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L’équipe de France dans le piège identitaire

Publié le 02 juin 2016 par Kazbarok Kazbarok

L’équipe de France ne s’appartient plus. C’est un des fils rouges de ce blog : depuis une quinzaine d’années, l’équipe de France de football cristallise des enjeux n’ayant plus grand chose à voir avec le football et suscite avec constance des psychodrames nationaux au moindre incident. La Fédération essaie désespérément d’échapper à ce cycle infernal. Elle pensait certainement être sur la bonne voie après une Coupe du monde 2014 apaisée, au terme de laquelle la restauration de l’image des Bleus semblait enfin bien engagée, après de multiples tentatives. Son slogan « Fiers d’être Bleus » résume l’intention, mais les stratégies de communication ne peuvent pas longtemps endiguer une pathologie toujours prête à resurgir.

benzema-identite

Cette saison, c’est l’affaire « de la sextape » qui a empoisonné l’environnement de la sélection, conduisant à l’exclusion de Karim Benzema et à une énième vague de polémiques. Celles-ci viennent de trouver un prolongement dans les déclarations successives d’Éric Cantona, Jamel Debbouze et Karim Benzema lui-même. Même si les propos des deux derniers ont été « durcis » hors de leur contexte, tous trois ont suggéré que les choix de Didier Deschamps avaient pu résulter de pressions à caractère raciste, et pointé le sens qu’ils peuvent prendre dans le contexte général. Sans même aborder la légitimité de ces suggestions, leur teneur et ce qu’elles ont déclenché indiquent que les troubles identitaires qui se sont développés autour de l’équipe de France ont atteint un nouveau stade.

REPRÉSENTATION NATIONALE

Jusqu’à présent en effet, la polémique était très majoritairement alimentée par les « penseurs » réactionnaires qui mènent sans discontinuer le procès des origines. Le procès des footballeurs racailles plus ou moins musulmans mais issus de l’immigration et des quartiers qui souillent le saint suaire de l’équipe de France, refusant d’entonner le chant sacré de la patrie (sifflé par leurs pairs dans les tribunes), coupables de binationalité, réclamant des menus halal à Clairefontaine, martyrisant le pauvre Yoann Gourcuff, répondant mal aux journalistes, refusant de signer des autographes pour les enfants, faisant le mur pour aller en boîte de nuit, etc.

Traditionnellement et même rituellement, la liste des 23 sélectionnés pour une phase finale suscite des controverses sportives (lire « Ce que n’est pas une liste des 23 »). Depuis plusieurs années, les internationaux français sont aussi soumis à des exigences d’exemplarité morale et comportementale qui n’avaient jamais été assignées auparavant. Elles le sont aujourd’hui par bien des personnes qui s’exemptent d’un tel devoir, en particulier dans la classe politique. L’équipe de France, déjà scrutée sous le jour de sa composition ethnique et confessionnelle, ne l’est plus seulement par les stigmatisants, mais aussi par les stigmatisés… [1]

L’absence de Karim Benzema et d’Hatem Ben Arfa dans les 23 a suffi à faire poindre l’idée que la sélection nationale devrait assurer une sorte une représentation nationale et, à ce titre, ménager une présence équitable de ses composantes. À la déploration de la France « black-black-black » par Alain Finkielkraut répond maintenant celle de la France « black-blanc » par l’écrivain François Bégaudeau. Faudrait-il mener une politique de discrimination positive, pour assurer une représentativité satisfaisante, et selon quels critères ? Parvenue à ce point, la situation peut paraître ubuesque, mais elle dit bien dans quel délire identitaire a été projetée l’équipe de France.

ENTENDRE LE MALAISE

Un événement doit impérativement être rappelé : la révélation de l’enregistrement de la réunion tenue en novembre 2010 à la Fédération française de football, au cours de laquelle avaient été envisagés des quotas au sein des centres de formation. En théorie, des quotas de joueurs binationaux, ensuite caractérisés, dans cette discussion, par des origines ethniques auxquels étaient associés des caractéristiques physiques, des mentalités et des styles de jeu (lire « Pas de Blacks, “pas de problème” ? »). Le sport étant perçu comme un des rares secteurs exempts de discrimination, où la sélection ne peut s’effectuer qu’au regard des qualités sportives, un aussi lamentable projet ne pouvait qu’exacerber le sentiment que tous les dés étaient décidément pipés.

Comme la polémique se nourrit de confusion, les propos de Karim Benzema ont évidemment été travestis en suggérant qu’il avait taxé Didier Deschamps de racisme [2], là où il s’interrogeait sur les pressions que ce dernier a pu subir. Dans les faits, le soupçon d’une mise à l’écart des Maghrébins résiste mal à l’examen [3]. Mais se scandaliser de ce soupçon incite à occulter le fait que l’hypothèse n’a rien d’invraisemblable en soi, qu’elle a eu des précédents et qu’elle a été cautionnée par les ingérences de Manuel Valls au travers de multiples déclarations à charge contre l’attaquant du Real Madrid, ou par les propos de Noël Le Graët disant avoir subi des incitations à l’écarter… À occulter, aussi, la logique qui a conduit à une telle atmosphère de suspicion, à nier « la partie raciste de la France ».

Car c’est l’ensemble du contexte politique et médiatique qui, en France, contribue à généraliser le sentiment d’un racisme institutionnel. À la stigmatisation médiatique et politique (solidement ancrée dans l’obsession de l’islam) s’ajoute une kyrielle de messages adressés par des pouvoirs publics qui légitiment les contrôles au faciès, laissent impunies les violences policières dans les quartiers, voulaient promulguer une déchéance de nationalité créant une catégorie de Français moins français que les autres.

UNE LOGIQUE INCENDIAIRE

Karim Benzema est sans aucun doute conscient de ce contexte, lui qui est depuis longtemps stigmatisé moins pour ce qu’il a fait que pour ce qu’il est – ou pour ce à quoi il est réduit (lire « De quoi Benzema est-il le symptôme ? »). Il est probablement moins conscient de sa propre stratégie d’évitement, consistant à éluder sa responsabilité dans l’affaire qui a conduit à sa mise en examen et à sa mise à l’écart sportive [4]. Comme d’autres [5], il peut être tenté d’entraîner derrière sa bannière d’insoumis une population qui ne fera pas (pour des raisons très compréhensibles) la part des discriminations réelles et de celles qui relèvent du fantasme – mais d’un fantasme lui-même engendré par la fantasmagorie identitaire qui a contaminé l’espace public.

Ces derniers soubresauts montrent à quel point c’est une logique incendiaire qui l’emporte. Les oppositions stigmatisation vs victimisation, nationalisme vs communautarisme semblent organiser le débat, accélérer les replis et creuser les incompréhensions. La polarisation et la confusion générale ne laissent aucune chance au discernement, à la pédagogie, aux arguments rationnels sur des sujets qui appellent pourtant un examen intransigeant. À ce jeu-là, ce sont encore les éditorialistes, les intellectuels médiatiques et les politiques réactionnaires qui empochent la mise. Ceux qui ont osé – fût-ce maladroitement – poser des questions, faire part d’un malaise pourtant légitime et mal entendu, sont renvoyés dans leurs quartiers.

Et pendant ce temps, l’équipe de France, médiatisée au-delà du bon sens, instrumentalisée de toutes part, peut moins que jamais être une équipe de football.


[1] L’évolution n’est pas tout à fait nouvelle puisque la suspicion avait déjà émergé lors de précédentes listes, mais cette suspicion est cette fois exprimée par des personnalités et déclenche un prévisible fracas médiatique.
[2] Le même procédé de caricature des accusations avait été employé par les défenseurs de Laurent Blanc dans l’affaire des quotas. Il permet assez efficacement d’éviter de répondre sur les faits et le fond.
[3] Deschamps avait soutenu et continué de titulariser Benzema au moment où il était le plus critiqué ; il aurait très vraisemblablement retenu Nabil Fekir sans la grave blessure de celui-ci en début de saison ; il a rappelé Adil Rami après le forfait de Raphaël Varane.
[4] Il bénéficie de la présomption d’innocence et peut encore ne pas être condamné, mais les éléments révélés (écoutes et dépositions) – même partiels et mis en scène à son détriment – suffisaient à rendre sa sélection quasiment impossible, pour des motifs tenant aussi à la « vie d’un groupe » et pas seulement à une question d’image ou de communication.
[5] Il est peut-être menacé d’anelkisation – Nicolas Anelka représentant la figure la plus aboutie de rebelle narcissique qui rejette toute la faute sur les autres.


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