Que celui qui n'a jamais mis à distances les confidences d'un proche en lui disant que ce n'était pas la fin du monde lève le doigt. On a tous prononcé cette phrase avec ironie ou tendresse, c'est selon.
Même Louis (Gaspard Ulliel) le murmure dans la bande-annonce : ce n'est qu'un déjeuner en famille, c'est pas la fin du monde.
En sortant de la projection du film de Xavier Dolan on n'osera plus faire un tel rapprochement. Cette fois la révélation (qui ne sera peut-être même pas proclamée à haute voix) annonce bel et bien une fin, Juste la fin du monde pour Louis.
A partir de la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce, écrite en 1990, qui se passe quelque part, il y a quelque temps déjà (nous n'en saurons pas davantage) le réalisateur québécois a conçu un film à la fois très personnel et pourtant respectueux de l'esprit du texte.
On pourrait croire que l'essentiel est révélé en voix off par le personnage de Louis qui indique qu'il est revenu sur ses pas après douze ans d'absence pour annoncer lui-même sa mort prochaine et donner aux autres une dernière fois l'illusion d'être son propre maitre. Voyons comment cela va se passer ajoute-t-il avec une pointe de malice.
La réponse est : "mal", cela se passera mal. Mais pas vraiment de la manière à laquelle on s'attend. Parce qu'aux dialogues textes le réalisateur a ajouté d'autres langages, celui des visages, et particulièrement des yeux, des pommettes, et surtout il a inséré une infinité de gammes de silences magnifiant ainsi la brutalité des non-dits.
A peine le sujet posé une autre voix s'élève alors que le profil de Louis, passager d'un taxi, se découpe en contre-jour sur des paysages d'une banlieue indéfinie et que défile le générique. La chanteuse Camille entonne a cappella Home Is Where It Hurts qu'elle a enregistré en 2008 sur son quatrième album, Music Hole. Les paroles sont en anglais mais le refrain en français (difficilement perceptible néanmoins) prévient sans détour : A la maison/Dans ma maison/C'est là que j'ai peur.
La musique rythme à la perfection le trajet qui ramène Louis "à la maison". Les paroles anglaises sont explicites une fois traduites. Tout est annoncé.
La maison n'est pas un portLa maison c'est là où ça fait malMa maison n'a pas de coeurMa maison n'a pas de veinesEt si tu essaies de la casserElle saigne sans tâchesMon cerveau n'a pas de couloirsMes murs n'ont pas de peauTu peux perdre ta vie ici.
Et si la singularité de l'écriture de Lagarce peut faire peur, et effrayer par son coté très cérébral, quand on assiste à une de ses pièces de théâtre, sa langue devient tout immensément expressive quand elle est "traduite" par les images de Xavier Dolan. On pardonne à l'auteur français les répétitions, les maladresses syntaxiques. On va même jusqu'à les trouver justifiées.
Ce film est tout bonnement magnifique et on approuve qu'il ait reçu le Grand Prix du Festival de Cannes 2016. Il sort en salles le 21 septembre et je vous le recommande sans réserve.
Je dois ponctuer d'une note de 1 à 10 mes critiques de théâtre pour le site Au balcon. Je n'ai jamais vu la pièce de Jean-Luc Lagarce et je n'ai donc pas eu à l'évaluer mais si je devais attribuer une note au film je donnerais 10.
10 parce que cela ne pourrait être mieux. Comédiens, cadre, décors, lumières, musique, tout est en accord parfait.
Dire d'un film que c'est du théâtre équivaut en général à un reproche. Le spectateur exprime souvent ainsi sa frustration d'avoir été privé de quelque chose, en général de paysages et d'action. Ici les paysages sont intérieurs mais tellement intenses ! Quant à l'action elle existe, violente, contenue, prête à exploser. Chaque plan est captivant et pour une fois on peut apprécier en tant que spectateur que tout ne nous soit pas dit. On a enfin un peu de travail de pensée à faire par nous-mêmes !
Le casting est incroyable (et il est stupidement reproché au réalisateur) mais ce qui l'est davantage c'est l'alchimie entre des personnalités très différentes et néanmoins accordées. On connait tous les comédiens. La mère est Nathalie Baye, qui tourne pour la seconde fois avec Xavier Dolan (puis-je rappeler combien elle est formidable dans Moka, encore sur les écrans ? ). Inutile de souligner le talent de la femme du frère ainé (Vincent Cassel) Marion Cotillard, que l'on découvre toute en nuances, de Léa Seydoux la petite soeur.
Un peu moins Gaspard Ulliel, qui est prodigieux dans la Danseuse, que j'ai chroniqué il y a quelques jours si on a oublié combien il fut l'émouvant Manech d'Un long dimanche de fiançailles, en 2004 et le très tourmenté Yves Saint-Laurent dix ans plus tard.
Il a des airs et parfois une voix évoquant Gérard Lanvin mais surtout un immense charisme.
Comme à son habitude le réalisateur a fait un judicieux choix de musiques additionnelles alors que Gabriel Yared a composé les musiques originales. De Camille à Moby dont le Natural blues (1999) rythme le générique de fin. Là encore le texte (brother was dead ...) est un juste point final.
Entre temps j'ai remarqué l'endiablé Dragostea Din Tei de Ozone pour faire se déhancher la mère et la fille dans la cuisine, Une Miss s'immisce, créée par Françoise Hardy, en 1988 dans une reprise récente d'Exotica très électronique pour accompagner la descente de Louis dans les nimbes de ses souvenirs. Il y a aussi le romantique Are you with me de Lost Frequencies.
L'atmosphère hystérique du huis-clos familial prend ainsi des demi-teintes. Tout le monde parle mais sans réellement dialoguer. Louis s'évade par la pensée et le spectateur aussi, qui se laisse emporter par les paroles des chansons, par des plans très signifiants et pourtant fugaces : depuis un panneau publicitaire interrogeant sur le besoin de parler au début du film, les phalanges écorchées du frère, les ongles bleus de la mère, la profusion des plats (si parfaitement ordonnés) qui surchargent la table.
La famille de Louis pourrait être (est parfois) la nôtre. Un endroit où l'on voudrait être réconforté et où l'on s'aperçoit que c'est à nous de jouer le rôle du médiateur. Un lieu où dire qu'on s'aime est tout bonnement impensable. Où les émotions filtrent à peine (avec peine) sous les masques. Une grenade dégoupillée dans une guerre dont les enjeux nous dépassent. Un espace qui du coup devient un havre intérieur symbolique qui conduira au détachement qu'il faudra bien accepter.