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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #8

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

Bonne année à tous !

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #8

— Vous semblez méfiant. Y a-t-il une raison à cela ? s’enquit le père Anselme.

Gabriel repoussa l’assiette à laquelle il n’avait pas touché. Rose, qui avait terminé la sienne en quelques minutes, lorgna aussitôt dessus. Comme disait le dicton « Ventre affamé n’a pas d’oreille » et comme c’était précisément ce qu’on lui demandait, elle s’empara sans hésitation du plat que Gabriel fit glisser dans sa direction sans quitter le prêtre du regard.

— La Confrérie se méfie de moi autant que je me méfie d’elle, répondit-il froidement.

— Je n’appartiens pas à la Sainte-Vehme.

— Raison de plus pour me poser des questions. Depuis le démembrement de l’Ordre et sa refonte, aucun non initié n’est censé connaître ses activités occultes et encore moins connaître mon existence.

Embarrassé par les remarques de son invité, Grégoire se redressa sur sa chaise et posa ses avant-bras sur la table, doigts croisés à s’en faire blanchir les jointures.

— Mon nom est Grégoire Anselme de Beaumont. Peut-être ce nom de famille vous est-il familier ?

— Ferdinand de Beaumont ? s’étonna Gabriel.

Le prêtre opina de la tête.

— L’un des fondateurs du nouvel Ordre après sa dissolution. Ferdinand est l’un de mes ancêtres. Le premier d’une longue lignée de Franc-juges œuvrant pour les tribunaux de la Confrérie. C’est une sorte de tradition familiale à laquelle j’ai mis un terme. Les moyens employés que ce soit pour rendre leur pseudo justice chez les humains ou pour éliminer les Egarés ou les Occultes vont à l’encontre de mes convictions. J’ai passé les premiers degrés de la hiérarchie: j’ai été Wissende, mais j’ai très vite renoncé.

— L’ordre vous a laissé partir ? C’est étonnant de sa part : on ne quitte pas la Sainte-Vehme aussi facilement.

— Je ne dois ce privilège qu’à mes ancêtres et à l’ordination de mon frère ainé en tant que Franc-juge. Il a, en quelque sorte, lavé le déshonneur que j’avais jeté sur la famille. Mais je n’ai pas échappé au châtiment infligé à ceux qui enfreignent les règles.

— Je vois…

Le nez plongé dans son assiette, Rose ne loupait pas un mot de la conversation. Difficile pour elle de ne pas presser les deux hommes de questions. Elle  pinça les lèvres pour ne pas demander un complément d’information sur ce châtiment imposé et auquel serait soumis Gabriel si on découvrait la supercherie à son sujet.

— Mais il se fait tard. Parlons plutôt de ce qui vous amène ici, décréta Grégoire. Officiellement, vous êtes envoyé par mon frère, avocat à Paris, pour mener l’enquête sur les quatre meurtres. Les autorités de Morlaix ne se sont déplacées que pour la mort de Julien Le Kerdaniel. Elles ont investi les lieux pendant quelques jours avant de jeter l’éponge et de décréter à l’attaque de loups. L’excuse convient apparemment à tout le monde. D’autant que son père, Charles Le Kerdaniel, n’est pas particulièrement coopératif.

— Vous avez mentionné trois morts dans votre lettre, pas de quatre.

— J’y viens, le coupa Grégoire en se levant pour disparaître un instant dans une remise attenante à la cuisine.

Il en revint les mains chargées d’une bouteille glissée dans un étui en toile de jute et de deux verres. Quand il déboucha la carafe, l’odeur familière qui s’en échappa fit sourire Gabriel. Si le prêtre le prenait par les sentiments, il avait peut-être moyen de s’entendre… Le liquide translucide copieusement servi, Grégoire reprit place et poussa le verre en direction de son hôte.

— Distillation locale, commenta-t-il avec satisfaction. La mort de Julien remonte à trois semaines. Depuis, on a retrouvé un autre corps sur la plage près de l’habitation d’une femme que les villageois ont surnommé Morgane. Ils sont persuadés qu’elle possède des pouvoirs occultes et qu’elle est responsable des meurtres. Elle a d’autant moins de chance qu’elle n’est arrivée qu’il y a un an à peine et n’est pas du coin.

— La fée Morgane, rien que cela, ricana Gabriel.

— Les gens sont paniqués. Il y a à peine trois cents âmes dans ce village en comptant les fermes aux alentours et quatre meurtres en trois mois, les excusa Grégoire en portant son verre à ses lèvres.

Gabriel l’imita. Les deux hommes firent une grimace de concert et eurent beaucoup de mal à réprimer un toussotement quand l’alcool trop fort dévala leur gosier.

— Par tous les diables, Grégoire ! Ce tord-boyaux pourrait réveiller tous vos macchabées en moins de deux !

Le prêtre prit la remarque comme un compliment et resservit une rasade à son invité encore assez lucide pour rester concentré sur l’essentiel :

— Et votre fée Morgane…

— Annwenn, le corrigea l’autre.

— Vous la croyez impliquée ?

— Son arrivée au printemps dernier a causé quelques remous. C’est une sage-femme qui a une grande connaissance en herboristerie. Cela n’a pas vraiment plu au médecin ni à l’apothicaire du coin. Le problème est que le Docteur Leguern et la femme de l’apothicaire sont sur la liste des victimes. Les gendarmes de Morlaix l’ont interrogée, mais elle a un alibi indiscutable pour la nuit où a été tué le médecin. Annwenn et moi-même avons passé la nuit au chevet du fils de l’aubergiste. Un pauvre gamin atteint depuis sa naissance d’un mal aux poumons. Rien de ce qu’on lui avait prescrit n’avait fonctionné. Les potions d’Annwenn l’ont au moins apaisé jusqu’à ce que Dieu le rappelle à lui.

Sur ces paroles pieuses, le père vida de nouveau son verre avec une moue grotesque. Gabriel avait beaucoup de mal à se faire une opinion de l’homme en face de lui. Il avait une réelle compassion pour les gens dont il parlait – comme tout homme d’Eglise devrait en avoir – en revanche, tout dans sa manière d’être et dans son physique plaisant de jeune homme de bonne famille démontrait que la voie de Dieu n’était sûrement pas celle qu’il aurait prise s’il avait été libre de ses choix. Cela le rendit d’autant plus sympathique aux yeux de l’immortel.

— Qui est l’autre victime ?

— C’est la première. C’est la veuve Maubert. La créature l’a attaquée dans la cour même de sa ferme. Elle était seule. Elle avait à peine vingt-quatre ans.

— Aucun lien avec Annwenn ?

Grégoire secoua la tête en signe de dénégation.

— Qui est la seconde victime ?

— Le Docteur Leguern. Cette nuit-là, il s’était rendu au manoir de Charles Le Kerdaniel pour dîner. Les deux hommes étaient amis. La créature l’a surpris à mi-chemin et à traîner son corps dans les bosquets. C’est sa domestique qui a donné l’alerte au petit matin. La troisième victime est Julien, le seul fils de la famille Le Kerdaniel. On l’a retrouvé sur la plage, dans la baie. La dernière en date est l’épouse de l’apothicaire, Jeanne Courtois, tuée une semaine après Julien.

Gabriel émit un bref grognement. Ses sourcils noirs s’étaient joints au dessus de ses yeux clairs plissés.

— Une semaine seulement. Et pour les autres, quel délai entre les meurtres ?

Grégoire fouilla un instant dans sa mémoire et dans le fond de son verre avant de répondre.

— Marie Maubert est morte il y a trois mois, après la Toussaint. Leguern peu avant le nouvel an, Julien un mois après et Jeanne, la femme de l’apothicaire, a été attaquée il y a deux semaines.

— Les trois premières attaques pourraient correspondre à première vue au cycle lunaire, mais pas la dernière. Cela met à mal l’éventualité d’un loup-garou.

— C’est une bonne chose ! s’enthousiasma un peu vite le prêtre.

L’alcool lui avait donné quelques couleurs. Ses traits fins et réguliers n’en paraissaient que plus enfantins malgré sa trentaine.

— Pas vraiment. Cela peut vouloir dire qu’il est ici pour un but bien précis et qu’il peut agir aussi bien sous forme humaine qu’animal. De plus, le loup-garou n’est qu’un thérianthrope parmi d’autres. Il existe bien d’autres créatures capables de se métamorphoser en dehors des cycles de pleine lune. Le plus difficile sera de déterminer laquelle est-ce sans être obligé de l’approcher d’assez près pour déterminer la couleur de ses poils pubiens.

— Je vous demande pardon ? s’étrangla Grégoire.

— Selon que l’être humain maudit est un homme ou une femme, les transformations et les capacités de ces créatures peuvent être différentes. Et même parfois, la métamorphose n’est même pas visible. J’ai entendu dire qu’à certaines périodes du mois, beaucoup de femmes devenaient de vraies tigresses au nez et à la barbe de leurs époux. Bien qu’avertis, les bougres en sont toujours surpris quand cela leur tombe dessus.

Rose manqua de pouffer de rire devant la tête déconfite du prêtre. Quand on n’avait pas l’habitude de l’humour douteux de l’immortel, on était en droit de se poser des questions.

— Si je comprends bien, la première chose à faire est de déterminer à quelle créature on a à faire, recentra Grégoire.

— Exactement. Tous les thérianthropes ne s’éliminent pas de la même manière. Il faudrait également déterminer si la bête ne fait qu’une halte dans votre village ou si elle se cache parmi les habitants et si les meurtres ont un but précis.

—  Je ne vois pas le lien qui peut y avoir entre les victimes.

— C’est sans doute l’aspect le plus rationnel de l’affaire et le domaine dans lequel vous allez pouvoir m’être utile. Vous connaissez ces gens et ils vous font confiance. Votre présence à mes côtés va m’être utile.

— Vous ne croyez pas si bien dire ! Ne vous attendez pas à être accueilli les bras ouverts dans le coin. Les habitants n’aiment pas que l’on vienne fouiller dans leurs petits secrets. Comment allez-vous procéder pour trouver la chose ?

— Eh bien, soit nous attendons la prochaine attaque, mais moralement ce n’est peut-être pas la meilleure option, soit on colle le gamin au milieu d’un chemin comme appât en pleine nuit et on attend que la bête montre le bout de son museau…

Un large sourire caustique illumina son visage anguleux balayé par les reflets de la lampe à huile qui manifestaient des signes de faiblesses. Occupée à jouer avec des boulettes de mie de pain pour ne pas être tentée de lui envoyer son verre d’eau  à la figure,  Rose s’étonna elle-même de la soudaine maîtrise de son impulsivité.

— Ou alors, poursuivit Gabriel, vous me montrez le dernier corps pour que je puisse me faire une idée des blessures.

— Vous… vous n’êtes pas sérieux ? suffoqua presque l’ecclésiastique. Jeanne a été enterrée il y a plus d’une semaine !

— Certes, les plaies vont être détériorée, mais restons positifs : nous savons où la trouver !

En réalité, Gabriel n’avait nullement l’intention de procéder à cette macabre excavation. D’une part, parce qu’il n’était pas médecin et que distinguer une morsure d’animal de celle d’un Egaré après deux semaines était impossible avec les moyens qui étaient les siens et d’autre part si Egaré il y avait, il ne tarderait pas à se manifester. Ce dernier dissimulé sous une enveloppe humaine était déjà probablement au courant de sa présence dans le village. Quoi qu’il en soit, sa proposition morbide eut l’effet escompté : la tête du prêtre s’était décomposée bien plus rapidement que le corps de Jeanne. De toute évidence, l’ecclésiastique était d’une nature trop délicate pour battre la campagne en pleine nuit  la recherche d’une proie. Cela l’exclut temporairement de la liste des suspects concernant les meurtres, mais sûrement pas de la liste des informateurs de la Confrérie cachés parmi la population. Voltz restait prudent et surtout méfiant. Quant à  Rose que le manège de Gabriel n’avait pas dupée, elle sentit malgré tout la nausée monter. Il était temps d’abréger l’entretien. La jeune fille bailla à s’en décrocher les mâchoires pour signifier à son maître qu’il était grand temps qu’il la boucle et qu’ils aillent se coucher. Grégoire s’empressa d’aller dans son sens.

— Cet enfant est épuisé : nous en reparlerons demain. Je vais vous accompagner à l’auberge. Jacques et Eugénie, les propriétaires, sont un peu bourrus, mais ce ne sont pas de mauvais bougres.

Ce ne fut pas sans un soulagement certain que les deux virent l’immortel convenir de l’heure tardive. Tous les trois se levèrent et regagnèrent l’entrée du presbytère où leurs bagages les attendaient. Par réflexe, Gabriel se saisit des deux sacs.

— Il doit être bon de travailler à votre service si vous vous chargez vous-même des taches de votre valet, constata Grégoire.

Un sourire entendu se dessina sur ses lèvres fines tandis qu’il jaugeait avec une attention  soutenue le gamin malingre qui vissa son béret au ras des sourcils.

— Il n’a pas été embauché pour porter des bagages.

Si la réponse fut sobre, le rictus pervers qu’il afficha horrifia le prêtre tout autant qu’il mortifia Rose. Une brusque bouffée de chaleur empourpra ses joues. Heureusement dans la pénombre du vestibule, Grégoire ne le remarqua pas. La jeune fille s’empressa de sortir dans le froid et le vent en maudissant intérieurement cet imbécile. Elle traça droit devant, sans se retourner,  jusqu’à l’enseigne de l’auberge.

Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

Bonus vraie Histoire

Bien que j’ai pris de nombreuses libertés, saviez-vous que la Sainte Vehme a réellement existé?
La société secrète a des origines assez floues et a sévi en Allemagne entre le XIIe et XVIe siècle, même si elle fait encore parler d’elle jusqu’au XIXe.
Tribunal officieux, La Sainte-Vehme était chargée de juger et de condamner :
-Ceux qui pratiquaient ou prônaient l’hérésie ou le paganisme
-Ceux qui commettaient un parjure
-Ceux qui pratiquaient la sorcellerie et la magie ou qui passaient un pacte avec le Malin
-Ceux qui révélaient les secrets de l’organisation
Les tribunaux de la Vehme jugeaient aussi les délits suivants :
– Dégradations volontaires commises dans des églises, des chapelles ou des cimetières
– Vols, Viols, Violences envers des femmes en couches
– Trahison publique, homicides cachés ou publics, vagabondage…
Ses valeurs sont « chrétiennes », mais les membres initiés comme dans toute confrérie étaient des laïques.

Bonne année à tous !

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #8

— Vous semblez méfiant. Y a-t-il une raison à cela ? s’enquit le père Anselme.

Gabriel repoussa l’assiette à laquelle il n’avait pas touché. Rose, qui avait terminé la sienne en quelques minutes, lorgna aussitôt dessus. Comme disait le dicton « Ventre affamé n’a pas d’oreille » et comme c’était précisément ce qu’on lui demandait, elle s’empara sans hésitation du plat que Gabriel fit glisser dans sa direction sans quitter le prêtre du regard.

— La Confrérie se méfie de moi autant que je me méfie d’elle, répondit-il froidement.

— Je n’appartiens pas à la Sainte-Vehme.

— Raison de plus pour me poser des questions. Depuis le démembrement de l’Ordre et sa refonte, aucun non initié n’est censé connaître ses activités occultes et encore moins connaître mon existence.

Embarrassé par les remarques de son invité, Grégoire se redressa sur sa chaise et posa ses avant-bras sur la table, doigts croisés à s’en faire blanchir les jointures.

— Mon nom est Grégoire Anselme de Beaumont. Peut-être ce nom de famille vous est-il familier ?

— Ferdinand de Beaumont ? s’étonna Gabriel.

Le prêtre opina de la tête.

— L’un des fondateurs du nouvel Ordre après sa dissolution. Ferdinand est l’un de mes ancêtres. Le premier d’une longue lignée de Franc-juges œuvrant pour les tribunaux de la Confrérie. C’est une sorte de tradition familiale à laquelle j’ai mis un terme. Les moyens employés que ce soit pour rendre leur pseudo justice chez les humains ou pour éliminer les Egarés ou les Occultes vont à l’encontre de mes convictions. J’ai passé les premiers degrés de la hiérarchie: j’ai été Wissende, mais j’ai très vite renoncé.

— L’ordre vous a laissé partir ? C’est étonnant de sa part : on ne quitte pas la Sainte-Vehme aussi facilement.

— Je ne dois ce privilège qu’à mes ancêtres et à l’ordination de mon frère ainé en tant que Franc-juge. Il a, en quelque sorte, lavé le déshonneur que j’avais jeté sur la famille. Mais je n’ai pas échappé au châtiment infligé à ceux qui enfreignent les règles.

— Je vois…

Le nez plongé dans son assiette, Rose ne loupait pas un mot de la conversation. Difficile pour elle de ne pas presser les deux hommes de questions. Elle  pinça les lèvres pour ne pas demander un complément d’information sur ce châtiment imposé et auquel serait soumis Gabriel si on découvrait la supercherie à son sujet.

— Mais il se fait tard. Parlons plutôt de ce qui vous amène ici, décréta Grégoire. Officiellement, vous êtes envoyé par mon frère, avocat à Paris, pour mener l’enquête sur les quatre meurtres. Les autorités de Morlaix ne se sont déplacées que pour la mort de Julien Le Kerdaniel. Elles ont investi les lieux pendant quelques jours avant de jeter l’éponge et de décréter à l’attaque de loups. L’excuse convient apparemment à tout le monde. D’autant que son père, Charles Le Kerdaniel, n’est pas particulièrement coopératif.

— Vous avez mentionné trois morts dans votre lettre, pas de quatre.

— J’y viens, le coupa Grégoire en se levant pour disparaître un instant dans une remise attenante à la cuisine.

Il en revint les mains chargées d’une bouteille glissée dans un étui en toile de jute et de deux verres. Quand il déboucha la carafe, l’odeur familière qui s’en échappa fit sourire Gabriel. Si le prêtre le prenait par les sentiments, il avait peut-être moyen de s’entendre… Le liquide translucide copieusement servi, Grégoire reprit place et poussa le verre en direction de son hôte.

— Distillation locale, commenta-t-il avec satisfaction. La mort de Julien remonte à trois semaines. Depuis, on a retrouvé un autre corps sur la plage près de l’habitation d’une femme que les villageois ont surnommé Morgane. Ils sont persuadés qu’elle possède des pouvoirs occultes et qu’elle est responsable des meurtres. Elle a d’autant moins de chance qu’elle n’est arrivée qu’il y a un an à peine et n’est pas du coin.

— La fée Morgane, rien que cela, ricana Gabriel.

— Les gens sont paniqués. Il y a à peine trois cents âmes dans ce village en comptant les fermes aux alentours et quatre meurtres en trois mois, les excusa Grégoire en portant son verre à ses lèvres.

Gabriel l’imita. Les deux hommes firent une grimace de concert et eurent beaucoup de mal à réprimer un toussotement quand l’alcool trop fort dévala leur gosier.

— Par tous les diables, Grégoire ! Ce tord-boyaux pourrait réveiller tous vos macchabées en moins de deux !

Le prêtre prit la remarque comme un compliment et resservit une rasade à son invité encore assez lucide pour rester concentré sur l’essentiel :

— Et votre fée Morgane…

— Annwenn, le corrigea l’autre.

— Vous la croyez impliquée ?

— Son arrivée au printemps dernier a causé quelques remous. C’est une sage-femme qui a une grande connaissance en herboristerie. Cela n’a pas vraiment plu au médecin ni à l’apothicaire du coin. Le problème est que le Docteur Leguern et la femme de l’apothicaire sont sur la liste des victimes. Les gendarmes de Morlaix l’ont interrogée, mais elle a un alibi indiscutable pour la nuit où a été tué le médecin. Annwenn et moi-même avons passé la nuit au chevet du fils de l’aubergiste. Un pauvre gamin atteint depuis sa naissance d’un mal aux poumons. Rien de ce qu’on lui avait prescrit n’avait fonctionné. Les potions d’Annwenn l’ont au moins apaisé jusqu’à ce que Dieu le rappelle à lui.

Sur ces paroles pieuses, le père vida de nouveau son verre avec une moue grotesque. Gabriel avait beaucoup de mal à se faire une opinion de l’homme en face de lui. Il avait une réelle compassion pour les gens dont il parlait – comme tout homme d’Eglise devrait en avoir – en revanche, tout dans sa manière d’être et dans son physique plaisant de jeune homme de bonne famille démontrait que la voie de Dieu n’était sûrement pas celle qu’il aurait prise s’il avait été libre de ses choix. Cela le rendit d’autant plus sympathique aux yeux de l’immortel.

— Qui est l’autre victime ?

— C’est la première. C’est la veuve Maubert. La créature l’a attaquée dans la cour même de sa ferme. Elle était seule. Elle avait à peine vingt-quatre ans.

— Aucun lien avec Annwenn ?

Grégoire secoua la tête en signe de dénégation.

— Qui est la seconde victime ?

— Le Docteur Leguern. Cette nuit-là, il s’était rendu au manoir de Charles Le Kerdaniel pour dîner. Les deux hommes étaient amis. La créature l’a surpris à mi-chemin et à traîner son corps dans les bosquets. C’est sa domestique qui a donné l’alerte au petit matin. La troisième victime est Julien, le seul fils de la famille Le Kerdaniel. On l’a retrouvé sur la plage, dans la baie. La dernière en date est l’épouse de l’apothicaire, Jeanne Courtois, tuée une semaine après Julien.

Gabriel émit un bref grognement. Ses sourcils noirs s’étaient joints au dessus de ses yeux clairs plissés.

— Une semaine seulement. Et pour les autres, quel délai entre les meurtres ?

Grégoire fouilla un instant dans sa mémoire et dans le fond de son verre avant de répondre.

— Marie Maubert est morte il y a trois mois, après la Toussaint. Leguern peu avant le nouvel an, Julien un mois après et Jeanne, la femme de l’apothicaire, a été attaquée il y a deux semaines.

— Les trois premières attaques pourraient correspondre à première vue au cycle lunaire, mais pas la dernière. Cela met à mal l’éventualité d’un loup-garou.

— C’est une bonne chose ! s’enthousiasma un peu vite le prêtre.

L’alcool lui avait donné quelques couleurs. Ses traits fins et réguliers n’en paraissaient que plus enfantins malgré sa trentaine.

— Pas vraiment. Cela peut vouloir dire qu’il est ici pour un but bien précis et qu’il peut agir aussi bien sous forme humaine qu’animal. De plus, le loup-garou n’est qu’un thérianthrope parmi d’autres. Il existe bien d’autres créatures capables de se métamorphoser en dehors des cycles de pleine lune. Le plus difficile sera de déterminer laquelle est-ce sans être obligé de l’approcher d’assez près pour déterminer la couleur de ses poils pubiens.

— Je vous demande pardon ? s’étrangla Grégoire.

— Selon que l’être humain maudit est un homme ou une femme, les transformations et les capacités de ces créatures peuvent être différentes. Et même parfois, la métamorphose n’est même pas visible. J’ai entendu dire qu’à certaines périodes du mois, beaucoup de femmes devenaient de vraies tigresses au nez et à la barbe de leurs époux. Bien qu’avertis, les bougres en sont toujours surpris quand cela leur tombe dessus.

Rose manqua de pouffer de rire devant la tête déconfite du prêtre. Quand on n’avait pas l’habitude de l’humour douteux de l’immortel, on était en droit de se poser des questions.

— Si je comprends bien, la première chose à faire est de déterminer à quelle créature on a à faire, recentra Grégoire.

— Exactement. Tous les thérianthropes ne s’éliminent pas de la même manière. Il faudrait également déterminer si la bête ne fait qu’une halte dans votre village ou si elle se cache parmi les habitants et si les meurtres ont un but précis.

—  Je ne vois pas le lien qui peut y avoir entre les victimes.

— C’est sans doute l’aspect le plus rationnel de l’affaire et le domaine dans lequel vous allez pouvoir m’être utile. Vous connaissez ces gens et ils vous font confiance. Votre présence à mes côtés va m’être utile.

— Vous ne croyez pas si bien dire ! Ne vous attendez pas à être accueilli les bras ouverts dans le coin. Les habitants n’aiment pas que l’on vienne fouiller dans leurs petits secrets. Comment allez-vous procéder pour trouver la chose ?

— Eh bien, soit nous attendons la prochaine attaque, mais moralement ce n’est peut-être pas la meilleure option, soit on colle le gamin au milieu d’un chemin comme appât en pleine nuit et on attend que la bête montre le bout de son museau…

Un large sourire caustique illumina son visage anguleux balayé par les reflets de la lampe à huile qui manifestaient des signes de faiblesses. Occupée à jouer avec des boulettes de mie de pain pour ne pas être tentée de lui envoyer son verre d’eau  à la figure,  Rose s’étonna elle-même de la soudaine maîtrise de son impulsivité.

— Ou alors, poursuivit Gabriel, vous me montrez le dernier corps pour que je puisse me faire une idée des blessures.

— Vous… vous n’êtes pas sérieux ? suffoqua presque l’ecclésiastique. Jeanne a été enterrée il y a plus d’une semaine !

— Certes, les plaies vont être détériorée, mais restons positifs : nous savons où la trouver !

En réalité, Gabriel n’avait nullement l’intention de procéder à cette macabre excavation. D’une part, parce qu’il n’était pas médecin et que distinguer une morsure d’animal de celle d’un Egaré après deux semaines était impossible avec les moyens qui étaient les siens et d’autre part si Egaré il y avait, il ne tarderait pas à se manifester. Ce dernier dissimulé sous une enveloppe humaine était déjà probablement au courant de sa présence dans le village. Quoi qu’il en soit, sa proposition morbide eut l’effet escompté : la tête du prêtre s’était décomposée bien plus rapidement que le corps de Jeanne. De toute évidence, l’ecclésiastique était d’une nature trop délicate pour battre la campagne en pleine nuit  la recherche d’une proie. Cela l’exclut temporairement de la liste des suspects concernant les meurtres, mais sûrement pas de la liste des informateurs de la Confrérie cachés parmi la population. Voltz restait prudent et surtout méfiant. Quant à  Rose que le manège de Gabriel n’avait pas dupée, elle sentit malgré tout la nausée monter. Il était temps d’abréger l’entretien. La jeune fille bailla à s’en décrocher les mâchoires pour signifier à son maître qu’il était grand temps qu’il la boucle et qu’ils aillent se coucher. Grégoire s’empressa d’aller dans son sens.

— Cet enfant est épuisé : nous en reparlerons demain. Je vais vous accompagner à l’auberge. Jacques et Eugénie, les propriétaires, sont un peu bourrus, mais ce ne sont pas de mauvais bougres.

Ce ne fut pas sans un soulagement certain que les deux virent l’immortel convenir de l’heure tardive. Tous les trois se levèrent et regagnèrent l’entrée du presbytère où leurs bagages les attendaient. Par réflexe, Gabriel se saisit des deux sacs.

— Il doit être bon de travailler à votre service si vous vous chargez vous-même des taches de votre valet, constata Grégoire.

Un sourire entendu se dessina sur ses lèvres fines tandis qu’il jaugeait avec une attention  soutenue le gamin malingre qui vissa son béret au ras des sourcils.

— Il n’a pas été embauché pour porter des bagages.

Si la réponse fut sobre, le rictus pervers qu’il afficha horrifia le prêtre tout autant qu’il mortifia Rose. Une brusque bouffée de chaleur empourpra ses joues. Heureusement dans la pénombre du vestibule, Grégoire ne le remarqua pas. La jeune fille s’empressa de sortir dans le froid et le vent en maudissant intérieurement cet imbécile. Elle traça droit devant, sans se retourner,  jusqu’à l’enseigne de l’auberge.

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