Ariane Dreyfus n'a pas son pareil pour évoquer les mystères de l'enfance, de l'adolescence. Premiers émois et troubles grandissants, éveil de la sensualité, intrusion de la peur dans l'appréhension magique du monde, toutes sortes d'événements, d'aventures attendent celui qui se risque en enfance. Chez elle l'imagination est une dimension de la réalité, l'un de ses embranchements. L’aptitude à se raconter des histoires et à s'inventer une vie parallèle semble faire partie de l'histoire des corps, semble même perturber les positions physiques des êtres dans le monde.
Il y a dans l'écriture d'Ariane Dreyfus une sorte de dispositif lyrique, si l'expression n'est pas trop oxymorique et contradictoire. Une sorte de procédé de mise en situation fictionnelle d'une conscience émotionnelle. Car le lyrisme n'est pas d'abord chez elle l'expression d'un moi (en exergue au livre, cette citation de Deleuze : « l'émotion ne dit pas je »), il est plutôt le fait des rencontres. Or des rencontres, il n’y a que ça dans le livre. L’auteure ne cesse en effet d'emprunter des personnages – comme on se glisse dans une tunique – à des œuvres littéraires ou cinématographiques, ou même à d'autres arts (la danse, le cirque, en particulier, parce qu’ils favorisent mieux que d’autres cette rencontre des êtres qui la préoccupe tellement). Elle les emprunte et leur fait rejouer les scènes dont elle les tire ; elle transpose en quelque sorte personnages et scènes depuis leur fiction d’origine jusque dans le domaine de l'expression poétique qui est le sien et qui est un domaine formel – le domaine de la lettre et de la prosodie. Elle met ainsi ses personnages en situation d'inconfort, comme sur le fil de rasoir du vers, comme sous la coupe d'un rejet possible (d'un retour à la ligne). C'est pourquoi tant de personnages sont de guingois, mal assis dans leur corps, comme s'ils jointaient mal avec eux-mêmes :
La distance est une inconnue
Dans la vie des corps
Les corps sont les personnages des personnages, peut-on dire, dans cette poésie qui a besoin de la fiction et de la narration, fussent-elles minimales, comme révélateurs des corps. Ce qu'il lui faut dire, c'est ce qui (se) passe entre les corps, ce très léger déraillement dans la perception de l'autre qui fait que par exemple on ne le comprend pas (qu'il nous échappe) et que c'est par là qu'il nous émeut (qu'on l'aime). L'amour naît ainsi dans les interstices, dans les faux ajustements des corps entre eux. Chaque scène du recueil est comme la réécriture elliptique d'une autre scène vécue, vue ou lue ailleurs, chaque scène renvoie aveuglément à une scène primitive qui manque (qui crée du manque). Le corps est le lieu de l'abandon à soi et à l'autre, et le lieu de l’expression du désir. Le corps et le regard :
Lui aussi la regarde
Il ne veut pas bouger, il veut qu'elle voie
Comment il la regarde
Si la danse est l'art qui fascine tant Ariane Dreyfus, c'est sans aucun doute parce qu'il est l'art de la rencontre et de l'altérité, de l'altérité comme intrinsèque du corps :
Un danseur n'a jamais fini de connaître
Un autre corps même si c'est le sien
En réalité, rencontre il y a dès que quelque chose est abîmé (et alors mis en abyme) dans la relation entre des personnes :
Ni une femme ni un homme ne sera une image
Mais des pensées qui se croisent sur une âme enfoncée
C'est pourquoi sans doute il y a dans cette écriture tant de rêveries des creux (des lits et des couvertures également) où l'on peut se coucher et se cacher. L'une des postures favorites des personnages dreyfusiens est celle qui consiste à se blottir. Sans pour autant que cette situation blottie soit forcément des plus agréables. Encore une fois c'est plutôt dans l'inconfort voire le malaise qu'a lieu la rencontre avec l'autre. Et ce qui rend saillante dans la langue cette rencontre malaisée, cette instabilité des êtres qui les meut les uns vers les autres, c'est une imperceptible étrangeté de la langue, un léger décalage d'avec l'usage normal. La syntaxe chez Ariane Dreyfus est souvent en effet subtilement boiteuse, sans être pour autant incorrecte ou manquer de clarté. Ce sera par exemple un rejet comme celui-ci :
Il a tourné la tête mais le baiser a été
Vite
On attendrait autre chose que l'adverbe « vite » : un participe, quelque chose comme : « volé ». Bien évidemment « vite » en rejet convient mieux poétiquement : il précipite le baiser, le rend aussi hâtif que surprenant et maladroit. C'est bien dans la boiterie de la langue poétique que se joue la rencontre, dans l’espèce d’inadéquation qu’elle manifeste et qui manifeste un trouble entre les êtres. C’est par le dispositif prosodique et fictionnel que s'instaure le lyrisme propre à cette poésie. Au fond ce qui chante ici, c'est ce qui chuinte, ce qui vibre bizarrement entre deux êtres lorsqu'ils s'approchent ou s'apprivoisent. L’accord plein et entier entre les êtres, tellement souhaité, tellement rêvé, a bien lieu quelquefois mais alors, dirait-on, comme une marche en avant dans la disparition. Surgit alors l’image d’une trace humide qui en s’effaçant suggère qu’une alliance a été possible, a été réalisée :
Une à une s’évaporent
Les étoiles des mains laissées sur les pierres
Laurent Albarracin
Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants, Flammarion, 180 p. 16 € - lire des extraits de ce livre.
Magazine Culture
(note de lecture) Ariane Dreyfus, "Le dernier livre des enfants", par Laurent Albarracin
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