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Quand le verbe se conjugue

Par Jlk
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Lettres par-dessus les murs (42)
Ramallah, le 6 juin 2008, matin.

Cher JLs,
J'ai lu avec plaisir ton entretien avec Jean-Michel Olivier, ce matin. Une phrase m'a frappé, une parmi d'autres, cette terrible vérité que tu admets, que l'écrivain est soumis à cette loi jamais formulée de « mon verbe contre le tien ». Terrible vérité parce qu'elle casse le mythe angélique d'une littérature ouverte, le lieu d'une communion humaine, d'un partage spirituel qui transcende les époques – qu'elle rectifie ce mythe, disons, pour y laisser à l'individu égoïste et conquérant sa juste place, sa trop grande place. S'arrêter là serait désespérant, à quoi sert-elle, alors, cette belle littérature, à quoi bon tenir le « journal de bord de l'humanité » si personne ne le lit, sinon ses auteurs enchantés par la sonorité de leurs propres mots…
Cela m'a fait penser à un passage du bouquin de Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, où l'on voit un écrivain regarder une lectrice, par la fenêtre de son bureau, et l'écrivain en panne d'inspiration de se demander ce qu'elle lit, avec tant d'attention, et de se mettre à écrire pour elle – pas vraiment pour elle, bien sûr, mais pour le regard qu'elle posera sur ses mots à lui – et tout son projet d'écriture se ratatine alors en une bête entreprise de séduction, parce qu'il serait prêt à écrire n'importe quoi, des romans de gare, à l'eau de rose, à trois sous, pour peu qu'elle les lise avec la même attention, avec la même émotion, avec les mêmes soupirs et les mêmes froncements de sourcils.
Je te suppose aussi intéressé que lui, que moi, à séduire cette lectrice, étendue dans les herbes hautes de la Désirade… je crois que tu y réussis, parce que ce blog est fait pour elle, elle peut s'y promener en toute liberté, sans craindre d'être assaillie par un quelconque scribouillard avide de lui faire avaler ses mots, et elle choisira ses livres, ses phrases et ses images comme on fait un bouquet. Je te jette des fleurs donc, ce que je veux dire, c'est que par un miracle dont je ne veux pas connaître les rouages, ces écrits échappent à la loi du plus fort énoncée plus haut, et c'est ce qui me fait lire jour après jour ces carnets tournés vers l'Autre. J'aime le foutoir qui y règne, la façon dont ces billets changent de place à toute heure du jour, on découvre des textes écrits il y a dix ans, des fusées tapées à l'instant, qui disparaissent, reviennent dix jours plus tard, on a l'impression de contempler la table d'un bureau, vue de haut, un bureau jonché de papiers qu'on écrit, qu'on relit, qu'on empile, qu'on annote, qui finissent en boule, sont récupérés, défroissés, récrits, rangés et dérangés par des mains jamais immobiles, et ce qui fuse ici c'est la création à l'état brut, sidérante, pour ceux qui cherchent lentement le mot juste, qui rêvent ensuite de le graver dans l'éternité de la pierre ou du firmament, quand ils devraient plutôt se laisser porter par le vent, qui jetterait sur leur feuille des mots bien plus justes, bien plus vivants. C'est au jour d'aujourd'hui ce que je crois avoir tiré de cette correspondance longue de trois mois... quelques idées et un ami – dans quelques semaines nous nous serrerons la pince pour de vrai, j'ai hâte.
En attendant, je te donne vite d'autres nouvelles de Palestine - que je vois mal en ce moment, à cause de ma grippe, et parce que la vigne folle a envahi de ses feuilles tout l'horizon de ma fenêtre. J'entends des tirs dans la rue, des tirs de joie, à cause de la victoire d'Obama, ou des tirs de colère, à cause de sa belle tirade sur Jérusalem capitale d'Israël, je ne sais. L'espoir s'effiloche de jour en jour, je préfère écouter, ce matin, les chants entrelacés de l'appel à la prière, ils ont engagé une nouvelle équipe de muezzins mélomanes, ou alors on a changé les hauts-parleurs de tous les minarets, c'est très mélodieux aujourd'hui, ça donne presque envie de croire.
PS. Entre nous : je te joins mon roman, enfin, je suis sûr que tu n'as absolument rien d'autre à lire en ce moment...   Zinoviev3.jpg
A La Désirade, ce même 6 juin, après-midi.
Cher vieux,
Merci pour le foutoir et les fleurs : c’est vrai que ça fait beaucoup, lorsque tu reçois à peu près vingt livres par jour, donc à peu près cinq cents auteurs par mois qui défilent sous tes fenêtres avec leur calicot perso : et Moi ? et Moi ? et Moi ? Et voilà que tu m’envoies ton roman en messie virtuel, sans douter une seconde que je vais l’imprimer fissa et le lire dans la foulée et m’impatienter de le voir édité et de le saluer comme THE roman qu’on attendait.
Tu connais Les frères Holt ? C’est un roman américain, je crois, que j’ai lu en version abrégée dans le famous Sélection du Reader’s Digest, il y a de ça au moins un demi-siècle, qui racontait l’histoire de deux frères bibliophages finissant étouffés dans leur appart’ plein de livres et de revues et de journaux. Voilà La Désirade mon canard : à peu près 15.000 livres que je viens d’amputer de 5000 transplantés à mon nouvel Atelier et qui vont s’augmenter de 10.000 nouveaux quand nous aurons liquidé l’appart’ lausannois que nos filles quittent ces jours pour cohabiter avec je ne sais quels lascars. Et tu m’envoies un roman sous ton tas de fleurs. Alors gaffe que ce soit bon, car j’attaque tout à l’heure. Je finis de lire Vivre en Russe de Nivat père, formidable patchwork du slaviste à travers le temps et les lieux de la plus ou moins sainte Russie, de Pasternak à Poutine, et ensuite je finis Bagdad, zone rouge de sa fille Anne, non moins remarquable reportage à travers Bagdad et ses humanités. Je n’irai pas jusqu’à dire que je n’ai rien d’autre à lire ces jours que ton roman, puisque je viens de me lancer dans Le cheval rouge, vaste fresque tolstoïenne d’Eugenio Corti dont les 50 premières des 1000 pages m’ont déjà beaucoup touché (on y découvre une communauté de paysans et d'ouvriers de Brianza, en juin 1940, dont les jeunes gens vont partir à la guerre sous la bannière de l'Italie fasciste, à laquelle les gens de la région sont massivement opposés), mais enfin tu sais ma curiosité et mon impatience de voir éclore le verbe neuf. «Mon verbe contre le tien» est un constat-sentence qui relève des lois de la nature, mais le rôle du lecteur est de résister à celle-ci et d’acclimater les contraires. Moi qui suis un fou de Marc Levy, comme tu sais, je me fais fort d’apprécier tout autant Guillaume Musso. The Complete Man…
Mais aucun mérite à cela: à vrai dire, les « purs » m’ont toujours gonflé, qui te soutiennent qu’il n’y a QUE l’école de Barbara Cartland qui mérite l’estime, foi de Blanchot, ou QUE la tendance dure de l’autofiction genre Journal de Bridget Jones qui tienne, comme le pressentait déjà notre cher Roland Barthes en ses éclairs de lucidité prophétique.
Blague à part, et pour en finir avec les exclusives anorexiques, j’ai été touché qu’au début de Bagdad, zone rouge, Anne Nivat rende un chic hommage à Shrapnels d’Elisabeth Horem, qui parle de la ville en guerre de l’intérieur de son bunker sécurisé de femme d’ambassadeur, avec une acuité de perception et une finesse d'expression rares. C’est ça la littérature à mes yeux : à la fois Bashung et Schubert, Vincent l’agité et Rothko, Godard et Sokourov, ton verbe tout contre le leur...
D’ailleurs, Pascal, quelle autre preuve de ton existence ai-je que ton verbe ?   Images: Anonyme, L'Autre sous le voile; Alexandre Zinoviev, Convivialité littéraire. 

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