Imaginez, une revue qui dresserait le portrait de personnes qui pensent au-delà des conventions. Un portrait qui serait signé par un écrivain et un photographe ou un illustrateur. Et bien c’est exactement l’idée qui traverse les Éditions du Portrait, fondées par Rachèle Bevilacqua en 2013. Première publication Portrait, le monde en tête, une revue bi-annuelle et puis des livres. Des ouvrages à l’écriture documentaire et poétique avec un univers graphique et visuel singulier. Rencontre avec cette portraitiste passionnée.
Comment est née la revue Portrait ?
La revue est le résultat de mes 15 ans de travail, en tant que journaliste spécialisée dans le domaine de la culture et du voyage. je réalisais beaucoup de portraits et j’avoue avoir chaque fois particulièrement apprécié l’exercice. Pourquoi ? Parce qu’à travers l’expérience de quelqu’un, on apprend énormément sur le monde. Finalement, j’assimile le portrait à une rencontre et à une ouverture à l’autre privilégiées.
Après quelques années passées à New York où j’ai vécu, j’ai entrepris un projet d’écriture qui m’a mené plusieurs mois à LA. J’ai eu la chance de rencontrer des icônes de la culture américaine, de la contre-culture devrai-je dire !, comme la féministe Gloria Steinem, l’écrivain Budd Schullberg, grand ami de James Baldwin, Haskell Wexler et tant d’autres ! J’ai beaucoup aimé vivre dans cette culture américaine. J’étais envahie par les oeuvres du chanteur/musicien Gil Scott Heron ou Saul Willians, celles de Marc Levine ou encore et évidemment des écrivains comme Joan Didion, Erica Jong, Norman Mailer. Je découvrais la non-fiction, une écriture journalistique qui revendique la subjectivité alors bannie en France. Les journalistes américains, n’entretiennent pas ce fantasme d’une écriture objective. Ils assument que leur travail éditorial découle d’une longue réflexion sur les liens que l’individu tisse au monde. J’étais très mal à l’aise avec cette idée que l’écriture, journalistique y compris, puisse être objective. Et ce depuis ma première expérience journalistique, au sortir de mes études de droit.
Lorsque je suis rentrée de New York en 2009, je ne parvenais plus véritablement à faire mon travail de journaliste ; l’espace se réduisait toujours plus. J’ai remarqué qu’à cette époque, beaucoup de revues nouvelles paraissent en France, qui découlaient de celles américaines comme Paris Revue ou The Believer. Ce type de parutions m’a évidemment tout de suite parlé et c’est alors que j’ai eu envie de me lancer. Mon frère venait de sortir la revue Alibi, j’ai alors décidé de fonder ma propre revue.
Quel en est le concept ?
Ce projet est, comme je viens de l’expliquer, très ancré dans la culture américaine. L’idée est de réaliser dans chaque numéro, le portrait de personnalités qui apportent des idées nouvelles à la société et qui portent sur elle un regard différent ; comment nait une idée nouvelle ? J’ai remarqué qu’elles naissent d’un parcours compliqué. Je choisis donc les personnalités qu’un écrivain, un photographe ou illustrateur vont rencontrer.
Que trouve-t-on exactement dans cette revue ?
Dans la revue, on trouve 13 façons de faire des portraits, dont voici quelques exemples.
La première manière est correspondance imaginaire : lorsque l’on écrit une lettre à un destinataire, cela revient en quelque sorte à porter la personne en soi et c’est pour cela que le format épistolaire se prête si bien à l’exercice du portrait à mes yeux.
Il existe aussi le portrait par la nouvelle inédite, elle débute par “Si j’étais”, et cela va de “président de la république” à “une table basse”, sans restriction aucune. Souvent, ce sont de véritables pépites qui naissent sur nos pages.
On trouve également le “portrait américain”, basé sur le modèle du biopic. Dans la vie, nous connaissons 4 ou 5 événements déclencheurs, constitutifs de ce que nous sommes devenus. Le rôle de l’écrivain portraitiste est, dans ce cas précis, d’identifier ces moments et de les porter en récit.
Nous pouvons également réaliser des portraits en constituant des portfolios. A mes yeux, l’image est tout aussi importante que le texte. D’ailleurs, nos photographies sont toujours pleine page, sur les bons conseils de Christian Caujolle, maître à penser dans le domaine. Je les traite comme des textes.
Je peux encore citer forme du portrait musical. Il s’agit de choisir une personnalité qui ne travaille pas dans le monde de la musique mais dont l’amour pour la musique va permettre à travers des chansons, des disques, des concerts qui l’ont particulièrement marqués, de raconter son rapport au monde. Agnès Desarthe, par exemple, dans le dernier numéro de la revue, s’est prêté au jeu. Nous avons pu découvrir, grâce à Laure Albernhe, qui a passé beaucoup de temps avec elle et Catel, qui signe les illustrations, qu’Agnès Desarthe entretenait avec la musique une relation très incarnée.
A chaque numéro, une thématique intemporelle mais qui répond à des questions actuelles ! Par exemple, dans le numéro 3 de la revue, nous avons réalisé un portrait de la communauté queer et sans que l’on y prête une attention particulière, le numéro est paru au beau milieu des événements relatifs à la Manif pour tous.
Après avoir porté le thème, il faut s’occuper de réunir tous les intervenants. Chaque numéro comporte environ 13 portraits, mettant à contribution une dizaine d’écrivains ou journalistes, un peu moins de photographes ou illustrateurs et une secrétaire de rédaction avec qui je chapote tout le projet, de la première à la dernière ligne. Et puis il y a la mise en page, la photogravure et l’impression.
Comment sont choisies les personnalités dont la revue présente les portraits ?
Je choisi la thématiquede chaque numéro et les gens qui seront portraiturés. Étant d’une personnalité vraiment très curieuse, tous les domaines sont susceptibles de m’intéresser. Je ne fais pas mon choix en fonction de la profession des personnalités, mais plutôt au regard des idées et du regard qu’elles développent. Il s’agit souvent de personnages dont j’ai découvert l’oeuvre et dont le regard m’a interpellé. Des personnes que je suis depuis un long moment, que j’étudie depuis plusieurs années. Par exemple, j’ai découvert le physicien Etienne Klein, qui travaille sur le temps qui passe. Son travail m’a émerveillé ; imaginez, étudier le temps qui coule, cette notion est absolument incroyable ! Quelques temps plus tard, j’ai lu un roman de l’écrivain Thomas B. Reverdy, Les Évaporés, que j’ai énormément apprécié. J’ai retrouvé dans ce texte l’idée du temps qui passe. J’ai alors décidé de les réunir avec Stéphanie Dupont, dont le travail photo est traversé par la mélancolie. Ces trois regards différents réunis sur une même question, nous avons obtenu un superbe portrait. S’il s’agissait de trouver un point commun à toutes les personnalités vers lesquelles mon regard se porte, je dirai qu’il s’agit de leur envie de penser les choses autrement, de ne pas être enfermés dans des schémas fixes.
Je fonctionne d’ailleurs beaucoup à l’instinct. Un exemple. Lors de la réalisation du numéro 4 de la revue, Laure Albernhe s’était lancée dans le portrait musical d’Agnès Desarthe, pour qui la musique joue un rôle essentiel dans sa vie. J’avais prévu que Martin Lebrun, merveilleux illustrateur, s’occupe des illustrations. Laure est revenue vers moi et m’a suggéré Catel. Il était difficile pour moi de me retourner à ce moment là, puisque Martin était déjà sur le sujet. Pourtant, je sentais qu’elle avait raison. Très gênée, j’ai appelé Martin et lui ai fait part de la situation, lui proposant d’illustrer la nouvelle inédite de Caroline Boidé, Si j’étais Amina. Cela a été l’une des meilleures décisions que j’ai prise dans ce numéro. Les illustrations du texte de Caroline sont magnifiques comme celles du texte de Laure. Ça marchait dans ce sens là !
Comment se déroule la constitution d’un numéro de la revue ?
Après avoir fait le choix des portraiturés j’échange beaucoup les écrivains, les photographes, les illustrateurs,
Débute ensuite leur travail auquel je n’assiste pas, qui consiste en une série d’entretiens. Ils reviennent ensuite les textes et images. Et nous nous penchons ensemble sur leur travail. Il s’agit pour moi d’un grand moment de bonheur ! Je me demande ce que leur rencontre a donné !
Le travail sur les textes est un moment très spécial. Lorsqu’un écrivain vous donne un texte, un photographe et un illustrateur, des images, il vous montre une marque de confiance absolue. En effet, les auteurs mettent beaucoup d’eux-mêmes, c’est très émouvant de les recevoir. Ce que j’aime, c’est être cet œil extérieur à leur travail et dialoguer avec eux, les pousser plus loin. Vous voyez, ce moment où, lorsque l’on fait parler quelqu’un et qu’à un moment donné une ampoule s’allume chez lui ? C’est tout ce pour quoi je travaille.
Globalement, monter un projet éditorial, c’est beaucoup travailler en amont les détails éditoriaux et graphiques. Tout est prévu, mais parfois, il faut laisser faire la magie de l’instant. Nous réalisons par exemple des listes d’auteurs avec qui nous souhaitons travailler. Parmi eux, il y avait notamment Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de Libération et écrivaine. Vous imaginez bien à quel point cette femme est surchargée de travail ! Elle déclinait toujours, avec beaucoup de gentillesse certes, mes propositions de collaboration. Jusqu’au jour où, dans le numéro 3 de la revue, dédié aux géographies intérieure, j’avais décidé de réaliser le portrait d’Elias Sanbar, ambassadeur palestinien à l’UNESCO, un merveilleux humaniste, un regard rare car apaisé sur le conflit entre israéliens et palestiniens. Alexandra a été correspondante à Jérusalem pendant trois ans et ses livres s’inscrivent dans cette histoire. Je ne savais pas si elle avait déjà rencontré Elias Sanbar et si ça n’était pas le cas, j’étais presque certaine qu’elle ne pourrait pas refuser ma proposition. De plus, à cette époque, Libération était en pleine crise. C’est cette fois qu’elle a acceptée. La magie de l’instant !
A qui s’adresse la revue ?
Tout le monde ! pourvu que l’on soit curieux et ouvert d’esprit. Il n’y a en aucun cas besoin d’être un grand lecteur, ni même de connaître la personnalité dont on tire le portrait. J’aime les textes simples et je ne souhaite pas autre chose pour la revue. La beauté (littéraire) passe par la simplicité qui est la chose la plus difficile à atteindre.
Ouvrir la revue, c’est avoir envie de découvrir des parcours de vie qui vous disent, que malgré tout, c’est possible ! Ces parcours sont inspirants. J’aime l’idée de la force de l’exemple, les portraiturés en raison de leur relation au monde sont de merveilleux exemples.
A l’heure du tout numérique, pourquoi avez-vous choisi le format papier ?
Il est vrai que beaucoup de choses se passent sur internet en ce moment, mais j’avoue ne pas m’être posé véritablement la question. Pour moi, Portrait est à considérer comme un livre et il se devait d’être en papier, tout simplement ! Le processus qui consiste à parler à des écrivains, à concevoir des textes, à les lire et les corriger et à les imprimer, procure une sensation incroyable. Cela me semble quelque peu différent avec le numérique, le sentiment n’est pas le même pour moi. Voir un texte mis en page et imprimé est un bonheur absolu après tant d’heures de travail.
Nous sommes par conséquent distribués uniquement en librairie. De base, il est difficile d’être distribué en kiosque, mais c’est surtout parce que je considère Portrait comme un beau livre, avec une véritable ambition d’écriture. La revue ne contient que des productions inédites et nous portons une immense attention aux illustrations et photographies : c’est un bel objet !
Retrouvez tous les numéros de la revue PORTRAIT sur le site internet de l’éditeur.