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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #17

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #17

CHAPITRE 17

Si Gabriel ne pouvait ressentir la présence de la créature dans les bois obscurs, son cheval, lui, refusa obstinément de faire un pas de plus dès que les ombres des premiers arbres se dessinèrent derrière le brouillard. L’animal se cabra, piétinant furieusement le sol gelé. Gabriel s’égosilla de nouveau pour tenter de repérer Rose, mais sa voix ne reçut qu’un écho étouffé et aucune réponse. Dans l’incapacité de raisonner sa monture, il descendit, attacha les rênes à une clôture bringuebalante et continua à pied sur le chemin qui disparaissait à chaque mètre parcouru. D’un geste curieusement peu assuré, il tourna le pommeau de sa canne pour libérer  la lame dissimulée en son sein. Il serait bien temps, plus tard, de s’interroger sur cette vive angoisse qu’il éprouvait pour la première fois face à un Égaré. Sa présence ne faisait aucun doute  au vue de la réaction du cheval qui tentait de se libérer de ses attaches pour fuir. En trois siècles, il n’avait eu qu’à se préoccuper que de sa propre vie. Presque un détail pour lui. Mais depuis sa rencontre avec Rose, tout était différent. Non contente d’être un pot de colle dont il ne parvenait pas à se défaire,  l’adolescente semblait attirer les ennuis comme des mouches.

Tandis qu’il marchait à vive allure vers l’orée du bois, il tenta de chasser de son esprit qu’il était probablement trop tard et que Rose avait été une cible de choix pour la bête. De vaines tentatives qui volèrent en éclat dès qu’il entraperçut la silhouette inerte à l’endroit où le chemin pénétrant dans les profondeurs devenait sinueux et irrégulier. Le sang de Gabriel ne fit qu’un tour. Manquant à plusieurs reprises de trébucher dans les ornières profondes et gêné par son manteau long, il courut à en perdre haleine, Arrivé à sa hauteur, il se laissa tomber à genoux près du corps inanimé. Devant les larges lacérations qui avaient réduits le manteau de Rose en lambeaux, Gabriel jura à voix, maudissant aussi bien la créature, Dieu et lui-même en un chapelet d’injures qui auraient fait défaillir Grégoire. Il dégagea les mèches de cheveux détrempées qui dissimulaient le visage livide de l’adolescente. Ses mains et son visage étaient glacés. Elle respirait difficilement, mais elle respirait. Gabriel lâcha un soupir de soulagement même s’il n’y avait pas une minute à perdre. Il rengaina son arme dans son étui et retourna avec précaution le corps. Rose, à moitié inconsciente, ne réagit que lorsque sa blessure se retrouva comprimer par le bras de Gabriel. Un gémissement plaintif s’échappa entre ses lèvres bleuies par le froid.

— Je t’interdis de mourir… Si quelqu’un doit te tuer ce sera moi ! murmura-t-il, fou d’inquiétude, en tachant de d’assurer sa prise de telle sorte qu’il ne la blesse pas davantage.

Blottie contre lui, Rose ne réagit pas à l’injonction. Gabriel reprit aussitôt la direction du village tout en  inspectant les alentours du regard. Les lamentations du vent dans les arbres couvraient le moindre bruit, jusqu’à sa propre respiration. Arrivé à l’endroit où il avait attaché le cheval, il eut la mauvaise surprise de voir que l’animal s’était volatilisé. Le centre du village était à dix minutes de marche. Bien que léger, son fardeau commençait à peser. Tout au long de ce trajet, qui lui sembla interminable, Gabriel resta sur ses gardes, à l’affût du moindre mouvement suspect. De nombreuses interrogations eurent le temps de l’assaillir. La première relevait plus de l’étonnement que de la question existentielle. Ils étaient deux proies faciles, errant à découvert sur le chemin du village. Pourquoi diable l’Egaré n’attaquait-il pas ?  Un autre point ne cessait de tourner dans son esprit.  Deux lieux séparaient la pointe où se trouvait le manoir de cette frontière de pins qui marquait l’entrée du village. Bien qu’elle ait eu le temps de les parcourir depuis le moment où ils avaient quitté le manoir, Gabriel trouvait étrange que la bête se soit trouvée précisément dans la même soirée à deux endroits différents, mais surtout sur ses traces et celles de Rose. Gabriel ne croyait plus depuis très longtemps aux hasards.

Cela excluait définitivement l’idée d’un loup-garou. Ces créatures, sous leur forme animal, n’avait plus de conscience. Il leur était impossible d’élaborer une quelconque stratégie pour s’en prendre à des étrangers fouineurs et les faire fuir. Dès le lever du jour, l’humain maudit n’avait plus aucun souvenir de ses exploits nocturnes. La chose qu’il traquait était différente. Elle semblait savoir précisément ce qu’elle cherchait et gardait une pleine conscience de ses actes même métamorphosée. Le saccage de la maison de Marie Maubert lui revint en mémoire. Tout avait été réfléchi dans la mise en scène. Ce soir-là également. Sa présence au manoir n’était pas le fruit du hasard. L’attaque contre Rose non plus. La gamine avait été repérée, tout comme lui. Tandis que les lueurs des lanternes pendues à la façade de l’auberge lui apparaissaient enfin, Gabriel, à bout de souffle, continuait de fouiller dans ses trois siècles d’expérience afin d’identifier la chose qui hantait ces lieux. La description – bien que peu sûre – de Joseph, les blessures dans le dos de Rose, tout indiquait un thériantrope, mais lequel ? Aucun de ceux qu’il avait pourchassés ne gardait sa capacité de réflexion sous sa forme maudite. C’était d’ailleurs ce qui les rendait aussi facile à attirer qu’un simple loup. Certes, pour les tuer, l’affaire se corsait quelque peu. Mais il n’avait jamais fallu plus que quelques jours à Gabriel pour attirer sa proie à l’abri des regards et l’éliminer.

Tétanisée par la douleur et le froid, Rose gémit de nouveau dans ses bras et le ramena à des considérations plus urgentes. Sur la place du village, il n’hésita pas un instant et gravit l’escalier du presbytère. A peine eût-il posé le pied sur la dernière marche que la porte s’ouvrit à toute volée, entraînée par les bourrasques plus virulentes sur le parvis de l’église en surplomb et à découvert. Grégoire vint à sa rencontre en courant.

— Seigneur tout puissant ! Est-ce qu’elle est…

— Non, mais elle est blessée.

Sans hésiter, Gabriel accepta l’aide du prêtre qui tendit les bras pour le décharger du poids inerte. Face aux mains et aux vêtements de Gabriel recouverts du sang de l’adolescente, Grégoire paniqua quelque peu.

— Emmenez-la à l’intérieur : il lui faut des soins !

   Alors que Grégoire s’attendait à ce que l’immortel lui emboîte le pas, ce dernier dévala de nouveau les marches et traversa la place au pas de course. Toujours attaché à son anneau, le cheval qu’avait emprunté Grégoire tentait de se protéger tant bien que mal de la tempête sous l’appentis de chaume qui dépassait du toit de l’auberge. Gabriel le détacha, l’enfourcha avec dextérité et disparut au galop. Abasourdi par ce départ soudain, Grégoire ne s’éternisa pourtant pas dehors. Il porta Rose jusqu’ à sa chambre et avec des gestes les plus délicats possibles la déposa sur le flan sur l’édredon de plumes. Malgré la surface moelleuse, elle émit une plainte déchirante qui crispa Grégoire. Il lui fallut pourtant ôter son manteau détrempé, ainsi que sa veste de valet. La jeune fille ne cessait de trembler.  Aussi, avant de lui retirer sa chemise imbibée de sang quitta-t-il son chevet pour aller attiser les braises du poêle et ajouter du bois. Il courut également jusqu’à la cuisine afin de chauffer de l’eau, puis revint vers le corps meurtri recroquevillé et enfoncé dans la masse duveteuse. Armé de ciseaux, il découpa la chemise et le bandeau qui comprimait la poitrine de l’adolescente. Ironiquement, celui-ci avait été un rempart de plus contre les griffes acérées de la bête, mais n’avait pas suffi à l’épargner. Devant les quatre lacérations qui barraient toute la largeur du dos délicat, le prêtre céda au réflexe de signer à plusieurs reprises. Nerveux, il maudit sur le moment Gabriel et sa manie de disparaître en le laissant dans des situations impossibles.

~*~

   Malgré sa méconnaissance des lieux, Gabriel retrouva, après quelques hésitations et erreurs de parcours, le chemin de la plage et plus précisément celui de la curieuse masure de la guérisseuse. Il descendit de cheval avant même que celui-ci se soit immobilisé et fonça vers la porte que le vent faisait trembler sur ses gonds.

   — Annwenn, ouvrez ! J’ai besoin de votre aide ! hurla-t-il pour se faire entendre malgré les éléments déchaînés.

   Gabriel attendit quelques secondes avant de reprendre le matraquage de la porte de son poing serré. A bout de patience, il ne s’embarrassa plus d’un quelconque savoir vivre et força d’un coup d’épaule le montant de bois qui céda sans mal. L’unique pièce, plongée dans l’obscurité, fut balayée par le courant d’air qui s’engouffra violement. Les herbes pendues au plafond dansèrent au dessus de la cheminée où brûlaient faiblement quelques braises. Il n’y avait aucune trace de la propriétaire des lieux. Mais bien que ce fait l’étonnât, Gabriel ne s’appesantit pas sur ce qui avait bien pu pousser la jeune femme à sortir avec un temps pareil. Il alluma une lampe à huile renversée la table par son arrivée percutante. Le verre s’était fendu et il eut toutes les peines du monde à gratter une allumette sans que cette dernière ne s’éteigne. Quand il y parvint enfin, il promena la lampe le long des étagères bien garnies et se saisit de plusieurs fioles qu’il enfourna dans ses poches.

   Il repartit aussitôt et refit le chemin inverse en un temps record. Lorsqu’il déboula comme un diable dans le presbytère, Grégoire sortit précipitamment de la chambre.

   — Où étiez-vous passé ?

    — Prendre ce qu’il fallait chez Annwenn. On doit nettoyer ses plaies avant qu’elles ne s’infectent, répondit l’immortel en le bousculant presque pour entrer dans la chambre.

   Grégoire s’était déjà occupé des premiers soins. Allongée sur le ventre, le prêtre s’était chargé d’appliquer un linge qui s’était teinté de rouge.

   — Elle a repris brièvement conscience, mais elle a perdu beaucoup de sang.

   Gabriel sortit de ses poches les fioles dérobées chez la guérisseuse et versa quelques gouttes de plusieurs d’entre d’elles sur une compresse propre et humide.

   — Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Grégoire.

   — Millefeuille et millepertuis. Elles arrêteront les saignements et désinfecteront les plaies. Quant à celle-ci, dit-il en sortant une troisième fiole de sa poche, il va falloir lui faire boire. Elle calmera les douleurs.

   Sans plus poser de question, le prêtre versa de l’eau dans un verre et laissa l’immortel doser la mixture. Debout au pied du lit, il resta silencieux et attentif aux gestes plein de prévenance de Gabriel qui, pour la première fois, ne se retranchait plus derrière son masque d’arrogant cynique. Visiblement inquiet pour la jeune fille, il grimaça lorsqu’elle poussa un gémissement de douleur et que tout son corps se crispa. Cela eut pour effet de la tirer de son inconscience. Elle enfouit d’abord son visage dans l’oreiller pour étouffer ses plaintes, puis lorsque Gabriel cessa cette torture nécessaire, elle tourna la tête vers lui. On distinguait à peine ses traits à moitié dissimulés par ses cheveux trempés et par l’oreiller. Elle tenta de se redresser, mais renonça très vite.

   — Reste tranquille, lui intima Gabriel sur d’un ton sec qui contrastait avec la douceur de ses gestes.

   Comme elle grelottait toujours, il recouvrit les compresses d’un linge propre et remonta la couverture sur ses épaules dénudées.

   — Je… je suis désolée pour vos vêtements, s’excusa-t-elle d’une voix si tenue que Grégoire dut tendre l’oreille pour l’entendre.

   En revanche, Gabriel, assis sur le bord du lit à ses côtés, avait parfaitement saisi. Après quelques secondes de sidération, il répliqua :

   — Tu … es désolée pour mes vêtements… Elle est désolée pour mes vêtements, répéta-t-il pour lui-même comme s’il avait oublié des deux autres.

   — Gabriel, elle est désorientée…, tenta Grégoire qui sentait poindre l’explosion imminente.

   — Tu as failli te faire déchiqueter et tu es désolée pour mes vêtements ! Espèce de bourrique ! Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans le concept « bestiole démoniaque en liberté : pas de promenade nocturne dans les bois » ? s’emporta l’immortel de manière tout à faire prévisible.

   Le visage pâle moucheté de taches de rousseurs disparut de nouveau dans les plis de l’oreiller. Il ne fallut qu’un sanglot étouffé de Rose  pour étrangler la colère de Gabriel. Bien que la situation ne s’y prêtât pas, Grégoire esquissa un sourire devant l’air penaud de ce dernier. Quel étrange duo, ils formaient ces deux là…

   — Est-ce que je vais moi aussi me transformer en créature démoniaque ? demanda –t-elle en deux hoquets.

   Les doigts de l’ecclésiastique se crispèrent sur le montant du lit. Dans la panique, c’était une éventualité qui lui avait complètement échappé. La menace devait être d’autant plus réelle que Gabriel tardait à répondre.

Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #17

CHAPITRE 17

Si Gabriel ne pouvait ressentir la présence de la créature dans les bois obscurs, son cheval, lui, refusa obstinément de faire un pas de plus dès que les ombres des premiers arbres se dessinèrent derrière le brouillard. L’animal se cabra, piétinant furieusement le sol gelé. Gabriel s’égosilla de nouveau pour tenter de repérer Rose, mais sa voix ne reçut qu’un écho étouffé et aucune réponse. Dans l’incapacité de raisonner sa monture, il descendit, attacha les rênes à une clôture bringuebalante et continua à pied sur le chemin qui disparaissait à chaque mètre parcouru. D’un geste curieusement peu assuré, il tourna le pommeau de sa canne pour libérer  la lame dissimulée en son sein. Il serait bien temps, plus tard, de s’interroger sur cette vive angoisse qu’il éprouvait pour la première fois face à un Égaré. Sa présence ne faisait aucun doute  au vue de la réaction du cheval qui tentait de se libérer de ses attaches pour fuir. En trois siècles, il n’avait eu qu’à se préoccuper que de sa propre vie. Presque un détail pour lui. Mais depuis sa rencontre avec Rose, tout était différent. Non contente d’être un pot de colle dont il ne parvenait pas à se défaire,  l’adolescente semblait attirer les ennuis comme des mouches.

Tandis qu’il marchait à vive allure vers l’orée du bois, il tenta de chasser de son esprit qu’il était probablement trop tard et que Rose avait été une cible de choix pour la bête. De vaines tentatives qui volèrent en éclat dès qu’il entraperçut la silhouette inerte à l’endroit où le chemin pénétrant dans les profondeurs devenait sinueux et irrégulier. Le sang de Gabriel ne fit qu’un tour. Manquant à plusieurs reprises de trébucher dans les ornières profondes et gêné par son manteau long, il courut à en perdre haleine, Arrivé à sa hauteur, il se laissa tomber à genoux près du corps inanimé. Devant les larges lacérations qui avaient réduits le manteau de Rose en lambeaux, Gabriel jura à voix, maudissant aussi bien la créature, Dieu et lui-même en un chapelet d’injures qui auraient fait défaillir Grégoire. Il dégagea les mèches de cheveux détrempées qui dissimulaient le visage livide de l’adolescente. Ses mains et son visage étaient glacés. Elle respirait difficilement, mais elle respirait. Gabriel lâcha un soupir de soulagement même s’il n’y avait pas une minute à perdre. Il rengaina son arme dans son étui et retourna avec précaution le corps. Rose, à moitié inconsciente, ne réagit que lorsque sa blessure se retrouva comprimer par le bras de Gabriel. Un gémissement plaintif s’échappa entre ses lèvres bleuies par le froid.

— Je t’interdis de mourir… Si quelqu’un doit te tuer ce sera moi ! murmura-t-il, fou d’inquiétude, en tachant de d’assurer sa prise de telle sorte qu’il ne la blesse pas davantage.

Blottie contre lui, Rose ne réagit pas à l’injonction. Gabriel reprit aussitôt la direction du village tout en  inspectant les alentours du regard. Les lamentations du vent dans les arbres couvraient le moindre bruit, jusqu’à sa propre respiration. Arrivé à l’endroit où il avait attaché le cheval, il eut la mauvaise surprise de voir que l’animal s’était volatilisé. Le centre du village était à dix minutes de marche. Bien que léger, son fardeau commençait à peser. Tout au long de ce trajet, qui lui sembla interminable, Gabriel resta sur ses gardes, à l’affût du moindre mouvement suspect. De nombreuses interrogations eurent le temps de l’assaillir. La première relevait plus de l’étonnement que de la question existentielle. Ils étaient deux proies faciles, errant à découvert sur le chemin du village. Pourquoi diable l’Egaré n’attaquait-il pas ?  Un autre point ne cessait de tourner dans son esprit.  Deux lieux séparaient la pointe où se trouvait le manoir de cette frontière de pins qui marquait l’entrée du village. Bien qu’elle ait eu le temps de les parcourir depuis le moment où ils avaient quitté le manoir, Gabriel trouvait étrange que la bête se soit trouvée précisément dans la même soirée à deux endroits différents, mais surtout sur ses traces et celles de Rose. Gabriel ne croyait plus depuis très longtemps aux hasards.

Cela excluait définitivement l’idée d’un loup-garou. Ces créatures, sous leur forme animal, n’avait plus de conscience. Il leur était impossible d’élaborer une quelconque stratégie pour s’en prendre à des étrangers fouineurs et les faire fuir. Dès le lever du jour, l’humain maudit n’avait plus aucun souvenir de ses exploits nocturnes. La chose qu’il traquait était différente. Elle semblait savoir précisément ce qu’elle cherchait et gardait une pleine conscience de ses actes même métamorphosée. Le saccage de la maison de Marie Maubert lui revint en mémoire. Tout avait été réfléchi dans la mise en scène. Ce soir-là également. Sa présence au manoir n’était pas le fruit du hasard. L’attaque contre Rose non plus. La gamine avait été repérée, tout comme lui. Tandis que les lueurs des lanternes pendues à la façade de l’auberge lui apparaissaient enfin, Gabriel, à bout de souffle, continuait de fouiller dans ses trois siècles d’expérience afin d’identifier la chose qui hantait ces lieux. La description – bien que peu sûre – de Joseph, les blessures dans le dos de Rose, tout indiquait un thériantrope, mais lequel ? Aucun de ceux qu’il avait pourchassés ne gardait sa capacité de réflexion sous sa forme maudite. C’était d’ailleurs ce qui les rendait aussi facile à attirer qu’un simple loup. Certes, pour les tuer, l’affaire se corsait quelque peu. Mais il n’avait jamais fallu plus que quelques jours à Gabriel pour attirer sa proie à l’abri des regards et l’éliminer.

Tétanisée par la douleur et le froid, Rose gémit de nouveau dans ses bras et le ramena à des considérations plus urgentes. Sur la place du village, il n’hésita pas un instant et gravit l’escalier du presbytère. A peine eût-il posé le pied sur la dernière marche que la porte s’ouvrit à toute volée, entraînée par les bourrasques plus virulentes sur le parvis de l’église en surplomb et à découvert. Grégoire vint à sa rencontre en courant.

— Seigneur tout puissant ! Est-ce qu’elle est…

— Non, mais elle est blessée.

Sans hésiter, Gabriel accepta l’aide du prêtre qui tendit les bras pour le décharger du poids inerte. Face aux mains et aux vêtements de Gabriel recouverts du sang de l’adolescente, Grégoire paniqua quelque peu.

— Emmenez-la à l’intérieur : il lui faut des soins !

   Alors que Grégoire s’attendait à ce que l’immortel lui emboîte le pas, ce dernier dévala de nouveau les marches et traversa la place au pas de course. Toujours attaché à son anneau, le cheval qu’avait emprunté Grégoire tentait de se protéger tant bien que mal de la tempête sous l’appentis de chaume qui dépassait du toit de l’auberge. Gabriel le détacha, l’enfourcha avec dextérité et disparut au galop. Abasourdi par ce départ soudain, Grégoire ne s’éternisa pourtant pas dehors. Il porta Rose jusqu’ à sa chambre et avec des gestes les plus délicats possibles la déposa sur le flan sur l’édredon de plumes. Malgré la surface moelleuse, elle émit une plainte déchirante qui crispa Grégoire. Il lui fallut pourtant ôter son manteau détrempé, ainsi que sa veste de valet. La jeune fille ne cessait de trembler.  Aussi, avant de lui retirer sa chemise imbibée de sang quitta-t-il son chevet pour aller attiser les braises du poêle et ajouter du bois. Il courut également jusqu’à la cuisine afin de chauffer de l’eau, puis revint vers le corps meurtri recroquevillé et enfoncé dans la masse duveteuse. Armé de ciseaux, il découpa la chemise et le bandeau qui comprimait la poitrine de l’adolescente. Ironiquement, celui-ci avait été un rempart de plus contre les griffes acérées de la bête, mais n’avait pas suffi à l’épargner. Devant les quatre lacérations qui barraient toute la largeur du dos délicat, le prêtre céda au réflexe de signer à plusieurs reprises. Nerveux, il maudit sur le moment Gabriel et sa manie de disparaître en le laissant dans des situations impossibles.

~*~

   Malgré sa méconnaissance des lieux, Gabriel retrouva, après quelques hésitations et erreurs de parcours, le chemin de la plage et plus précisément celui de la curieuse masure de la guérisseuse. Il descendit de cheval avant même que celui-ci se soit immobilisé et fonça vers la porte que le vent faisait trembler sur ses gonds.

   — Annwenn, ouvrez ! J’ai besoin de votre aide ! hurla-t-il pour se faire entendre malgré les éléments déchaînés.

   Gabriel attendit quelques secondes avant de reprendre le matraquage de la porte de son poing serré. A bout de patience, il ne s’embarrassa plus d’un quelconque savoir vivre et força d’un coup d’épaule le montant de bois qui céda sans mal. L’unique pièce, plongée dans l’obscurité, fut balayée par le courant d’air qui s’engouffra violement. Les herbes pendues au plafond dansèrent au dessus de la cheminée où brûlaient faiblement quelques braises. Il n’y avait aucune trace de la propriétaire des lieux. Mais bien que ce fait l’étonnât, Gabriel ne s’appesantit pas sur ce qui avait bien pu pousser la jeune femme à sortir avec un temps pareil. Il alluma une lampe à huile renversée la table par son arrivée percutante. Le verre s’était fendu et il eut toutes les peines du monde à gratter une allumette sans que cette dernière ne s’éteigne. Quand il y parvint enfin, il promena la lampe le long des étagères bien garnies et se saisit de plusieurs fioles qu’il enfourna dans ses poches.

   Il repartit aussitôt et refit le chemin inverse en un temps record. Lorsqu’il déboula comme un diable dans le presbytère, Grégoire sortit précipitamment de la chambre.

   — Où étiez-vous passé ?

    — Prendre ce qu’il fallait chez Annwenn. On doit nettoyer ses plaies avant qu’elles ne s’infectent, répondit l’immortel en le bousculant presque pour entrer dans la chambre.

   Grégoire s’était déjà occupé des premiers soins. Allongée sur le ventre, le prêtre s’était chargé d’appliquer un linge qui s’était teinté de rouge.

   — Elle a repris brièvement conscience, mais elle a perdu beaucoup de sang.

   Gabriel sortit de ses poches les fioles dérobées chez la guérisseuse et versa quelques gouttes de plusieurs d’entre d’elles sur une compresse propre et humide.

   — Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Grégoire.

   — Millefeuille et millepertuis. Elles arrêteront les saignements et désinfecteront les plaies. Quant à celle-ci, dit-il en sortant une troisième fiole de sa poche, il va falloir lui faire boire. Elle calmera les douleurs.

   Sans plus poser de question, le prêtre versa de l’eau dans un verre et laissa l’immortel doser la mixture. Debout au pied du lit, il resta silencieux et attentif aux gestes plein de prévenance de Gabriel qui, pour la première fois, ne se retranchait plus derrière son masque d’arrogant cynique. Visiblement inquiet pour la jeune fille, il grimaça lorsqu’elle poussa un gémissement de douleur et que tout son corps se crispa. Cela eut pour effet de la tirer de son inconscience. Elle enfouit d’abord son visage dans l’oreiller pour étouffer ses plaintes, puis lorsque Gabriel cessa cette torture nécessaire, elle tourna la tête vers lui. On distinguait à peine ses traits à moitié dissimulés par ses cheveux trempés et par l’oreiller. Elle tenta de se redresser, mais renonça très vite.

   — Reste tranquille, lui intima Gabriel sur d’un ton sec qui contrastait avec la douceur de ses gestes.

   Comme elle grelottait toujours, il recouvrit les compresses d’un linge propre et remonta la couverture sur ses épaules dénudées.

   — Je… je suis désolée pour vos vêtements, s’excusa-t-elle d’une voix si tenue que Grégoire dut tendre l’oreille pour l’entendre.

   En revanche, Gabriel, assis sur le bord du lit à ses côtés, avait parfaitement saisi. Après quelques secondes de sidération, il répliqua :

   — Tu … es désolée pour mes vêtements… Elle est désolée pour mes vêtements, répéta-t-il pour lui-même comme s’il avait oublié des deux autres.

   — Gabriel, elle est désorientée…, tenta Grégoire qui sentait poindre l’explosion imminente.

   — Tu as failli te faire déchiqueter et tu es désolée pour mes vêtements ! Espèce de bourrique ! Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans le concept « bestiole démoniaque en liberté : pas de promenade nocturne dans les bois » ? s’emporta l’immortel de manière tout à faire prévisible.

   Le visage pâle moucheté de taches de rousseurs disparut de nouveau dans les plis de l’oreiller. Il ne fallut qu’un sanglot étouffé de Rose  pour étrangler la colère de Gabriel. Bien que la situation ne s’y prêtât pas, Grégoire esquissa un sourire devant l’air penaud de ce dernier. Quel étrange duo, ils formaient ces deux là…

   — Est-ce que je vais moi aussi me transformer en créature démoniaque ? demanda –t-elle en deux hoquets.

   Les doigts de l’ecclésiastique se crispèrent sur le montant du lit. Dans la panique, c’était une éventualité qui lui avait complètement échappé. La menace devait être d’autant plus réelle que Gabriel tardait à répondre.


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