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(note de lecture) Antoine Emaz, "Limite", par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

EmazÉcrire n’est pas une affaire de progrès mais de justesse. Qu’est-ce que la justesse ? Y en a-t-il une ? Plusieurs ? Par rapport à quoi et à qui ? Puisque l’auteur est censé décider, il en propose une au lecteur, celle que nous lisons dans le livre publié. Interroger la fragilité ou l’élasticité de cette justesse, de ces justesses possibles, c’est ainsi que nous entrons dans Limite : les sept premiers textes – en prose -, très proches les uns des autres, ne montrent pas une variation autour d’un thème, mais placent devant et d’emblée la question de l’écriture : une sorte d’instable que l’auteur tâche de tirer au mieux vers sa stabilité. Chacun d’eux s’essaie en faisant bouger quelques éléments et cela suffit à produire des effets particuliers, et donc un bloc de prose différent. On passe de l’un à l’autre en répétant ce geste mental qui observe chaque texte comme un juste possible et non comme une mise en concurrence. Le dernier, qui interrompt cette continuité, gagne une sorte d’atemporalité en étant intitulé « etc. » : on bascule ensuite dans les poèmes datés, en vers. Architecture : Limite est donc composé de cet ensemble en prose « Sans date » auquel fait écho un autre ensemble « Sans date » qui ferme le livre par deux pages de fragments, comme si le bloc étouffant du début avait éclaté et permettait d’introduire un peu d’air. A l’intérieur, des poèmes datés, presque tous en vers, dont le volume et la répartition ne sont pas proportionnels à la chronologie : 14 pages pour août 2013, 35 pour septembre 2013, 59 pour octobre, 29 pour novembre, 1 pour décembre, 11 pour 2014, 14 pour 2015, le dernier poème daté de juillet. Cela dessine une courbe dont le sommet (1) est placé en amont par rapport aux deux ans que couvre le livre.
Ces possibles que forment les sept premiers blocs de prose tournent autour de vivre écrire / écrire vivre(2) – cela ne revient pas au même –, en étant associés à des éléments récurrents, métaphoriques ou non : la présence du bord de la mer par exemple et de la trace laissée par l’écume ou la question du sens : « même s’il n’y a pas de sens au bout » est l’une des rares expressions reprises avec « toujours l’air et les mots » dans chacun de ces textes : thématiques émaziennes qui rejoignent celle de l’usure que peut accentuer le ressassement à travers cette série liminaire. Les premiers poèmes en vers posent, à travers la couleur du ciel, la réalité perceptible comme seule réalité (« vie pliée repliée / en attente / d’un mot du ciel / qui ne vient pas / sauf ciel » p. 15) : ce refus d’autre chose et de ce qui serait nommable autrement que par l’expérience se retrouve à plusieurs endroits du livre, notamment dans la référence à la couleur : « bleu sans faille // faïence // coque renversée du ciel / casque // distance bleue » (p. 156), « bleu trop loin / autre // on reste / ici / en bas / dans la lumière // avec les oiseaux » (p. 159). Pas de métaphysique ni de spirituel : les correspondances joignent les mots aux mots. Mais ce qui frappe dès ces premiers poèmes en vers, c’est l’évocation d’un disfonctionnement du corps qui n’est et ne sera pas nommé, ni à travers le mot maladie ni à travers le nom d’une maladie (« ça » pp. 43 et 45, « cela » p. 65) ; cette « limite du corps » (p. 25) redistribue la vie (« ce qui semblait avoir de l’importance // ça n’en a plus » p. 26)
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Dès lors, l’ouverture du livre fait entonnoir, et le lecteur est invité à entrer dans cette réduction dont les dates semblent accompagner des jalons, notamment dans leur distribution resserrée à l’automne 2013 ; on n’en saura guère plus sur ce qui tiendrait du diagnostic ou du médical (« un bloc compact de mots techniques /comme s’ils serraient / de plus près // « « vous comprenez » »p. 104), de ce qui relève d’une expérience qui ramènerait à soi (« ce qui n’intéresse personne / dans cette histoire / voilà l’enjeu // c’est tout » p. 30). Non seulement le « je » est absent – on sait le goût émazien pour le « on », systématique ici – mais ce qui doit correspondre à la possible évolution de ce disfonctionnement est évoqué dans la distance : les références à ce corps qui ne suit plus (« le corps dit quelque chose comme/ va plus loin sans moi » p. 58) sont extrêmement nombreuses (pp. 21, 38, 49, 55, 58, etc.) et le détail de ces écarts peu significatifs (« on tousse une vie » p.31, « le mur (...) / est dans la gorge » p. 38, « cracher / boire /cracher » p. 66) ; parfois, ils se déplacent par le biais d’un objet de la réalité qui leur semble lié, ainsi de l’évier (« on atterrit devant l’évier / et le reste continue autour » p. 69, « les couleuvres les pilules / à avaler // l’évier / par cœur » p. 67, habitude et nausée), devenu une sorte d’objet « stable », dont la fonction utilitaire est comme tragiquement – à la Beckett - mise en perspective avec l’humain (« l’évier est on est // son inox durera plus // il n’en sait rien / il sert » p. 71). Le mot « douleur » n’est employé que trois fois, dont une où elle est « muette sourde » (p. 80) et une en référence au poème Recueillement de Baudelaire (p. 125) ; la quatrième occurrence du mot interviendra à la fin (p. 162), lorsqu’un peu de lumière semble à nouveau apparaître. Si la limite du corps - « vieille peau » (p. 62 par exemple) ou « la carcasse craque » (p. 148) (3)- est omniprésente, c’est sans arrière-plan pathétique.
Pour autant, l’émotion n’est pas absente, elle est la plupart du temps jugulée, maîtrisée : le poème n’évacue pas la personne, il la met en retrait puisqu’ « on ne peut mettre ça / à distance » (p. 43), il se fait « constat » (p. 43). D’une part, des termes liés à l’expression émotionnelle disent la « peur » (pp. 113, 144 par exemple), le « ressac de seul » (p. 130), souvent accompagnés de la venue du soir et de la nuit, parfois « saturée » (p. 102), d’une matière lourde (« épaisse/pâte noire / goudron » p. 88) ou de magma (p. 97) jusqu’à une étonnante déclaration d’amour à la fois proférée et mise à distance parce que la phrase est rapportée entre guillemets (« « je t’aime » » pp. 60 et 61) mais qui tranche, au-delà de l’acidité humoristique avec laquelle elle est dite et redite. D’autre part, je vois à travers des métaphores récurrentes une autre manière d’exprimer l’émotion, de façon pudique dans la mesure où elle passe par le détour analogique ; on trouvera de nombreuses mentions qui font référence au « mur » (pp. 38, 57, 88), à la « falaise » (p. 81), la « limite » (pp.25, 28, 57, 68), bref à l’obstacle qu’ajoute ce soudain encombrement de vie qui arrête « l’élan du désir » (p. 57) (4). Autre système métaphorique dominant, comme on l’a vu dès les sept premiers poèmes de prose, l’évocation de la mer et de ce qui l’accompagne : plage, vagues, sable, dunes, cette sorte de mécanique de la nature étrangère sinon indifférente à ce qui se joue dans le corps de l’auteur (« le corps a bougé /pas le reste la mer / le silence /la véranda » p. 87), y compris lorsqu’elle est associée à des images de la mémoire (p.33, « retrouver comme un nord / le très grand calme stable / de la mer et des arbres » p. 96). Paysages familiers, rassurants qui rompent avec ce présent devenu déséquilibré.
De ce déséquilibre, on pourrait attendre qu’il mène à la révolte, or ce n’est pas le cas. Pas d’acceptation pour autant (« quoi /pas pourquoi / cause effet on s’en fiche » p. 68), ni d’illusion (« on ne croit plus qu’il y a la mer / au bout du coquillage » p. 35) ; la thématique de la fin, du bout, de la limite (dans une autre acception du mot) est abondante (pp. 26, 39,47, 51, etc.), et semble comme un boomerang interroger le présent, puisque la question du sens de la vie ou de l’après-vie n’est pas posé en tant que sujet de réflexion ou de conviction : le ciel n’est considéré que dans son espace réel, non comme métonymie, ainsi que cela a été dit plus haut ; il n’y a pas plus de sens à chercher, pas parce que cela procède de l’absurdité ou d’une absence de croyance mais parce que le futur semble du présent potentiel, pour les autres ou pour soi (« limite // d’autres / prendront le pas // ils passeront » p. 28, « jouer son rôle tout de même / demain » p. 48). Le présent domine, en tant que temps verbal mais aussi parce que le corps dans ses disfonctionnements semble resserrer la vie autour de lui : le verbe reste est employé de façon impersonnelle à plusieurs reprises (« reste / du présent malingre » p. 73, ici avec l’ambiguïté du substantif) ; l’évocation du passé aussi fait boomerang, dans sa globalité (« qu’est-ce qu’on fait du passé » p. 52) ou en lien avec de virtuelles évocations de souvenirs, implicitement relayés par Proust (« en rester là / sans madeleine aubépine ou pavés » p.53, « elle / mémoire // ballot des années // le temps perdu oui / le poids non » p. 130).
Ce présent que le corps semble étouffer a besoin d’air, terme que l’on trouve constamment dans ce livre et qui est associé dès les premières pages à un autre terme, « mots ». Là encore, il ne s’agit pas d’espoir mais de dire la réalité, aussi épaisse de sa ténuité soit-elle. Le geste d’écrire est une respiration, à la fois pour vivre cette réalité mais aussi pour celui qui la dit (« les mots / contre le mur // comme une échelle de lierre » p. 145). Or, à travers ce qui le fige et paraît le faire suffoquer, Limite est un livre d’air. J’en veux pour preuve la variété de son écriture : ici, des vers secs, courts, aux traits émaziens : pronom indéfini, phrases nominales, infinitifs nombreux, présent faiblement énonciatif : autant d’éléments qui figent (« si / non plus / pourquoi porter / encore / et la nuit et le corps les mots / tout le barda /plus loin // on peut / si possible / sinon / non », p. 100), dont le jeu de rejets ou d’ambivalence des mots multiplie la lecture. Ailleurs, des proses courtes, fragments débarrassés de ponctuation comme s’ils devaient faire bloc, se lire d’un bloc, procédant parfois par accumulation (p. 97) : dans ce cas, la respiration se fait entre les blocs. Ailleurs encore, une série de tercets dont les vers sont séparés par un interligne (« dans le tunnel // longue attente // souffle court » p. 148 sq.) ; ailleurs, un poème vertical (p. 98), un autre mû par une métaphore filée (p. 111). Possible que l’écriture qui s’est déroulée sur deux ans – les dates, on l’aura compris, ne tirent en rien vers le journal, mais on ne peut non plus en faire abstraction – se soit trouvée favorisée par cette liberté d’approche, qu’importe : air comme respiration de la forme (5)... Cela se retrouve encore dans les derniers poèmes : ils portent de l’apaisement (« le souffle revient » p. 165, « on respire mieux » p.167), et les deux dernières pages « Sans date » placent en perspective la vie mieux paisible avec un bouquet d’anémones, pour se rejoindre sur un « enfin » porteur d’espoir : c’est ainsi qu’en le terminant on veut franchir ce livre pudique et puissant.
Ludovic Degroote

Antoine Emaz – Limite – Tarabuste – 176 p., 15 €
1. En mathématique, le mot limite désigne une valeur vers laquelle on tend mais qu’on n’atteint pas.
2. « graphie de vie », tels sont les premiers mots du livre.
3. Le mot carcasse a fait l’objet d’un poème, Poème carcasse, publié aux éditions Tarabuste en 1991.
4. Ce thème est récurrent dans la poésie émazienne, depuis ses débuts ; cf. Poème du mur, qui ouvre En-deçà, éd. Fourbis, 1990
5. Il faut souligner la mise en page aérée du livre qui contribue à donner à chaque poème son espace propre.


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