme le dirait un promoteur, pour des raisons personnelles d'emploi du temps car je sais qu'elle attire plus de 45 000 visiteurs chaque année. Une salle unique sous un hangar où la fabrication se passe largement de machines et qui dispose d'un petit magasin d'usine.(mais aussi d'une vitrine prestigieuse au Viaduc des arts à Paris, près de la gare de Lyon).On n'y effectue pas le même type de pièces mais tradition et qualité y sont conjuguées pareillement par une équipe de 12 personnes qui réalisent les rêves des chefs étoilés, architectes d'intérieur, décorateurs ou sculpteurs. Ce sont plutôt des mobiliers extravagants, d'immenses baignoires comme ce "petit" lavabo tout simplement magnifique. La devise du patron est de "dire oui à tous ceux à qui on dit non". Depuis les lave-mains dorés à l'or fin pour équiper les jets privés de Marcel Dassault jusqu'aux tables en étain pour des clients libanais en passant par un gong démesuré pour le festival de cannes ou un bar en étain et cuivre pour Roland Garros.Je remarque le poste de martelage, que l'on croirait scène de musée si l'on ne voyait l'ouvrier se mettre au travail ... Et dans l'équipe on compte deux Meilleurs Ouvriers de France et un Prix Vinci !La forge gronde. Une série de casseroles patiente pour un réétamage (Mauviel ne serait donc pas la seule à pouvoir le faire).Leurs produits sont semblables en terme de qualité mais l'esthétique diffère sur un aspect. Rien n'est riveté et cela se remarque si on regarde attentivement les queues des poêles ou l'intérieur d'une casserole en argent.J'y apprend une propriété spéciale du cuivre : il tue les bactérie et protège des maladiees nosocomiales.Il faut arpenter la petite ville à la découverte de ses cours un peu labyrinthiques en se souvenant qu'autrefois elles résonnaient du son des marteaux.Les fonds baptismaux de l'église sont représentatifs de sa spécialité.Et sur la grand place s'élèvent un monument en cuivre, et un peu plus haut la statue de la République, avec les trois symboles qui la caractérise : le laurier, le blé et le bonnet phrygien.Les habitant honorent le nouveau régime politique aux premières heures de 1789. Ils paieront cher cette loyauté car les Chouans y mèneront plusieurs incursions punitives.Villedieu-les-Poêles a aussi une spécialité culinaire, l'andouille, faite localement chaque après-midi par Jean-Claude Chalende, qui ne fait que cela, par passion. Cet artisan embosse, sèche et fume des andouilles qui pendent dans sa charcuterie au décor des années cinquante et qui régalent toutes les tables ... jusqu'au Ritz !