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Le bac philo : du « buzz » à la réalité

Publié le 24 juin 2008 par Stéphane Vial

Dans son édition du 16 juin 2008, Le Monde.fr titrait : « la “reine philo” a perdu de sa superbe ». Mot d’esprit ou instant de vérité ? D’après le célèbre quotidien, il faut comprendre par là que « l’épreuve de philosophie du baccalauréat (qui célèbre ses 200 ans cette année) garde une image forte mais surannée ».

Essayons d’y voir plus clair. Tout d’abord, une petite précision de vocabulaire. La « superbe » désigne, dans une forme non moins « surannée » de langue française, un certain « orgueil mêlé de dédain exprimant un sentiment de supériorité » [1]. Ainsi serait la philosophie aujourd’hui : déchue et descendue de son piédestal muséal d’où rayonnait autrefois — l’ambivalence du terme « superbe » n’échappant à personne — sa beauté éclatante. La philosophie aurait donc perdu son éclat, fait de grandeur et de beauté. D’où son « image forte mais surannée ». Ce qui semble indiquer que, dans l’esprit des Français et des futurs bacheliers, la philosophie aujourd’hui n’est plus qu’une relique républicaine, une dorure palatiale qui ne sert plus à grand chose dans notre terriblement-moderne-monde-contemporain et n’est plus guère efficace face à nos terriblement-nouveaux-élèves-d’aujourd’hui.

Pourtant, souligne l’article, « Les autres disciplines ne bénéficient pas de ce traitement médiatique ; elles n’intéressent guère le public. » Donc la philosophie intéresse le public, ce que confirme d’ailleurs le succès des café-philo, des universités populaires, ou encore des nombreuses émissions de télévision consacrées au commentaire des sujets du bac philo au soir de l’épreuve. Ainsi, sur Public Sénat, Pierre Sled et ses invités mettaient en relation le sujet « Est-ce à la loi de décider de mon bonheur ? » (2ème sujet de dissertation, bac philo STI 2008) avec la politique de Nicolas Sarkozy. Alors, il faudrait savoir : la philo du bac est-elle surannée ou bien d’un intérêt tel pour le public que tout le monde en parle ?

Il n’empêche que Le Monde.fr se plaît à voir dans l’épreuve de philosophie au bac « la bête noire des lycéens », alimentant ainsi à merveille les mythes et les fantasmes qui ne cessent de hanter cette épreuve d’année en année, ainsi que le rappelle très justement et avec beaucoup moins d’effets de buzz l’enquête de Philosophie Magazine (n° 20, juin 2008) sur la notation au bac philo.

On aurait bien aimé, dans les colonnes d’un quotidien qui aime jouer de sa superbe, trouver un ou deux arguments, un ou deux chiffres, un ou deux sondages, permettant d’établir ne serait-ce qu’un tout petit peu la vérité d’un tel constat. Et bien non. Une simple affirmation — arbitraire — suffira pour faire l’information — autoritaire.

Ainsi, en guise d’explication, on « apprend » que :

« La « philo » a mal franchi le cap de la massification sociale des études secondaires et celui du XXIe siècle. »

Pourquoi ? On sait pas. Il semble que la superbe du Monde fasse suffisamment autorité. Comment ? Vous trouvez que je fais semblant de ne pas comprendre ? D’accord. Je vais donc faire comme tout le monde et faire semblant de comprendre.

L’idée, c’est quoi ? L’idée, c’est que les études secondaires se sont « massifiées ». Cela veut dire que le peuple, le grand public, la « France d’en bas » en somme, a eu accès au baccalauréat et donc au bac philo. Conséquence : d’après Le Monde.fr, cette démocratisation de l’épreuve de philosophie a fait perdre de sa superbe à la « reine philo ». Forcément, quand « 493 398 candidats bacheliers (baccalauréats généraux et technologiques) doivent encore [sic] passer par cette « épreuve reine », soit 80 % de la totalité des 615 625 lycéens inscrits au bac 2008 », y a comme un problème. Beurk, tous ces gens qui doivent « encore » — notez le caractère désapprobateur de ce terme sous la plume du Monde — subir cette vieillerie.

Mais quel est l’argument, au fond ? Qu’il ne fallait pas démocratiser le baccalauréat ? Qu’il fallait laisser la « reine philo » sur son piédestal élitiste (comme d’ailleurs toutes les autres disciplines constitutives du baccalauréat depuis sa création) ? Que la philosophie perd de sa grandeur lorsqu’elle s’abaisse jusqu’au peuple ? Cela veut dire quoi « mal franchi[r] le cap de la massification sociale des études secondaires » ?

La réponse est un peu plus bas dans l’article, sous couvert d’un professeur de philosophie qui rappelle que « Face aux copies, on mesure le fossé entre attentes et réalité. » Certes. Mais pourquoi ? Parce qu’étant plus nombreux, ils ne peuvent pas tous être aussi bons qu’autrefois, lorsqu’il n’y avait qu’une poignée de jeunes gens issus des classes sociales les plus culturellement favorisées qui candidataient (on verra plus bas qu’on idéalise beaucoup le passé et qu’« autrefois » les résultats étaient moins bons qu’aujourd’hui !!). Ainsi, la conséquence directe de la massification serait une baisse de niveau.

Et l’article de conclure :

« Alors que se rode cet exercice – hérité de l’agrégation et de l’École normale supérieure –, les élèves dont on dit poliment qu’ils sont « issus de la massification » arrivent dans le secondaire et peinent à le dominer. »

Notez l’analogie douteuse — voire discriminatoire — de l’expression « issus de la massification » avec celle, bien connue des médias, de « issus de l’immigration ». Comme si les mauvais élèves du peuple avaient émigré de leurs marges culturelles pour immigrer sur les terres du baccalauréat dont ils perturberaient ainsi l’équilibre élitiste ancestral. Résultat : beurk, avec cette massification, ils nous ont tout sali notre joli bac philo plein de superbe. La faute à qui ? La faute à la philo, pardi ! Cette saleté surannée qui n’a pas évolué !

Ainsi, ce qu’on veut nous faire croire dans cet article, c’est que l’épreuve de philosophie actuelle est une épreuve élitiste, qui convenait bien aux bacheliers d’élite d’autrefois, mais pas aux bacheliers du peuple d’aujourd’hui. On veut nous faire croire qu’on torture les élèves « issus de la massification » avec une épreuve de philosophie trop difficile pour eux. On veut nous faire croire qu’il est urgent de changer l’épreuve de philosophie au bac pour l’adapter au public d’aujourd’hui, jugé incapable de répondre aux attentes d’une dissertation ou d’une explication de texte. On veut nous faire croire que si ça ne change pas, c’est la faute aux professeurs de philosophie, qui sont de vieux conservateurs fichus d’une longue barbe et opposés à toute évolution. On veut nous faire croire que la philosophie ne sait pas évoluer et qu’elle est incapable de franchir le « cap du XXIe siècle ».

Le même article du Monde, en se référant à l’historien de l’éducation Bruno Poucet, auteur d’Enseigner la philosophie, histoire d’une discipline scolaire (1860-1990) (éd. du CNRS), rappelle pourtant à juste titre, que l’épreuve de philosophie au bac a considérablement évolué depuis sa création en 1808.

 Sur les résultats d’abord : à l’époque, tout d’élite que sont les candidats, on compte « 60 % d’échecs à l’épreuve ». Le moins qu’on puisse dire c’est que, de ce point de vue, le bac philo a fait des progrès considérables, et ce, malgré la « massification » dont on voit qu’elle est un obstacle fort négligeable, voire inexistant, au succès de cette épreuve.

7;épreuve moderne est en train de naître » avec l’apparition de la dissertation dans laquelle « Il ne s’agit plus de synthétiser le cours, mais de démêler le vrai du faux, de faire usage de sa faculté de juger et de défendre une thèse ».

Y a-t-il vraiment quelque chose de « dépassé » à avoir conduit les candidats au bac, comme c’est toujours le cas aujourd’hui, à essayer de faire usage de leur faculté de juger et réfléchir par eux-mêmes à des questions de société ? À l’heure où le divorce grandit entre le grand public et l’art contemporain, est-ce vraiment « dépassé » de demander aux futurs bacheliers de réfléchir à la question « Peut-on aimer une oeuvre d’art sans la comprendre ? » (bac philo STI 2008) À l’heure où les replis communautaires sont souvent source de vives tensions (voir encore l’actualité de cette semaine), est-ce vraiment « dépassé » de faire réfléchir nos élèves à « La perception peut-elle s’éduquer ? » (bac philo L 2008)

La vérité, c’est que l’épreuve de philosophie au bac représente aujourd’hui une chance exceptionnelle pour tous les candidats quels qu’ils soient, à qui l’on donne l’occasion hautement républicaine, à l’âge où ils deviennent majeurs et acquièrent le droit de voter comme celui de conduire, de faire preuve d’esprit critique et d’exercer librement leur capacité de pensée, que l’on suppose présente en chacun d’entre eux, qu’ils soient « issus de la massification » ou « issus de l’élite » (et ceux qui réfléchissent le plus ou le mieux ne sont pas toujours ceux que l’on croit…).

Cela est si vrai qu’ils sont les premiers à s’en rendre compte. Ainsi les élèves de terminale du baccalauréat professionnel réclament eux-mêmes l’introduction de la philosophie dans leurs épreuves — comme il ressort des expérimentations pédagogiques dans ces classes auxquelles j’ai moi-même eu l’occasion de prendre part dans le passé. Ils le réclament parce que, dans le système actuel, l’épreuve de philosophie est réservée aux candidats du bac général et technologique et qu’ils estiment qu’ils ont le même droit à la pensée que les autres. Le bac philo ne franchira donc le « cap du XXIe siècle » que lorsqu’il aura le courage de poursuivre la massification jusqu’au bout.

Changer l’épreuve du bac philo ? Ouvrons-la plutôt à ceux qui continuent d’en être exclus. Et que chacun, avec ses moyens, tente de faire de la philosophie. Les notes vont de zéro à vingt, ce n’est pas pour rien.

Et si ça ne change pas assez au goût des rédactions, qui sont obligées, les pauvres, de faire toujours les mêmes reportages et les mêmes articles sur le bac philo lors du coup d’envoi des épreuves au mois de juin de chaque année, qu’elles essayent, elles aussi, d’évoluer.

NOTES

[1] Trésor Informatisé de la Langue Française (TLFI).


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