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[Coup de gueule] Un gloubi-boulga compagnonnique

Par Jean-Michel Mathonière

Le problème récurrent des articles consacrés au compagnonnage par la presse, qu’elle soit locale ou nationale, c’est qu’ils comportent quasiment toujours des erreurs. Ainsi notamment du mélange permanent entre les intitulés des trois principaux mouvements compagnonniques, faisant plus ou moins de tous, à la sortie, des « Compagnons du Devoir » — ce qui grosso modo revient, si on transpose à la vie politique, à systématiquement réduire et confondre tous les républicains avec le parti « Les Républicains » ! (Et, en compagnonnage comme en politique, cela fait toujours à la sortie les affaires du « riche ».) Ou encore, sur le plan des traditions et de l’histoire, des références permanentes au Moyen Âge et aux « bâtisseurs de cathédrales », qui ne reposent finalement que sur des hypothèses et des approximations ou sur des légendes et autres fantasmes romantiques.
Aux difficultés bien compréhensibles que rencontrent les journalistes à capter en peu de temps la complexité du monde compagnonnique et à établir son histoire, s’ajoutent toutefois deux autres obstacles majeurs qu’il serait possible avec un peu d’attention d’éviter ou de minimiser : côté presse, la volonté du rédacteur de rendre l’article plus vendeur vis-à-vis de son lectorat principal en forçant quelque peu tel ou tel trait jugé plus attractif, par exemple le côté « tradition (française) » ; côté personne interviewée, sa connaissance réelle du sujet, sa sensibilité propre, sa représentativité réelle, etc.
Un article de Louis Heidsieck mis en ligne le 7 décembre 2016 sur LeFigaro.fr Étudiant, intitulé « Les Compagnons du devoir : à l’école des métiers millénaires », vient une nouvelle fois illustrer cette problématique.

[Coup de gueule] Un gloubi-boulga compagnonnique
Gravure sur bois par Jean Bernard.

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Passons sur quelques simplifications hâtives et approximations historiques en début d’article, du style « les Compagnons du Devoir forment des artisans depuis près de mille ans » ou encore, faisant référence au romancier Ken Follet et aux bâtisseurs de cathédrales, « c’est de cette frénésie constructrice de bastions religieux, il y a 900 ans, que serait né le compagnonnage, aussi loin que leurs archives remontent. » Laissons de côté le conditionnel, par trop discret : les historiens apprécieraient grandement de pouvoir accéder à des archives aussi anciennes, eux qui n’ont des archives à se mettre sous la dent qu’à partir du milieu du XVIIe siècle, et tout juste une poignée d’indices de fiabilité moyenne à partir de la seconde moitié du XVe !
Passons aussi sur des affirmations fondées sur les documents promotionnels de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir : « les métiers de jadis ont le vent en poupe et l’offre d’emploi dépasse largement la demande : 10 000 jeunes sont en formation aux Compagnons du devoir et 90 % d’entre eux trouveront un emploi à l’issue de leur formation. » Je n’offenserai pas le journaliste en disant que son article s’apparente de fait à un publi-reportage et je lui laisserai le bénéfice du doute, du reportage pour lequel il a manqué de temps afin de croiser plusieurs sources. Côté chiffres, rappelons simplement qu’il convient de ne pas confondre le nombre de jeunes inscrits en début d’année dans des structures commerciales de formation étiquetées « Compagnons du Devoir » et le nombre de jeunes qui s’engagent ensuite sur le Tour de France, c’est-à-dire dans le compagnonnage proposé par ce mouvement.
Passons enfin sur la pertinence de certaines remarques qui flattent le lectorat quelque peu droitier (c’est un constat, pas un jugement) du Figaro davantage qu’elles ne traduisent, si ce n’est la réalité du terrain, du moins la psychologie réelle des jeunes présents dans les sièges compagnonniques : « Pas de casquette, pas de t-shirt, pas de couples dans les maisons [de l’AOCD] : la rigueur est l’une des immuables raisons du succès des Compagnons. “Il vaut mieux qu’ils se mettent en tête que la plupart du temps, leurs employeurs auront 50 ans et n’ont pas les mêmes codes vestimentaires qu’un jeune de 20 ans. Ce sont eux qui doivent s’adapter.” » Même des membres du MEDEF aiment aujourd’hui à poser en jeans, t-shirt et avec une cool attitude… Quant à l’absence de couples, je ricane en songeant à quelques-uns de mes amis.
Le passage le plus énorme arrive en conclusion de l’article, à la fin de la partie intitulée « Mille ans d’histoire, de rites et de symboles ». Il est nécessaire de le citer ici in extenso.
Parlant de l’écharpe, c’est-à-dire de la « couleur » en velours que l’Aspirant reçoit lors de son « adoption » et qui est ensuite, à la seule Association ouvrière des Compagnons du Devoir, frappée à chaud de symboles complémentaires (et non, comme le dit l’article, « brodée, au fil de l’aiguille et du temps, d’insignes symboliques »), l’article enchaîne : « Cette symbolique est directement liée à l’ancrage historique des Compagnons du Devoir dans la société française. Une histoire est liée à celle de la franc-maçonnerie, et qui la précéderait même. “Les francs-maçons étaient une corporation de maçons qui s’est affranchie de l’autorité, et notamment de l’autorité religieuse, nous détaille Simon [Compagnon charpentier et gérant de la maison de Pantin, d’après sa présentation dans l’article]. Nous n’avons plus aucun lien aujourd’hui, mais de notre histoire commune, nous gardons la symbolique du compas et de l'équerre, outils historiques des Compagnons”. Le XXème siècle a failli venir à bout de l’organisation. “La plupart des Compagnons étaient résistants pendant la deuxième guerre mondiale, poursuit Simon. C’est de là que viennent les noms de régions que nous nous donnons toujours, c’était une façon de préserver l’anonymat”. La seconde guerre a généré des conflits fratricides au sein de l’organisation : “Tout le pays était à reconstruire. Les dirigeants de l’association n’ont pas su se mettre d’accord sur la façon de procéder, et nous nous sommes ainsi séparés en trois organisations différentes, toujours coexistantes aujourd’hui”. Trois associations qui perpétuent tous la tradition des Compagnons du devoir. »
Pour ce qui est de la franc-maçonnerie, généralement en détestation chez les Compagnons du Devoir (c’est un héritage quelque peu inavoué de leur fondateur, Jean Bernard, en 1941 et donc pas au Moyen Âge), je dois avouer que le raccourci proposé ici par Simon le charpentier de Pantin me laisse… pantois ! La question des éventuelles racines communes entre les compagnonnages français et la franc-maçonnerie, née sous sa forme actuelle en Grande-Bretagne au tout début du XVIIIe siècle, reste sujet à débat chez les historiens (voir ce que j’en ai dit dans ma contribution à l’ouvrage publié par la BnF lors de l’exposition qu’elle a consacré à la franc-maçonnerie cette année) mais il est possible que les compagnons, adeptes du secret, en sachent plus que les profanes que sont les historiens…
Mais ce qui est certain en revanche, c’est que si quelques compagnons ont en effet été des résistants sous l’Occupation, ce n’est ni la raison d’être des surnoms en forme de noms de province, qui est un usage attesté de manière continue dès le XVIIe siècle, ni le cas de « la plupart des compagnons », surtout à l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir, fondée en 1941 avec la bénédiction du Maréchal Pétain ! En réalité, le débat qui reste ouvert en ce qui concerne le fondateur de l’AOCD, Jean Bernard, et quelques-uns de ses acolytes, c’est plutôt celui d'une forme de collaboration ou, du moins, d'une certaine complaisance vis-à-vis du régime de Vichy… On rappellera seulement que celui-ci, décoré par Pétain de la Francisque (comme Mitterrand ne manqueront pas de le rappeler certains), était proche dès 1936 des milieux catholiques maurrassiens, anti-Maçons etc. Il avait notamment été signataire, sous pseudonyme, en décembre 1941 d’un article virulent dans les Documents maçonniques de sinistre mémoire où il dénonçait l’emprise maçonnique dans certains compagnonnages… dont l’Union Compagnonnique des Devoirs Unis, fondée en 1889 (et non issue de la dernière guerre comme le pense Simon), et les Compagnons du Devoir de Liberté, une très ancienne branche du compagnonnage qui se réclamait déjà de cet intitulé avant 1789 et qui est une composante, avec la majorité des compagnons charpentiers qui avaient refusé les diktats de Jean Bernard en 1945, de la Fédération compagnonnique des métiers du Bâtiment, le troisième mouvement principal du paysage compagnonnique contemporain.
Bref, nous avons là un gloubi-boulga assez étonnant ! Quelle est la part du journaliste qui n’aura pas compris la complexité du sujet, quelle est celle du jeune compagnon charpentier à qui ses Anciens n’auront pas su transmettre une histoire un tant soit peu réaliste de sa société compagnonnique, je ne sais. Mais bon, le résultat est là…
En conclusion, pitié mesdames et messieurs les journalistes, prenez un peu plus de temps pour vous documenter sur les sujets dont vous traitez ! Pitié mesdames et messieurs les compagnons, prenez un peu plus de temps pour vous instruire de l’histoire vraie de vos sociétés !

Note :
Pour mémoire, les trois principaux mouvements compagnonniques français sont, par ordre d’ancienneté de leurs statuts actuels :
—    l’Union Compagnonnique des Compagnons des Devoirs Unis, fondée en 1889 ;
—    l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir, fondée en 1941 ;
—    la Fédération compagnonnique des métiers du Bâtiment, fondée en 1952.

Bibliographie :
Jean-Michel Mathonière, « Les bâtisseurs de cathédrales » et « Franc-maçonnerie opérative et spéculative », in La franc-maçonnerie, sous la direction de Pierre Mollier, Sylvie Bourrel et Laurent Portes, BnF Éditions, Paris, 2016, p. 21-25 et 29-33.

[Coup de gueule] Un gloubi-boulga compagnonnique

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)


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