Phonologie 3
Au télé-phone (lointain-son) ta voix ne semblait pas plus lointaine que si tu me parlais à San Francisco à ce téléphone ou dans un bar ou dans une chambre. Appels
Longue distance. Ils fragmentent le son
En impulsions électriques et ensuite le reconstruisent. Comme la longue route télésexuelle vers le cerveau ou l’encore plus longue route téléérotique vers le cœur. Les numéros mal composés, la connexion faible.
Ta voix
consistait en sons que je devais
Conduire aux phonèmes, puis aux morphèmes, des libres et des liés, enfin aux structures syntaxiques. Une télékinésie
N’aurait pas été possible même si nous étions assis à la même table. La longue
Distance appelle ton père ta mère ton ami ton amant. Les lèvres
Ne sont jamais tellement plus distantes que lorsqu’on embrasse.
Un système électrique.
« Gr. ήλεκτρον, ambre, ou bien métal brillant ; associé à ήλεκτώρ, scintillant. »
Extrait de : Jack Spicer : Language, White Rabbit Press 1965, traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
Phonemics 3
On the tele-phone (distant sound) you sounded no distant than if you were talking to me in San Francisco on the telephone or in a bar or in a room. Long
Distance calls. They break sound
Into electrical impulses and put it back again. Like the long telesexual route to the brain or the even longer teleerotic route to the heart. The numbers dialed badly, the connection faint.
Your voice
consisted of sounds that I had
To route to phonemes, then to bound and free morphemes, then to syntactic structures. Telekinesis
Would not have been possible even if we were sitting at the same table. Long
Distance calls your father, your mother, your friend, your lover. The lips
Are never quite as far away as when you kiss.
An electric system.
“Gk. ήλέκτρον, amber, also shining metal; allied to ήλέκτωρ, gleaming.”
Extrait de : Jack Spicer : Language, White Rabbit Press 1965.
Élégie imaginaire 2
Dieu doit avoir un grand œil pour voir toutes les choses
Que nous avons perdues ou oubliées. Autrefois les hommes disaient
Que tous les objets perdus demeuraient sur la lune
Intouchés par aucun autre œil que celui de Dieu.
La lune est le gros œil jaune de Dieu qui se rappelle
Ce que nous avons perdu ou jamais pensé. C’est pourquoi
La lune a l’air brute et spectrale dans le noir.
Elle est les captages photo de chaque instant du monde
Mis à nu dans un affreux froid jaune.
Elle est les objets que jamais n’avons vu.
Est les dodos volant sous la neige
Qui filaient de la Terre de Baffin vers la pointe du Groenland
Et ne pouvaient même pas se voir.
La lune est destinée aux amants. Les amants se perdent
Eux-mêmes dans d’autres. Ne se voient pas.
La lune oui. La lune le fait.
La lune n’est pas un jaune appareil photo. Elle perçoit
Ce qui ne fut pas, ce qui défait, ce qui n’arrivera pas.
Elle n’est pas un acéré cliquetant œil de verre à pare-soleil. Juste une vieille
Infinie et lente exposition d’un
Négatif qui ne peut survenir.
Craignez le vieil œil de Dieu car il est injecté de glace
Au lieu de sang. Craignez son inhumaine brillance de miroir
Attirant les amants.
Craignez la lune de Dieu qui envoûte, enfonce des aiguilles
Dans des poupées oubliées. Craignez-la dans les loups.
Dans les sorcières, la magie, la folie, dans les pirouettes mondaines.
Le poète bâtit un château dans la lune
Fait de peaux mortes et de verre. Là de merveilleuses machines
Impriment des horoscopes dans des biscuits chinois fourrés d’amour.
Les cartes du tarot
Font l’amour à d’autres cartes de tarot. Ici l’agonie
N’est qu’une garce sœur de l’imagination.
C’est le château tourmenté de soleil qui
Reflète le soleil. Da dada da.
Le château chante.
Da. Je ne me rappelle pas ce que j’ai perdu. Dada.
La chanson. Da. Les hippogriffes chantaient.
Da dada. Le garçon. Ses cornes
Étaient humides de chant. Dada.
Je ne me souviens pas. Da. Oublié.
Da. Dada. Enfer. Vieille face de beurre
Qui toujours dévore ses amants.
L’enfer existe quelque part dans un lointain
Entre remémoré et oublié.
L’enfer existe quelque part dans un lointain
Entre ce qui arriva et ce qui jamais n’arriva
Entre la lune et la terre de l’instant
Entre le poème et l’œil jaune de Dieu.
Regarde par la fenêtre vers la vraie lune.
Vois le ciel encerclé. Meurtri de rayons.
Maintenant regarde dans cette pièce, vois les enfants de lune
Le loup l’ours et la loutre, le dragon, la colombe.
Regarde maintenant dans cette pièce, vois les enfants de lune
Voler, ramper, nager, brûler
Vides avec beauté.
Entends-les chuchoter.
Extrait de : Jack Spicer : « Imaginary Elegies » dans The New American Poetry 1945-1960, édité par Donald Allen, University of California Press, 1960. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
Imaginary Elegy 2
God must have a big eye to see everything
That we have lost or forgotten. Men used to say
That all lost objects stay upon the moon
Untouched by any other eye but God´s.
The moon is God´s big yellow eye remembering
What we have lost or never thought. That´s why
The moon looks raw and ghostly in the dark.
It is the camera shots of every instant in the world
Laid bare in terrible yellow cold.
It is the objects we never saw.
It is the dodos flying through the snow
That flew from Baffinland to Greenland´s tip
And did not even see themselves.
The moon is meant for lovers. Lovers lose
Themselves in others. Do not see themselves.
The moon does. The moon does.
The moon is not a yellow camera. It perceives
What wasn´t, what undoes, what will not happen.
It´s not a sharp and clicking eye of glass and hood. Just old,
Slow infinite exposure of
The negative that cannot happen.
Fear God´s old eye for being shot with ice
Instead of blood. Fear its inhuman mirror blankness
Luring lovers.
Fear God´s moon for hexing, sticking pins
In forgotten dolls. Fear it for wolves.
For witches, magic, lunacy, for parlor tricks.
The poet builds a castle on the moon
Made of dead skin and glass. Here marvelous machines
Stamp Chinese fortune cookies full of love.
Tarot cards
Make love to other Tarot cards. Here agony
Is just imagination´s sister bitch.
This is the sun-tormented castle which
Reflects the sun. Da dada da.
The castle sings.
Da. I don´t remember what I lost. Dada.
The song. Da. The hippogriffs were singing.
Da. Dada. Hell. Old butterface
Who always eats her lovers.
Hell somehow exists in the distance
Between the remembered and the forgotten.
Hell somehow exists in the distance
Between what happened and what never happened
Between the moon and the earth of the instant
Between the poem and God´s yellow eye.
Look through the window at the real moon.
See the sky surrounded. Bruised with rays.
But look now, in this room, see the moon-children
Wolf, bear, and otter, dragon, dove.
Look now, in this room, see the moon-children
Flying, crawling, swimming, burning
Vacant with beauty.
Hear them whisper.
Extrait de : Jack Spicer : « Imaginary Elegies » dans The New American Poetry 1945-1960, édité par Donald Allen, University of California Press, 1960.
Jack Spicer dans Poezibao :
Extrait 1
Note de lecture
Le livre de base de Jack Spicer ici est l’important volume C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, traduit par Eric Suchère aux éditions Le Bleu du ciel en 2006.
Et l’actualité de Jack Spicer en français continue avec Trois leçons de poétique au Théâtre Typographique en 2013, et de nouvelles traductions de ses poèmes dans la revue L’Ours blanc n°11 chez Héros-Limite à Genève en 2016.
Notons que le Français Rodolphe Burger reprend régulièrement sur scène les chansons que son groupe de rock Kat Onoma a enregistrées d’après les poèmes du cycle « Billy the Kid » . En voici une version de 2015 où l’on entend même la voix originale de Jack Spicer
Enfin on peut vraiment écouter Jack Spicer lire un de ses cycles entiers, par exemple du livre Language : « Phonemics » - dont le n°3 est traduit ici - dans la bibliothèque audio de Penn Sound : descendre sous sa photo vers : Spicer reads Language in its entirety — Vancouver, June 1965
[Jean-René Lassalle]