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Mt 25, 14-30 - L'esprit du capitalisme

Publié le 22 juin 2008 par I_love_vintage

Pour Gilles

Pas beaucoup d'inspiration en ce moment pour de grandes envolées théologiques. Néanmoins, après avoir discuté plusieurs fois de la parabole des talents, je suis retombée sur ce texte au hasard de mon travail. En le relisant avec des yeux tout neufs, je me suis beaucoup amusée. Traditionnellement connu pour avoir été interprété comme une justification du capitalisme, il renvoie également à une idée de l'homme et à une conception de Dieu qui ne sont pas spontanément celles que l'ont croirait être chrétiennes...
L'histoire met en scène un maître qui part en voyage. Pas besoin de se creuser la tête bien longtemps pour comprendre que le maître, c'est Dieu. Mais la signification de ce retrait est plus subtile. Le maître, quittant la maison où il régnait jusqu'alors, confie "sa fortune" à ses serviteurs. Il leur confie sa maison, et tout ce qu'il possède : c'est à dire huit talents d'or. Arrêtons-nous d'abord sur l'ampleur de la somme en jeu - avant d'interroger la polysémie amusante du terme. Un talent de l'époque correspond à une valeur de 6 000 deniers; un denier de l'époque, lui, correspond à une journée de travail ouvrier. Alors, faites un rapide calcul : huit talents fois 6 000 deniers, 6000 divisé par 365 jours ; arrondissez un peu au dessus pour compter les jours fériés et le repos du sabbat... Vous constatez que la fortune en jeu est considérable puisqu'elle correspond à l'équivalent de dix-sept années de travail.
Quel est le voyage qui appelle le maître? Pourquoi est-il contraint de laisser une telle fortune à des serviteurs? Je pense que ce retrait du maître évoque le retrait de Dieu. Dieu tout-puissant s'est retiré du monde qu'il a créé - condition nécessaire à l'autonomie et à la liberté de l'homme! Abandonnant sa "main-mise" sur les trésors que renferment le monde, Dieu n'abandonne pourtant pas la création. Il la confie. Et c'est sensiblement différent. Il la confie aux hommes et perd toute capacité d'intervenir sur leur action. Pas de miracle, pas de récompense, pas malédiction ni d'élection - on réglera les comptes plus tard.
Imaginons l'ampleur de la responsabilité des serviteurs - l'angoisse, la panique peut-être - qui reçoivent en dépôt l'équivalent de dix-sept années de leur propre labeur. Heureusement, le maître confie avec discernement: à l'un, il donne cinq talents, à l'autre deux - au dernier, un seul. "A chacun selon ses capacités" nous dit saint Matthieu. Bonne nouvelle; ça veut dire que tous les serviteurs sont capables. Chacun aura sa part du capital en gestion. Oui, mais pas vraiment la même part. Là, ça coince aux entournures. Non seulement Dieu n'intervient plus dans le monde et laisse les hommes se débrouiller, mais en plus, il fait des discriminations! Il y aurait de quoi saisir la Halde tant c'est politiquement incorrect! En présentant une juste mais inéquitable répartition des responsabilités, l'évangile souligne pudiquement que l'inégalité entre les capacités des hommes n'a rien à voir avec l'injustice - confusion malheureusement courante. Malgré tout, même le moins "capable" des trois serviteurs se voit chargé d'une fortune considérable et d'une responsabilité qui ne l'est pas moins.
Outre la valeur monétaire de ces "talents" gardons en tête le deuxième sens du terme. Le texte semble bien indiquer - et d'autant plus clairement dans sa traduction française - que les moyens confiés par Dieu concernent tout autant des espèces sonnantes que des potentialités incorporelles. Dieu n'étant plus en possession de son patrimoine - le monde, considérons donc qu'il se trouve entre nos mains, mais chacun selon ses capacités - reste à savoir quelles sont-elles. L'avenir du monde repose entre nos mains - aïe, c'est lourd. L'évangile souligne donc à travers l'évocation de l'humanité dans ces trois serviteurs que chaque homme reçoit une partie du trésor de Dieu. Une partie de la création. Des dons. Et puis, il y a aussi l'argent, dont il faut bien s'accommoder. L'argent comme les différents charismes, nous indique saint Matthieu, sont fait pour fructifier:
"Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents alla les faire produire et en gagna cinq autres. De même celui qui en avait reçu deux en gagna deux autres".
Mais le troisième est [alter-mondialiste ?] moins audacieux. Il n'a pourtant reçu qu'un talent, mais il va enfouir dans un trou cet immense patrimoine qui lui a été confié par le maître. Il prend par là ce qu'il pense être l'assurance de la sécurité: pas de risque, pas de gain, pas de perte. Pas de responsabilité, en fait. On pourrait penser que son attitude est, à défaut d'être brillante, raisonnable - au mieux excusable. Voire, à y réfléchir, plutôt stoïque. Imaginez qu'on confie à un RMIste l'équivalent de 17 années de son revenu... Le troisième serviteur nous semble sage, et apparaîtra peut-être sympathique à tous ceux que le zèle envers l'autorité titille et qui considèrent le salariat comme un esclavage.
Au bout d'un moment - "un long temps", le maître est de retour. Perspective eschatologique dans laquelle s'inscrit pleinement l'extrait de l'évangile, situé entre la parabole des vierges sages et celle du jugement dernier! Ne nous méprenons donc pas: Dieu s'est retiré, il est absent de la création sur laquelle il a souhaité ne plus intervenir - sur laquelle il nous a laissé tout pouvoir, nous confiant les clef de la maison et la gestion du patrimoine. Dieu s'est retiré mais au terme de l'histoire, il reprendra la main - au moment où nous la lui redonnerons? Le maître revient donc et il règle ses comptes avec ses serviteurs. Et là, nouvelle surprise; la justice n'est pas celle que l'on attendait...
"Celui qui avait reçu les cinq talents s'avança et présenta cinq autres talents: Seigneur, dit-il, tu m'as remis cinq talents: voici cinq autres talents que j'ai gagnés. - C'est bien, serviteur bon et fidèle, lui dit son maître, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t'établirai; entre dans la joie de ton seigneur. Vint ensuite celui qui avait reçu deux talents: Seigneur, dit-il, tu m'as remis deux talents: voici deux autres talents que j'ai gagnés. - C'est bien, serviteur bon et fidèle, lui dit son maître, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t'établirai; entre dans la joie de ton seigneur"
Spontanément, on se dit que le maître exagère. Quand même, le retour sur son placement n'est pas si mauvais; pourquoi "en peu de chose"? Probablement parce que la confiance placée par le maître dans ses serviteurs était à la mesure de ce qu'ils ont réalisés. Il n'en attendait pas moins d'eux - peut-être sait-il aussi qu'ils ne pouvaient pas en faire plus, car le plus, c'est lui qui le donne: "sur beaucoup je t'établirai". Peu importe, les deux serviteurs ont contribué à la fortune du maître - ils ont fait la leur puisque "la joie" leur est promise. Et cette joie ne se monnaye plus en journées de travail, elle dépasse toute mesure... Notons d'ailleurs que, si la répartition des talents n'était pas équitable, la joie promise - totale - est la même pour tous les deux.
En revanche, pour le troisième serviteur le temps se gâte.
"Vint enfin celui qui détenait un seul talent: Seigneur, dit-il, j'ai appris à te connaître pour un homme âpre au gain: tu moissonnes où tu n'as point semé, et tu ramasses où tu n'as rien répandu. Aussi, pris de peur, je suis allé enfouir ton talent dans la terre: le voici, tu as ton bien"
N'ayant pas fait fructifier le bien du maître, le serviteur cherche à se justifier - il essaie en fait d'inverser le processus et de lui-même régler ses comptes avec son maître. Il lui reproche son âpreté au gain et se réfugie derrière l'excuse de la peur, tout en se pensant quitte, puisqu'il restitue au maître son talent intact. Sous-entendu: après tout, j'aurais pu aller le jouer au PMU - et surtout, ce n'était pas vraiment mes affaires, mais les tiennes; j'en suis maintenant débarassé. Evidemment, ce déni de responsabilité n'est au goût du maître.
"Mais son maître lui répondit: Serviteur mauvais et paresseux! tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé, et que je ramasse où je n'ai rien répandu? Eh bien! tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j'aurais recouvré mon bien avec un intérêt"
Ce qui est intéressant, c'est que le maître reproche moins le geste que les motifs de ce geste: la paresse, la peur, l'absence d'investissement personnel de la part du serviteur, le manque de dévouement. Le serviteur n'a pas été à la hauteur de la confiance qu'avait placée en lui son maître. Mais la violence du châtiment semble extrême alors même que la fortune du maître, si elle n'a pas été augmentée, n'en est pas moins diminuée.
"Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. Car à tout homme qui a, l'on donnera et il aura du surplus; mais à celui qui n'a pas, on enlèvera ce qu'il a"
On se croit alors au sommet de l'injustice. Soit un Dieu censé être bon, juste et aimer tout le monde autant et beaucoup, qui se fâche tout rouge et retire à celui auquel il a le moins donné le peu qu'il lui a octroyé, pour en nantir le mieux loti - et de promettre solennellement la richesse aux riches et la pauvreté aux pauvres! On marche sur la tête. En réalité, la punition du serviteur lui vient moins du courroux du maître que de son propre refus de servir, d'accroître la fortune - et de faire ce qu'il avait à faire. Enfouissant en terre le talent, il a considéré qu'il n'avait pas de part à cette fortune, à laquelle le maître voulait pourtant, finalement, le faire participer.
Les lettres de saint Paul soulignent que le statut de serviteur n'est pas un esclavage, puisque le Christ, le fils de Dieu, s'est fait serviteur. Servir, c'est avoir pour horizon l'entrée dans la filiation divine et la participation à l'héritage du royaume de Dieu. Appelé à cette vocation, le troisième serviteur a refusé de considérer la possibilité d'un jour avoir part à cette fortune - d'abord parce qu'il a refusé de voir, derrière l'autorité du maître, sa bienveillance. L'autorité qu'il refuse de servir est à ses yeux oppressive, castratrice - tandis que pour les deux premiers, elle est avant tout paternelle, selon l'étymologie propre du terme auctor - ce qui fait croître. Tandis que les deux serviteurs ont accompli leur être dans le service et la fructification de ce qui leur était confié, le troisième enfouit avec le talent sa raison d'être et la possibilité de son entrée dans le royaume de Dieu - il est inéluctablement la cause de sa propre condamnation, sans appel
"Et ce propre-à-rien de serviteur, jetez-le dehors, dans les ténèbres: là seront les pleurs et les grincements de dents"
Autrement dit: tu n'as pas travaillé à la prospérité de la maison du maître, alors va te faire pendre ailleurs. Pas cool, mais efficace.

Exercice pratique pour le soir, après vous être brossé les dents : sur un cahier propre, faites le compte de vos talents. Bonne nuit.

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