René Huyghe disait, pensant à l’architecture de Versailles, que la ligne droite (horizontale) était le symbole du pouvoir absolu. Au XXe siècle, l’essor économique de New York modifia cette orientation : les lignes verticales des gratte-ciels, qui avaient tant impressionné Le Corbusier, matérialisaient un nouveau pouvoir, qui échappait progressivement au politique pour s’incarner dans la finance. Au cœur de cette ville, ébranlée par la crise de 1929, un groupe d’artistes allait renoncer au concept de la ligne droite, rigide, froide, pour s’exprimer dans la liberté d’un chaos apparent qui ne balayait pas tout ce qui avait précédé, mais y prenait racine tout en le remettant en question. Ils s’étaient (en partie ou totalement) détournés de la figuration ; leur palette aux couleurs souvent vives, primaires, contrastées, s’inspirait de celle des expressionnistes allemands (on pense à Emil Nolde ou Kirchner), tout comme leur volonté de susciter les réactions émotionnelles du public. En 1946, le critique Robert Coates appela tout naturellement ce mouvement « l’expressionnisme abstrait » – pour une fois, contrairement à « impressionnisme » ou au « fauvisme », l’intention ne se voulait pas péjorative.
Derrière ce nom, une grande diversité émergeait dans un foisonnement de créativité : certains étaient natifs de New York ou des Etats-Unis, d’autres faisaient partie de la cohorte d’émigré venus d’Europe ; tous exercèrent une influence qui perdure encore aujourd’hui. Leurs approches esthétiques, leurs techniques différaient également, au point que leurs œuvres pouvaient facilement être identifiées. La Royal Academy of Arts de Londres consacre à ce groupe, jusqu’au 2 janvier 2017, une grande exposition, Abstract Expressionism, qui, par le nombre de tableaux, sculptures et dessins réunis (150, d’une trentaine d’artistes), leur importance emblématique, leur rareté, devient l’un des événements majeurs de cette fin d’année.
Une visite est nécessaire, qui permet de prendre conscience, face à ces toiles souvent reproduites dans des ouvrages ou des catalogues, de leur monumentalité, de l’énergie qui en émane et de l’émotion qu’elles provoquent. Chacune mérite un double regard : de loin, pour en embrasser l’ensemble, et de près, pour en apprécier la technique, que trahissent de nombreux détails, comme des traces de mains, de doigts, de chaussures ou la texture des outils et des matériaux employés.

de Kooning, Willem
Le parcours proposé hésite entre thématique et monographie, ce qui sera de nature à troubler le visiteur qui ne devra pas s’arrêter devant cet obstacle. Les salles thématiques offrent en effet la possibilité de découvrir des peintres moins connus du grand public, mais néanmoins représentatifs. On trouvera dans la première salle un autoportrait de Mark Rothko (1936) ou Male and Female de Jackson Pollock (1943), puis, dans la deuxième, un ensemble d’Arshile Gorky assez contrasté et parfois proche de Kandinsky (Water of the Flowery Mill, 1944).
La troisième, qui offre le plus vaste espace, est réservée à Jackson Pollock. On pourrait y passer des heures. S’y regroupent des toiles majeures et intenses, comme Night Mist (1945), Phosphorescence (1947), Summer Time (1948) ou Blue Poles (1952). Un examen attentif permet de mieux appréhender la performance physique du maître du « dripping » qui projetait directement les couleurs sur d’immenses toiles posées sur le sol et de comprendre dans quel ordre il les choisissait – le noir apportant souvent (mais pas toujours) la touche finale.
