Magazine Culture

(note de lecture) Thierry Bouchard, "Blue Birds’ Corner", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

BouchardEn quatrième de couverture, le livre est présenté comme « un cabinet de curiosités » : c’est juste, à la fois pour son aspect de collection, une suite de 68 textes en prose d’une à quelques pages, et pour sa façon d’entretenir la surprise du lecteur qui se demande à chaque fois quel sujet sera abordé et quel travail littéraire sera mis en œuvre. Pourtant, « cabinet de curiosités » renvoie aussi à l’idée d’un ensemble hétéroclite d’objets extraordinaires, et en ce sens l’expression est peut-être moins adaptée. Le livre a une forte unité : la plupart des textes sont situés dans un temps et un lieu précis : une maison au bord de la mer, en Vendée (cf. les noms de lieux : « Saint-Laurent-de-la-Prée, La Rochelle, Chatelaillon-Plage, Rochefort-sur-Mer…). Pour le temps, c’est l’été, avec quelques incartades à la Toussaint, à l’Ascension…, bref le temps des vacances ; mais il faudrait plutôt parler du temps de la vacance, qui rejoint celui de l’écriture. L’auteur oppose clairement le temps de l’année, du travail (« cette vie qu’il faut bien appeler comme ça, où le temps est bloqué une bonne partie de la journée, pendant presque toutes les semaines de mois entiers d’une année qui ne passe décidément plus, à partir de septembre. », p155), et puis, dans une belle page, « le temps perdu retrouvé » (p20), repris plus loin en « un temps retrouvé » (p78). La vacance, c’est la possibilité de revenir à soi, au monde, à l’écriture : disponible, on peut redevenir attentif, réceptif, observateur d’une foule de détails qui ne prennent aucun relief dans une vie quotidienne arasée par le travail. En cela, les textes de Blue Birds’ Corner sont des épiphanies minuscules, des instantanés, des détails infimes qui tout à coup retiennent l’attention, méritent leur écriture, deviennent porteurs de sens, ou de beauté, ou de bêtise, mais du vivant. Ce livre est en quelque sorte une collection d’arrêts sur réel, mais toujours par le petit bout de la lorgnette : une scène de plage, une promenade à vélo, un paysage, aller acheter du pain… autant d’occasions de rencontres inattendues, sans poids, mais que l’auteur va élever au rang de révélations, illuminations, sans les couper de leur origine prosaïque. On voit ainsi se constituer au fil du livre un véritable bestiaire : vache (p27), hérisson (p41), moineau (p167), grenouille (p69), sauterelle (p206), taureau (p19), hirondelle (p108)… Et la même attention sera accordée à des paysages : l’embarcadère du bac Pierre Loti (p14), l’estran le soir (p63), le ressac (p73)… Même arrêt brusque sur des activités quotidiennes : laver le linge (p57), éplucher les légumes (p89), visiter un mobil-home (p154), réviser la voiture (p145), jardiner (p202)… Ou bien encore tel ou tel événement dans le village : défilé de majorettes (p191), spectacle de cascadeurs (p160), chanteurs de rues (p139)… Vacance, on l’aura compris, signifie éveil des capacités d’observation, de réception et de réaction : en cela Blue Birds’ Corner peut paraître cousin du Journal de Jules Renard, mais sans dates, et chaque note devenant texte travaillé en soi, développé, autonomisé.
Sur ce point, Thierry Bouchard opère un retournement que l’on pourrait qualifier de pongien, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteur du Parti-pris des choses est seul à être cité deux fois en exergue (pp 69 et 105), même si l’auteur se démarque nettement d’une postérité « telquelienne » (p84). Car on retrouve bien ici la ruse pongienne : si le poème traite d’une chose anodine, d’un fait insignifiant, c’est bien sûr pour ramener la poésie à la réalité rugueuse et se défaire d’un lyrisme sentimental post-romantique, mais c’est tout autant placer à l’évidence la poésie moins dans l’objet traité que dans le traitement littéraire de l’objet. En cela, chaque texte de ce livre est moins une note de journal personnel qu’un exercice de style, un jeu littéraire, une sort d’art pour l’art. D’où l’abondance, à partir du quotidien, des références à la littérature, la peinture, la musique. D’où l’emploi burlesque de l’élévation épique : le taureau devient Minotaure (p19), les trois nièces sont les trois Parques (p13), la Charente l’Achéron (p68)… La phrase s’allonge démesurément, se charge de compléments, de qualificatifs, rectificatifs, incises… elle semble prise dans une sorte de jubilation descriptive et imagée autant que syntaxique. Pour donner un exemple, à propos du ressac : « Et chacun aura en mémoire, précisément, qu’il le veuille ou non et par association sonore, un système de bruitages singuliers qui remontent aux premières branchies et, selon ses expériences personnelles, sa phonétique intime, auxquels se mêlent, pour agrémenter la polyphonie des clapotis de toutes sortes, tout à loisir des gémissements, des halètements,  peut-être même des grognements d’efforts comblés, proches, dans leur renouvellement, hélas ! toujours un peu limités, du mouvement général des océans, réglés sur l’attraction lunaire qui, dans un grand geint, agite avec plus ou moins d’énergie sonore, paraît-il, jusqu’à la moindre flaque d’eau, et qui anime, très souvent, souvent, moins souvent, c’est selon, les corps à corps qu’une marée invisible emportera vers le large, et dont on sait qu’ils sont, jusqu’à la fin, composés par ailleurs d’une quantité d’eau non négligeable. » (p75) On entend à la fois l’humour et le plaisir d’écrire qui tend à devenir autonome, à valoir pour lui-même. Au-delà de la phrase, c’est un processus analogue d’accroissement, d’enrichissement, qui génère le texte lui-même, par digressions, accumulations, associations… Dans un passage, l’auteur revendique avec un sourire cet art du « détour » : « On aura raison de me dire maintenant que je m’éloigne du sujet qu’on a peut-être perdu de vue. Moi, pas encore. J’y reviens mais le détour, auquel j’ai été forcé par mon entraînement, était aussi nécessaire qu’inutile. » (p116)
Le plus souvent, c’est par un de ces détours que s’introduit une part plus personnelle ou plus réflexive : critique politique au sens large (pp38,177,189,210…), jugements polémiques sur la poésie contemporaine (pp115, 123…), souvenirs intimes ou familiaux (pp17,139,145,153,173,212…). Ainsi, contre toute attente, en quelque sorte par la bande et par petites touches éclatées, le « cabinet de curiosités » se révèle être aussi une forme d’autoportrait.
Antoine Emaz
Thierry Bouchard, Blue Birds’ Corner, Editions Fario, 220 pages, 16€.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines