Manifestement démontrer n’est pas l’unique façon d’établir une vérité ; sans quoi il faudrait dire que seules les mathématiques, science démonstrative par excellence, pourraient y prétendre. Mais chacun admet qu’il y a des vérités physiques, historiques, et même existentielles, reposant sur l’expérimentation, les témoignages, la réflexion. Mais ces vérités sont-elles établies comme les vérités mathématiques le sont ? Établi signifie stable. Or, on sait que les théories scientifiques, les récits des historiens et les convictions existentielles sont sujettes à débat, à contestation, voire à révision. Rien de tel en mathématiques, où tout semble démontré une fois pour toutes. N’y aurait-il donc de vraiment stable que ce qui est démontré ? Et les mathématiques sont-elles le modèle de toute vérité ?
Si on pose qu’est vrai ce qui peut être connu de la même manière par tout le monde, il existe alors plusieurs méthodes. La démonstration en est une, qui montre comment une proposition (le théorème) découle nécessairement d’autres propositions (les axiomes et les définitions). Chacun peut refaire lui-même le parcours qui va des principes aux conséquences, sans se fier à l’autorité de quiconque. — Mais l’expérimentation en est une autre, qui se sert de l’observation pour confirmer une théorie, ou du moins pour réfuter les théories adverses. Là encore chacun peut suivre le même protocole et constater le fait de ses propres yeux. — La confrontation des témoignages constitue également un moyen rigoureux d’établir une vérité historique. Chacun s’il le veut peut aller consulter les sources et les archives, et distinguer ce qui historique de ce qui relève de la légende et de la fable.
En revanche, si on définit strictement le vrai ce qui est nécessaire et universel, alors il faut reconnaître que seules les mathématiques répondent à une telle exigence. Kant insiste sur leur rigoureuse nécessité et explique en quoi la physique et les autres sciences de la nature n’ont de certitude qu’autant qu’elles se servent de l’outil mathématique. Arithmétique et géométrie sont les chefs-d’oeuvre de la raison, ses premières réussites dans l’ordre de la connaissance, et les mieux établies. Aussi certains penseurs ont-ils jugé que la philosophie, pour être certaine, devait imiter cette méthode : tel Spinoza, qui écrit l’Ethique à la façon des géomètres, démontrant chacune de ses affirmations à partir d’axiomes et de définitions initiales. Inversement, l’absence de nécessité dans l’ordre des faits — on ne démontre pas qu’un événement a eu lieu, on le constate — explique le difficulté des historiens à défendre la vérité historique.
On pouvait enfin s’interroger sur la méthode démonstrative elle-même. Celle-ci explique bien comment on établit un théorème, une proposition, une thèse, mais non comment on établit le point de départ, c’est-à-dire les axiomes et les définitions. Platon le premier a soulevé le problème du fondement de la démonstration, en remarquant que les géomètres vont de conséquences en conséquences, mais sans rendre raison des principes qu’ils admettent. Or, en l’absence de fondement, ces principes ne sont que des hypothèses. Le problème est qu’il est impossible de démontrer les axiomes, sinon à partir d’autres axiomes, ce qui est infini ; et qu’il n’est pourtant pas permis d’admettre un point de départ sans raison. Il est donc nécessaire d’admettre une autre source de vérité, qui est la compréhension immédiate des axiomes et des définitions dont parlera Aristote.
La stabilité des vérités démonstratives est donc solidaire d’une réflexion philosophique sur l’intuition des principes.
