Magazine Culture

(note de lecture) Hubert Haddad, "L’êcre et l’étrit", par Tristan Felix

Par Florence Trocmé

HaddadLe chasseur de papillon zoophile qui pourchasse sans le tuer, des jours ou des semaines, le spécimen élu afin de recueillir sa dépouille, tel pourrait être Hubert Haddad, aventurier de la langue et de la pensée, explorateur de soi mais en dehors de soi, en révolution permanente, c’est-à-dire en alerte maximale à la mort, ce centre caché du visage, mire qui irradie tout le désir d’être : l’être est ce couteau en forme de cœur planté. La mort fascine le poète parce qu’elle est le vivier de l’impensable : nous n’avons pas d’autre langue que la langue des morts. La vie dans toutes ses manifestations laisse des traces devant lesquelles se recueillir, comme devant les preuves de notre incessante disparition. Plis hercyniens, grains de sable, fractales, fossiles, scolytes, visions rupestres, ossements offrent au doute leur part d’infinie beauté. Les poèmes et les figures qui hantent littéralement L’Êcre et l’Etrit, le dernier recueil du poète, sont une contribution insigne à cette bouleversante conscience de notre dispersion.

Le lecteur pénètre à tâtons dans le clair-obscur de ce livre-grotte, comme dans le boyau d’un rêve organique et ancestral. Ici, le temps est hallucination car celui qui n’a pas de mémoire n’oublie pas. Parfois les poèmes servent de torche à la vision des spectres qui s’immiscent dans la lettre, dardant, comme ceux des Aveugles de Baudelaire, leurs yeux éblouis de ténèbres. Parfois, des corps calcinés ou goudronnés tentent d’opacifier l’illumination des poèmes. À ouvrir trop largement les ailes de l’ouvrage, on risquerait de l’exposer à une brûlante évidence. L’interpénétration de l’être et de l’écrit renvoie toute expression à son indétermination, du moins à son ambiguïté originelle : il n’y a pas de pensée sans duplicité. Les sens et la raison bataillent, la pensée et le corps se chevauchent dans une apocalypse toujours en suspens. C’est vers une poésie pariétale, inscrite jusqu’au dedans du crâne, que nous emmène le poète — Orphée tête brûlée ou mouche extralucide aux vingt mille yeux capables de voir à trois cent soixante degrés. Au cœur du livre bouge la création comme une Sagrada Familia, poème mystique en construction mouvante, invention renversante dont les tours semblent défier le désastre des anges. Cette œuvre d’assemblage, de collage et de fragmentation rappelle les vitraux qui parlent en images, du bas vers le haut, quitte à souder au plomb les éclats d’anges fracassés. La figure de l’ange obsède l’œuvre d’Hubert Haddad. Ne serait-il, sous la forme d’une femme, d’un enfant ou d’un frère le désir de la mort elle-même, dans sa force objective et subjective ? Peut-être faut-il désirer la mort pour l’excaver et l’irradier de vie, se jeter avec elle dans le vide intense de la création.

La lecture de ce livre requiert la transe dans laquelle le poète accompli, parce que toujours inachevé et haletant, est entré pour happer les ombres aux aguets, séduire les myriades de visages comme autant d’étoiles brillant après leur mort. L’état second du poète lui permet ce miracle de fondre la forme dans le sens, d’inventer une matière spirituelle singulière, voire de la reconnaître en chacun de nous, en chaque interstice du vivant. Ses poèmes, même formulaires, dépassent l’aphorisme narcissique ou dictatorial ; ils ont l’envergure des oiseaux de mer, la tendresse du doute, parfois le sourire de l’enfance, l’effroi de l’éternité : Le fœtus immortel à nouveau déploie l’univers dans l’humble ventre en perdition.
Ce dernier recueil du poète est comme un premier recueil — à notre sens LE recueil d’Hubert Haddad, contenant les opus passés et à venir, un ventre cabalistique enceint de cette création dont nous avons tant besoin, qui tant s’étiole, s’artificialise et se conceptualise. Passée par le ventre, la pensée mesure sensuellement l’ivresse de son rêve, sans avoir à sacrifier à d’absconses fumerolles. La langue, précise mais feuilletée, vibrante et visionnaire, atteint au lieu exact de la sensation d’être. Chaque laisse, chaque vers, chaque figure sont à relire comme à renaître, dans l’intime crypte de chaque instant. Le sentiment de la Beauté est une macération impuissante et joyeuse, la nostalgie d’une impossible étreinte.

Feuilletons les parois de cette caverne, respirons par les anfractuosités d’une œuvre folle, étourdissante qui nous agrège à la totalité de l’univers. On y frôle, entre deux grappes de chauves-souris, les présences d’Antonin Artaud, Unica Zürn, Stani Nitkowski, l’homme de Cro-Magnon. Voyantes, leurs mains en forme d’étoiles de mer se retournent comme des gants.

Tristan Felix
Saint-Denis, 24 décembre 2016
Hubert Haddad, L’êcre et l’étrit, Les nouvelles éditions Jean-Michel Place, 2016. 80 p. 29 €


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines