Voici un livre roboratif et qui vient à point par les temps désastreux qui courent. Francis Combes, écrivain et surtout poète, éditeur (il a fondé avec d’autres les éditions du Temps des Cerises), propose, selon le sous-titre, un « essai sur la magique étude du bonheur que nul n’élude », en quoi il se recommande de Rimbaud : « Ô saisons, ô châteaux / Quelle âme est sans défauts ? / Ô saisons, ô châteaux / J’ai fait la magique étude / Du Bonheur, que nul n’élude. » (« Fêtes de la faim », Vers nouveaux). En trente-cinq courts chapitres (qui furent d’abord une série de chroniques parues dans le journal électronique Cerise, de janvier 2013 à décembre 2014), entrecoupés d’une dizaine de poèmes de son cru dont le plus fort est certainement celui qu’il consacre à Pasolini, « Une lettre perdue » (p. 146-148), il retrace, sans s’astreindre à une chronologie stricte, rien de moins qu’une histoire du bonheur, chez « quelques philosophes, […] quelques penseurs révolutionnaires et de nombreux poètes » (p. 5), son objectif étant de « dégager la part poétique dans le mouvement même de la société ». Car d’emblée il affirme qu’aucune politique n’aura chance de transformer valablement les choses si elle ne prend pas en compte aussi, sinon même d’abord, cette question du bonheur : « Les individus et les peuples n’ont jamais agi seulement mus par leur conscience, claire ou fausse. Ils agissent aussi toujours selon leurs passions, leurs croyances, leurs émotions, leurs sentiments. Et une politique qui perdrait toute dimension symbolique et poétique serait menacée de dégénérer en technique de gouvernement, ou de simple gestion de l’économie, et à perdre ainsi sa force d’utopie, d’espérance. » (p. 5-6) Mais voici qu’en France, à la fin du xixe siècle, la domination sans partage de la bourgeoisie bouche la perspective, au point que « des poètes se retournent contre le bonheur » (p. 7), cultivant une conscience malheureuse, à l’instar de Baudelaire. Mais avec Rimbaud, qui rallia La Commune, « la poésie […] devient la recherche d’une forme nouvelle de vivre » (p. 14). Son adieu à l’écriture vient peut-être aussi de ce qu’il avait « anticipé les limites de la révolution de la vie quotidienne par la libération de l’imaginaire qu’allait, sur ses brisées, tenter de réinventer le surréalisme » (p. 15). Lequel aura eu le mérite de « réintégrer […] la part du désir » (p. 19). Francis Combes insiste toutefois sur ceci que « [d]epuis, de Marcuse à Clouscard, plusieurs penseurs qui s’inscrivent dans la lignée du marxisme, ont analysé comment le “capitalisme libidinal” avait su exploiter le désir, non seulement pour élargir la sphère de la marchandise, mais ce faisant pour obtenir le consentement à la domination, une moderne “servitude volontaire” ». Roger Vailland, « ce libertin marxiste » (p. 24), a, pour sa part, revendiqué et mis en œuvre le « bonheur de la souveraineté » (p. 23) ; à sa suite, l’auteur appelle de ses vœux la venue du « jour où tous les producteurs seront des créateurs » (p. 25). Il fait alors observer que « [l]e xxe siècle fut le siècle des poètes communistes (p. 29), leur commun dénominateur étant que, pour eux, la recherche du bonheur personnel est liée au combat pour le bonheur commun » (p. 30), et ils développèrent alors parfois, comme le Palestinien Mahmud Darwich, « une poésie “épico-lyrique” » (p. 31). Il ne s’agit donc plus d’une aventure individuelle, comme ce fut le cas des poètes de Horace à Ronsard, et pas davantage d’une tentation de rester en marge : « Au xixe siècle, avec la crise dans les rapports “individus / société” inaugurée par la modernité, la magique étude du bonheur semble ne plus être compatible avec la vie sociale, le destin commun. Elle peut même conduire à fuir la société. » Maïakovski, qui participa à la Révolution d’Octobre, eut constamment à « batailler sur deux fronts. Contre les esthètes qui lui reprochent de se commettre dans l’art de circonstance, d’écrire des quatrains de propagande pour les affiches Rosta ou des publicités pour les magasins GOUM… Et contre les écrivains prolétariens que heurtent son excentricité, ses inventions formelles, sa démesure lyrique. » (p. 33) Aragon et Éluard furent l’un et l’autre des poètes de l’amour, quoique dans des registres différents, voire opposés. L’œuvre de Brecht, dont on ne connaît pas assez l’abondante production poétique, est « une vaste entreprise de déniaisement » (p. 43) en même temps qu’elle ne cesse d’être portée par une « exigence de bonté ». Guillevic, avec Follain et Ponge, « après le grand voyage dans l’imaginaire du surréalisme, opère un retour sur la terre » (p. 45) ; pour lui, « la poésie peut être une cure de réel » (p. 46).
Retour alors aux origines, aux poètes et aux philosophes de l’Antiquité. Francis Combes estime qu’il y a, « dans une perspective révolutionnaire » (p. 51), une « réévaluation souhaitable de l’héritage antique » face à « la société consumériste et décervelée que nous connaissons ». Sont donc convoqués Épicure et Horace, dont le « “Carpe diem” […] peut devenir un slogan révolutionnaire » (p. 53). Sont ensuite passés en revue les troubadours et leur « religion de l’amour » (p. 57) et cet Orient où, depuis le romantisme, on est allé chercher des modèles de sagesse et d’équilibre, comme firent les poètes américains de la Beat Generation. De là viendrait « une sorte de mondialisation de la poésie » (p. 61), du fait de la multitude des influences qui s’exercent sur les poètes d’aujourd’hui. Puis le xviiie siècle, « le siècle du bonheur » (p. 63), avec notamment Fragonard et Diderot. Jeremy Bentham, « le “père de l’utilitarisme” » (p. 67), qui formule « pour la première fois ce qu’on pourrait nommer la conception capitaliste du bonheur », le bonheur individuel des riches. La Révolution de 1789, dont la « vertu » civique est héritée des républicains romains, et la formule fameuse de Saint-Just, en 1794, « Le bonheur est une idée neuve en Europe » (p. 71) ; quelques poètes, tel Marie-Joseph Chénier, ont alors chanté cette « conception héroïque du bonheur » (p. 72), et le « “bonheur de la vertu” » perdure dans les luttes actuelles. Et puis Hugo, bien sûr, « terriblement vivant » (p. 78), avec son « sens aigu de la contradiction en tout ce qui est vivant » : « Homme total, il anticipe à sa manière Marx… mais pas ceux de ses épigones qui ont tenté de simplifier l’homme en niant ses contradictions. » (p. 79) Flora Tristan, une des « initiatrices à la fois du féminisme et du mouvement ouvrier » (p. 81). Marx, « fondamentalement un penseur de la liberté » (p. 85), l’idée centrale du marxisme étant, selon l’auteur, « l’idée de l’autoproduction de l’humanité comme processus de libération » (p. 85), et son ami Engels, qui poursuivit son œuvre. Freud, inventeur de la psychanalyse, laquelle « (à condition de la réintégrer dans une pensée qui n’ignorerait pas l’histoire) aurait pu permettre aux révolutionnaires d’éviter un certain angélisme, l’idéalisme que recouvrait l’idée de l’Homme nouveau » (p. 94-95). Rosa Luxembourg, Lénine, Wilhelm Reich, Alexandra Kollontaï… Le Front populaire et Prévert, lancé dans « l’aventure du théâtre d’agit-prop, avec ses copains du Groupe Octobre » (p. 106), Prévert dont l’auteur déclare : « Une poème comme “Citroën” est à mes yeux un des sommets de la poésie politique et l’un des rares moments où s’affirme clairement dans la poésie française le sentiment d’une “conscience de classe” prolétarienne. » La « Complainte du progrès » (1956) de Boris Vian, satire précoce de la “société de consommation”, rejoint la critique de l’« homo consumens » (p. 115) par Erich Fromm, un « freudo-marxiste » de l’École de Francfort. Pablo Neruda, le Chilien, fait partie de ces poètes attachés à la « reconquête par l’homme de son essence » (p. 117) et, de ce fait, à contre-courant de cette « littérature du malheur », très présente au xxe siècle, qui « exprime, souvent avec force, le sentiment de solitude et de dépossession de l’individu moderne, séparé des autres et de lui-même, perdu dans son propre monde qui le domine plus qu’il ne le domine ». C’est vrai aussi de Nazim Hikmet, grand poète turc de l’espérance et de la fraternité. Quant aux femmes, elles sont peu nombreuses dans la poésie française, de Louise Labé à Marceline Desbordes-Valmore ; cependant, « la prise de parole des femmes en poésie est un des faits marquants du xxe siècle. Et cela a sans doute bien à voir avec le mouvement d’émancipation des femmes qui a marqué le siècle. » (p. 129) Ce phénomène est mondial, comme en témoigne la multiplication des femmes poètes en Chine, dans les pays arables, en Amérique du Nord et… en France. Partant du « mouvement dit de la Négritude » (Césaire, Senghor, le Guyanais Léon Gontran Damas) qui a marqué la poésie française du xxe siècle, et observant que la revendication d’une dignité de la négritude allait de pair « avec une affirmation universelle d’humanité » (p. 133), Francis Combes estime que l’actuel « chaos du monde » appelle la constitution d’un « peuple-monde » (p. 135) qui assume et fédère les cultures, les langues, les mœurs différentes, à l’heure de la mondialisation capitaliste. En outre la poésie, qui sait si bien parler aux enfants, a aussi pour vocation de surmonter la hantise morbide de la mort, l’individu voyant « dans sa propre fin la fin de tout » (p. 139), quand la vie, elle, continue – sans nous. Comme elle a su aussi se dresser contre les guerres. On est heureux, enfin, de lire, dans le pénultième chapitre, « Peuple et bonheur », une référence aux Propos sur le bonheur d’Alain, un auteur injustement oublié, pour qui le bonheur est à la fois une conquête et une « vertu généreuse » (p. 150). Dans sa conclusion, l’auteur impute le recul de l’idée de révolution à l’« expérience du socialisme despotique » (p. 153) que fut « la phase primitive du socialisme ». C’est aussi, explique-t-il, que la question écologique s’y est dans une certaine mesure substituée, avec la prise de conscience de la nécessité urgente de sauver la planète. Et Francis Combes de citer Hölderlin : « C’est poétiquement que l’homme habite le monde ». Ce qui le conduit à réaffirmer que toute entreprise de transformation des sociétés doit prendre en compte aussi les « rapports imaginaires » (p. 154) que l’espèce humaine noue avec le monde, car, écrit-il, « nous avons besoin [aussi] d’histoires, de récits, de mythes, d’images, de sentiments, de croyances, d’espérance et d’idéaux ». Il faut donc, aiguillonné par « l’utopie concrète » (p. 155) « révolutionner la vie » pour « défendre l’habitabilité de la Terre ».
On pourrait sans doute reprocher à l’auteur d’avoir négligé certains poètes majeurs, dont l’œuvre a pourtant rapport, d’une façon ou d’une autre, avec le bonheur, par exemple René Char et Philippe Jaccottet – et bien d’autres. Mais l’exhaustivité n’est pas son propos : il nous livre, non une étude scientifique, mais un essai, à savoir un « [o]uvrage littéraire en prose, de facture très libre, traitant d’un sujet qu’il n’épuise pas » (Le Petit Robert). On pourrait également regretter que la perspective, excellente, qu’il a adoptée, à savoir que poètes et penseurs ont pour tâche de manifester, en leur donnant forme, cette part de désir, de rêve, de dépassement, cette aspiration à la plénitude d’une vie qui soit en accord avec soi, avec les autres, avec le monde, hors desquelles toute tentative de changer la vie restera, justement, lettre morte, que cette perspective n’inclue pas suffisamment le rôle du travail subversif des formes dominantes du discours, de la représentation, des idéologies (ce que Flaubert, dans Madame Bovary, appelait « les formes convenues »), dans et par l’écriture, en particulier poétique, quand le bonheur est aussi, et peut-être même surtout empêché de ce que le désir est bridé ou dévoyé par ces formes. Mais c’est plutôt, sans doute, un manque d’explicitation, car les écrivains convoqués dans ce livre se sont tous appliqués, peu ou prou, à ce travail émancipateur. Et le grand mérite du livre de Francis Combes, c’est bien d’avoir mis en avant, comme peu l’auront fait jusqu’ici, cette exigence du bonheur que les créateurs, depuis l’origine, auront travaillée au corps de leur art.
Laurent Fourcaut
Francis Combes, La Poétique du bonheur : essai sur la magique étude du bonheur que nul n’élude, Paris, Éditions Delga, 2016, 158 p