Poème pulvérisé, envahi par le blanc : « j’ai la neige dans la bouche » (p28). Ce qui peut se dire encore s’écrit dans « cette syntaxe de la mort (tirets, cessation de respirer) » (p23). Entre l’évidence brutale de la perte et l’impossibilité de l’accepter, il y a peu de marge de manœuvre, à peine l’espace d’un « je ne peux pas » (p46), ou d’un « je pas, peux pas »(p32). C’est peut-être cette double expérience d’un impossible à vivre autant qu’à dire qui entraîne l’écho marqué avec Pour un tombeau d’Anatole, de Mallarmé : « pour // pouvoir essayer pouvoir // , quelque chose qu’il n’a pas écrit »(p20). Mallarmé apparaît comme un double, confronté à la même nécessité ruineuse, tragique, de devoir dire (dans un geste d’adieu et de mémoire) et de ne pouvoir écrire ce « Tombeau ».
La différence, par contre, tient à ce que l’œuvre mallarméenne reste comme une tentative inachevée (inachevable dans son ordre monumental, son projet ?) alors que hantômes assume le lacunaire, en fait un mode d’écriture, et va jusqu’au livre publié. Car l’unique expérience que porte le livre, la mort de l’enfant, crée une unité très forte, une aimantation : chaque page peut ensuite faire sa trajectoire autonome, plus ou moins brisée, chaotique, elle ramène toujours à la perte centrale et à la tension qu’elle génère : « il – tu » est mort, « je » est vivant.
« Seule la mort interrompra le deuil »(p55) : autrement dit la mort de l’enfant fixe le temps, l’arrête en un point comme un nœud indépassable sinon par la fin de la mémoire du « je », sa propre disparition. On est donc entré dans une absence–présence qui s’exprime de différentes manières, à commencer par la poursuite d’un dialogue (le « tu » est plus fréquent que le « il »), même s’il reste sans réponse. Ou encore par l’interrogation vaine sur un futur fermé : « Je n’entendrai – jamais – ta voix (grandi), une phrase – jamais / Je ne recevrai pas tes baisers – jamais - tu n’auras / - jamais - donné un baiser / à moi – à personne » (p17), « la photo où nous sommes indivisibles / nous ensemble n’avons eu le temps de rien »(p54), « - si nous nous croisions aujourd’hui / nous ne nous reconnaîtrions pas »(p40)… Et pourtant, même dans cette expérience violente du négatif, le poème creuse un désir de rejoindre : « méconnaissable dans le jour toi autant que moi / le front/heurt dans le mur »(p39).
Mais il y a également, de la part du « je », conscience du caractère définitif de la rupture : « (je reste, je reste) » (p30). D’entrée, le premier poème du livre marque cette opposition : son début, « Je – court à la mort », sa chute « Relever, relever / Ne pas s’en relever. Mais relever » (p12). Cet impératif de tenir, de se redresser, revient comme en écho, surtout dans la première partie du livre : « Je me soulève je te soulève je me relève je relève » (p18), « soulever : - continue – » (p19), « je sens / mon cœur battre dans les os : // - continue – »(p26)… Ce redressement n’est pas seulement réflexe de survie, il est d’abord condition nécessaire pour que puisse se poursuivre « l’élégie » (p33) et se maintenir la mémoire : « écrire avec toi ta pensée (proche) » (p15). Si le « je » s’efface, tout aura définitivement disparu ; alors que les derniers mots du livre indiquent malgré tout une forme de présence, qui reste une victoire, amère, sur la mort : « Hantômes -là. » (p57).
Antoine Emaz
Isabelle Baladine Howald, Hantômes, Editions Isabelle Sauvage, 2016, 64 pages, 13 €