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(Note de lecture) Pierre Reverdy / Pablo Picasso, "Le Chant des morts", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

ReverdyLa collection Poésie / Gallimard a la très bonne idée de proposer pour son 519ème volume une reproduction à l’identique (sauf le format) d’un livre presque mythique, Le Chant des morts, une centaine de pages de poèmes de Reverdy, accompagnés par autant de lithographies de Picasso. Publié en 1948 par Tériade à 250 exemplaires, le livre s’est mal vendu pendant quelques années mais il est devenu ensuite un des sommets de ces « livres à deux mains » ou livres illustrés ou livres d’artistes, que le XX° a élevé au rang de « genre » autonome, tant les collaborations entre peintres et poètes ont été nombreuses, riches, diverses. Si Le Chant des morts est particulier, c’est autant par le génie du poète et du peintre que par le choix de l’éditeur d’abandonner la typographie et de reproduire pour tout le livre l’écriture manuscrite de Reverdy. Ainsi, le poète comme le peintre travaillent en quelque sorte à main levée, et le lecteur saisit visuellement deux gestes vivants, sans l’écart technique produit par la typo. Pour Picasso, le geste est magistral, il « enlumine » (p.VIII) le poème ; pour Reverdy, on remarque quelques ratures, retouches, ajouts, et l’adaptation de la taille des lettres et des interlignes en fonction du nombre de vers par page. Son écriture est vivante et investit l’espace, mais on sent qu’il recopie, sans chercher à profiter de l’occasion pour aller vers une mise en page plus inventive ou originale.
La force du livre tient aussi à la rencontre de deux grammaires ayant chacun une forte cohérence, poétique pour Reverdy, picturale pour Picasso. Ce dernier utilise seulement trois signes (la droite, la courbe, le cercle ou le point) et une seule couleur, un rouge sang. Cela constitue une sorte d’écriture plastique, minimale, abstraite, d’une forte puissance visuelle, un système dont les multiples variations et combinaisons ressemblent à un alphabet dont nous n’aurions pas le code.
Comme le titre le laisse attendre, les poèmes de Reverdy sont très sombres, saturés d’images négatives, en écho à la période historique (la catastrophe de 39-45 est encore très proche), mais peut-être aussi à la menace nucléaire (Reverdy est sensible à cette nouvelle donnée, les notes d’En vrac en témoignent). Et sans doute encore à une détresse plus intime (sentimentale ?). Les poèmes passent d’ailleurs d’un point de vue général, collectif (impersonnel, « nous », « homme » …) au particulier (« je/tu »). Pourtant, et François Chapon le relève très justement dans sa préface, il y a aussi l’expression d’une « irréductible vitalité » et d’un élan vers la beauté : « Et puis nous n’avons / plus de raison / d’avoir peur / Il n’y a plus de place / que pour l’espoir ».
Double page ReverdySi l’on considère l’ensemble de l’oeuvre de Reverdy, d’un strict point de vue poétique ou créatif, on peut préférer la première période (disons jusqu’à Cravates de chanvre en 1922) à la seconde, dont Le Chant des morts fait partie. Cette seconde période me semble marquée par une sorte de libération lyrique, une baisse de la garde ou du contrôle du flux de l’inspiration. E. A. Hubert, dans sa postface, cite Reverdy qui explique ainsi son évolution : « Je m’étais aperçu à temps que presque toute la substance restait en moi, par excès de pudeur, et que j’aboutissais au dessèchement. » Le Chant des morts ne me paraît pas moins pudique que Les Ardoises du toit ; par contre, il est certain que l’on passe à un régime lyrique autre, plus ample et fiévreux, dont les images, surtout lorsqu’elles s’enchaînent en cascade, peuvent faire penser à un post-surréalisme, assez loin sans doute du « contrôle par l’esprit » prôné par Reverdy dans les années « cubistes ». Pour donner un exemple : « Pans de mer qui s’écroulent / Sous l’épaisseur des chambres cuirassées / S’amoncelle le niveau d’or de la fortune / Un coup de plus trop tard sur le plateau / Un coup d’aile de main d’épaule / Coup de soleil au fil de l’eau / Un cou de femme nue dans un collier d’épines ».
Ce point de vue tout personnel posé, il n’en reste pas moins que Le Chant des morts est un livre unique, magnifique, avec des poèmes d’une limpidité magique malgré le sombre, à cause du sombre : « Avec la boue / Avec la pluie / Effacer étouffer l’image / le souvenir le bruit / Ne plus rien entendre / Ni voir ». Avec ce volume Poésie / Gallimard, tout un chacun pourra découvrir ou retrouver, à son gré, cette œuvre d’exception.
Antoine Emaz

Pierre Reverdy / Pablo Picasso, Le Chant des morts, Poésie / Gallimard, 140 pages, poche cat. 4.


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