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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #18

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #18

CHAPITRE 18

— Je suis navré de te l’annoncer de cette manière, mais… tu es déjà une créature du diable envoyée pour me pourrir l’existence ! s’emporta  soudain Gabriel en balançant d’un geste rageur le linge qu’il avait à la main dans la bassine d’eau posée au pied du lit.

Sur ces mots qui ne rassurèrent pas vraiment ni Grégoire ni Rose, il se leva, furieux, et quitta la chambre sans une once d’explication supplémentaire. La jeune fille enfouit de nouveau son nez son l’oreiller et détourna le visage lorsque le prêtre vint prendre la place de l’immortel. Emu par sa détresse, Grégoire effleura les cheveux mouillés de l’adolescente et tenta de la réconforter :

— Certains hommes sont de parfaits imbéciles quand il s’agit d’exprimer ce qu’ils ressentent. Il n’est pas en colère, mais il a eu très peur.

Mais ses mots n’eurent aucun impact. Rose se remit à sangloter de plus belle.

— Je suis fatiguée et j’ai envie de rester seule, le congédia-t-elle d’une petite voix.

Le prêtre se leva et alla dénicher dans son armoire quelques vêtements civils. Il retrouva Gabriel assis devant l’âtre de la cheminée de la pièce à vivre. Accablé, l’immortel, les coudes appuyés sur ses genoux, se prenait la tête entre ses mains. Il ne bougea pas, même lorsque Grégoire déposa sur son accoudoir les vêtements secs. Si cela avait été quelqu’un d’autre, il aurait pu le croire en pleine prière pour le salut de l’adolescente. L’ecclésiastique s’installa en silence sur un tabouret inconfortable au plus près des braises qu’il attisa à l’aide d’un tisonnier.  En entendant l’autre sortir enfin de ses sombres réflexions, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour le voir inspecter la tenue prêtée.

— J’ai eu pitié de vous : je vous ai épargné la robe, plaisanta-t-il.

Gabriel répondit au rictus complice du prêtre.

— Cette peste a brûlé toutes mes affaires…

Grégoire ne put s’empêcher de laisser échapper un rire contenu devant la mine déconfite de l’immortel.

— Au temps pour moi, Gabriel, j’avais sous-estimé le caractère de l’adversaire… Elle a de la suite dans les idées ! s’amusa-t-il avant de reprendre son sérieux. Il n’en reste pas moins que ce qui s’est passé ce soir illustre parfaitement ce que nous disions ce matin : votre monde est trop dangereux pour elle.

Comme souvent lorsqu’une discussion le mettait dans l’embarras, Gabriel s’enferma dans le mutisme. Les paroles de Grégoire étaient l’évidence même. Fourbu de fatigue, il se leva lentement et ôta son manteau et sa redingote trempés. Grégoire le laissa se changer et prit l’initiative – que son invité apprécierait sûrement – d’aller chercher son « tord boyau » dans la remise. Quand il en sortit, il resta un moment sur le seuil, tétanisé par ce qu’il voyait. Gabriel venait d’ôter sa chemise et lui tournait le dos. Ou du moins ce qu’il en restait. Son buste n’était plus qu’un lacis de cicatrices et de brûlures plus ou moins anciennes aux bords tantôt charnus, tantôt lisses. Mais ce n’était pas ce qui troublait le plus Grégoire, trop familier avec les méthodes punitives que la Sainte-Vehme réservait aux plus récalcitrants de leurs membres. Sur l’épaule droite, marqué au fer rouge comme un vulgaire animal, l’immortel arborait l’emblème de l’ordre : une croix rouge cerclée. Impossible pour lui d’oublier à qui il appartenait. Grégoire serra ses doigts autour de la bouteille en regrettant qu’il ne s’agisse pas du cou du fondateur de cette Confrérie de malheur.

Gabriel sentit la présence du prêtre derrière lui et s’empressa de revêtir une chemise en priant pour que la fouine curieuse qu’il était ne lui posât aucune question. Il n’avait définitivement pas la force de se soumettre à un interrogatoire ce soir-là. Le prêtre le comprit à son attitude soudain froide et distante quand il s’approcha.

— Vous êtes un personnage singulier Gabriel Voltz : j’ai beaucoup de mal à vous cerner, commenta-t-il en tirant le tabouret entre les deux fauteuils pour y déposer la bouteille d’eau de vie et deux verres.

— Cela dit, ce n’est pas comme si nous nous connaissions de longue date et que nous étions amis, répliqua l’immortel que la vue de l’alcool détendit quelque peu.

— Effectivement. Mais j’espère en toute sincérité que ce sera le cas un jour. Ce que vous faites pour cette jeune fille en dit beaucoup sur ce que vous tentez désespérément de cacher.

— A savoir ?

— Vous êtes un homme bien, même si vous faites tout pour que l’on pense le contraire.

Gabriel ricana. La naïveté de l’ecclésiastique était touchante. Tout en considérant avec attention ses traits juvéniles tandis qu’il prenait place face à lui, il se demanda si le don d’empathie du prêtre était tel qu’il pouvait percer les carapaces les plus hermétiques ou si son optimisme exacerbé le poussait à ne voir que ce qu’il avait de bon dans chaque être.

— Rose ne craint rien, n’est-ce pas ? poursuit Grégoire sans chercher à cacher son inquiétude.

— Si vous parlez d’une quelconque contamination, je ne pense pas. Je ne sais pas quel genre de thériantrope rode dans les parages, mais leur condition est due à une malédiction lancée par un Occulte et elle ne se transmet pas de cette manière contrairement aux croyances qui circulent à leur sujet. En revanche, vu les plaies, Rose n’est pas à l’abri d’une infection.

— Prions pour cela n’arrive pas.

— Je vous laisse faire, ricana Gabriel. J’ai davantage foi dans les mixtures de votre mystérieuse guérisseuse.

— Pourquoi « mystérieuse » ?

— Elle n’était pas chez elle ce soir.

— On l’aura probablement appelée en urgence. Je vous rappelle qu’il n’y a plus de médecin dans le village.

Gabriel émit un vague murmure. Grégoire avait probablement raison. D’autant qu’il était difficile de la suspecter étant donné que le prêtre lui-même témoignait de sa présence à ses côtés la nuit de l’attaque contre le docteur Leguern. Toutefois, il était clair que la jeune femme ne lui avait pas encore tout révélé. La présence d’aconit parmi ses fioles en attestait.

— J’irai la voir demain matin, enchaîna Grégoire. Elle saura sûrement mieux que nous quoi faire pour soulager Rose.

Comme son interlocuteur ne répondit pas, il prit cela comme un accord tacite.

— Vous devriez aller vous reposer : vous avez une tête à faire peur. Je veillerai sur elle, proposa-t-il.

Gabriel but d’un trait le verre qu’on lui avait servi et répondit par la négative d’un signe de tête. Il se leva toutefois et se dirigea la porte de la salle sous le regard toujours inquiet du prêtre. Arrivé à son seuil, il marqua un temps d’arrêt :

— Merci pour tout ce que vous faites pour nous, mon père. Vous arrivez presque à me réconcilier avec votre fonction.

Sans remarquer le sourire las de Grégoire, il sortit dans le couloir froid du presbytère, s’étonnant lui –même de l’emploi saugrenu de ce « nous » qui lui avait échappé. Il aurait pu dire « Merci pour tout ce que vous faites pour elle. » ou à l’extrême limite « pour moi », mais ce « nous » n’aurait pas dû exister.  Parce que ce « nous » traduisait son incapacité à prendre une décision sensée concernant Rose ; parce qu’il trahissait son manque de volonté de l’éloigner malgré le danger ; parce que, pour la première fois depuis longtemps, il se sentait utile et comptait pour quelqu’un. Au cours de ces derniers mois où il était censé lui trouver un foyer, il s’était surpris à apprécier la présence envahissante de cette tornade rousse qui ne lui laissait que peu de répit. Choyée pendant seize ans par des parents aimants, la gamine recherchait par tous les moyens à recréer ce cocon rassurant. Sans le lui avouer, et se retranchant derrière une mauvaise humeur de façade, il avait apprécié chacune de ses intrusions dans son bureau pour qu’il éclaire sa lanterne sur tantôt une créature qui leur était tombée dessus au détour d’une rue, tantôt sur des choses anodines qui se transformaient très vite en questions existentielles pour Rose. Un sourire lui échappa au souvenir d’une de ces soirées où elle lui avait tenu le crachoir pendant deux heures au sujet de Madeleine, la gouvernante, qu’elle suspectait être une goule maléfique. Il n’avait compris qu’au bout de cette interminable discussion qu’il ne s’agissait que d’un stratagème pour qu’il ne quitte pas la maison comme il le faisait chaque nuit. Au moment de franchir la porte, il avait lu clairement dans son regard toujours expressif cette panique de se retrouver seule s’il lui arrivait quelque chose.

Devant la porte de la chambre de Grégoire, Gabriel, assailli par une idée funeste, marqua un temps d’arrêt et colla son front sur le bois glacé du battant, une main sur la poignée. Et s’il lui arrivait quoi que ce soit à elle, serait-il capable de continuer à vivre avec sa mort sur la conscience ? Celle de cette famille massacrée par Varga et ses hommes pour lui être venue en aide le hantait chaque jour depuis dix ans. Cette famille et combien d’autres encore à travers les siècles ? Pour chacun d’eux, la sentence était tombée, implacable et prévisible. Son dos se crispa comme s’il s’attendait recevoir les prochains coups pour avoir une fois de plus brisé les règles du Secret.

Dans la chambre plongée dans une douce pénombre, Rose semblait assoupie, toujours allongée sur le ventre. Il s’assit en faisant attention à chaque mouvement pour ne pas la réveiller et souleva avec la même application la couverture. Les compresses s’étaient vite teintées de son sang, mais les plaies ne saignaient plus. Du bout des doigts, il souleva les cataplasmes qui dégageaient une forte odeur de plante. Bien que ses gestes soient doux, ils réveillèrent aussitôt la jeune fille qui se crispa quand le tissu se décolla des blessures encore à vif. Elle renonça rapidement à lever la tête et se contenta d’observer son protecteur penché sur elle. Son visage grave et impénétrable ne lui donnait pas la moindre information sur son état d’esprit. Etait-il encore en colère ? Ou allait-il se montrer, comme à l’accoutumée, cynique et léger ? Son examen terminé, Gabriel replaça les linges et remonta la couverture sur les épaules de Rose.

— Tu as mal ? l’interrogea-t-il d’une voix trop froide pour l’émotive jeune fille qui sentait une boule douloureuse se loger de nouveau dans sa gorge.

— Ça brûle, mais c’est supportable.

En réalité, c’était loin d’être le cas. Le moindre mouvement de respiration la faisait horriblement souffrir, mais, dans son esprit, valait mieux mentir que de l’entendre à nouveau lui faire des remontrances. Même tout à fait justifiées.

— Je suis vraiment désolée… J’ai eu peur… Je ne veux pas être enfermée dans une prison aussi catholique soit-elle.

— Ce n’est pas une prison, mais un endroit où tu seras en sécurité et où tu recevras une bonne éducation.

— Ça m’est égal ! Je veux rester avec vous ! insista-t-elle en s’efforçant de contenir son angoisse à l’idée qu’il refuse.

Gabriel soupira. Tête basse et appuyé sur sa jambe repliée sur le bord du lit,  il ratissa ses cheveux collés à son crâne.

— La Sainte-Vehme a des espions cachés partout et surtout après moi. Je ne peux pas prendre ce risque Rose ! Le fait d’avoir échappé à leur vigilance ces trois derniers mois est déjà un miracle en soi. Je t’en prie, essaie de comprendre ! se surprit-il à la supplier.

— Eh bien, moi, je suis prête à le prendre ce risque ! Je ne peux pas retourner à une vie normale en sachant ce qui se cache dans l’ombre !

Ses yeux gris traduisaient une détermination sans faille qui désarçonna Gabriel. Des pensées toutes plus contradictoires les unes que les autres se heurtaient dans sa tête traversée par une migraine lancinante. Il ne pouvait pas prendre de décision dans ces conditions.

— Nous en reparlerons quand tu seras sur pieds et que je pourrais te botter le cul pour te persuader te t’éloigner de moi, décréta-t-il. Dis-moi plutôt ce que tu as vu cette nuit. A quoi ressemble la bête qui t’a attaquée ?

— Je ne l’ai pas vue. Elle m’a clouée au sol et je crois qu’elle m’a… , Rose hésita un instants sur les termes tant ses souvenirs, avec le recul, lui semblait étranges. Elle m’a reniflée et je crois qu’elle m’a léchée.

Les sourcils de Gabriel se haussèrent en une mimique presque grotesque.

— Rose, tu sais que j’ai l’esprit extrêmement mal placé : sois plus précise et donne-moi des détails. Elle t’a léchée quoi exactement ?

La jeune fille leva légèrement son nez froncé de l’oreiller. Connaissant l’énergumène et son rictus goguenard, elle se doutait bien que l’allusion devait être grivoise, mais ne comprit pas du tout de quoi il parlait.

— Ses griffures… Qu’est-ce que vous voulez qu’elle ait léché d’autre ?

L’innocence de sa protégée le fit sourire franchement.

— Rien… Une plaisanterie de mauvais goût, éluda-t-il d’un mouvement de main désinvolte.

— Eh bien, je dois avoir mauvais goût aussi parce que ça l’a fait rugir et elle est partie aussitôt.

— Elle m’a probablement entendu arriver. Heureusement pour toi d’ailleurs.

Cela étant dit, il n’était pas plus avancé. La créature était apparue deux fois la même nuit et il n’avait pas eu l’occasion de voir de visu à quoi elle ressemblait. Mais ce n’était que partie remise. Dès la nuit prochaine, il comptait bien partir en chasse.

— Il faut mieux que tu restes chez Grégoire le temps que cette affaire soit résolue. C’est sans doute la première fois qu’il se retrouve avec une femme à demi-nue dans son lit : il ne verra sans doute pas d’objection à ce que l’expérience se prolonge quelques jours.

Un franc sourire se dessina sur les lèvres pâles de la jeune fille. Pas pour la plaisanterie douteuse, mais parce que l’immortel avait retrouvé sa gouaille habituelle : signe qu’il ne lui en voulait plus pour l’escapade. Elle se sentit d’autant plus tranquillisée quand  elle le vit prendre le seul siège de la chambre et l’approcher du lit.

— Dors maintenant, lui intima-t-il en allongeant ses longues jambes devant lui.

Malgré la douleur encore vive, Rose ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir, bercée par la certitude qu’il ne bougerait pas de son chevet de la nuit.

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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #18

CHAPITRE 18

— Je suis navré de te l’annoncer de cette manière, mais… tu es déjà une créature du diable envoyée pour me pourrir l’existence ! s’emporta  soudain Gabriel en balançant d’un geste rageur le linge qu’il avait à la main dans la bassine d’eau posée au pied du lit.

Sur ces mots qui ne rassurèrent pas vraiment ni Grégoire ni Rose, il se leva, furieux, et quitta la chambre sans une once d’explication supplémentaire. La jeune fille enfouit de nouveau son nez son l’oreiller et détourna le visage lorsque le prêtre vint prendre la place de l’immortel. Emu par sa détresse, Grégoire effleura les cheveux mouillés de l’adolescente et tenta de la réconforter :

— Certains hommes sont de parfaits imbéciles quand il s’agit d’exprimer ce qu’ils ressentent. Il n’est pas en colère, mais il a eu très peur.

Mais ses mots n’eurent aucun impact. Rose se remit à sangloter de plus belle.

— Je suis fatiguée et j’ai envie de rester seule, le congédia-t-elle d’une petite voix.

Le prêtre se leva et alla dénicher dans son armoire quelques vêtements civils. Il retrouva Gabriel assis devant l’âtre de la cheminée de la pièce à vivre. Accablé, l’immortel, les coudes appuyés sur ses genoux, se prenait la tête entre ses mains. Il ne bougea pas, même lorsque Grégoire déposa sur son accoudoir les vêtements secs. Si cela avait été quelqu’un d’autre, il aurait pu le croire en pleine prière pour le salut de l’adolescente. L’ecclésiastique s’installa en silence sur un tabouret inconfortable au plus près des braises qu’il attisa à l’aide d’un tisonnier.  En entendant l’autre sortir enfin de ses sombres réflexions, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour le voir inspecter la tenue prêtée.

— J’ai eu pitié de vous : je vous ai épargné la robe, plaisanta-t-il.

Gabriel répondit au rictus complice du prêtre.

— Cette peste a brûlé toutes mes affaires…

Grégoire ne put s’empêcher de laisser échapper un rire contenu devant la mine déconfite de l’immortel.

— Au temps pour moi, Gabriel, j’avais sous-estimé le caractère de l’adversaire… Elle a de la suite dans les idées ! s’amusa-t-il avant de reprendre son sérieux. Il n’en reste pas moins que ce qui s’est passé ce soir illustre parfaitement ce que nous disions ce matin : votre monde est trop dangereux pour elle.

Comme souvent lorsqu’une discussion le mettait dans l’embarras, Gabriel s’enferma dans le mutisme. Les paroles de Grégoire étaient l’évidence même. Fourbu de fatigue, il se leva lentement et ôta son manteau et sa redingote trempés. Grégoire le laissa se changer et prit l’initiative – que son invité apprécierait sûrement – d’aller chercher son « tord boyau » dans la remise. Quand il en sortit, il resta un moment sur le seuil, tétanisé par ce qu’il voyait. Gabriel venait d’ôter sa chemise et lui tournait le dos. Ou du moins ce qu’il en restait. Son buste n’était plus qu’un lacis de cicatrices et de brûlures plus ou moins anciennes aux bords tantôt charnus, tantôt lisses. Mais ce n’était pas ce qui troublait le plus Grégoire, trop familier avec les méthodes punitives que la Sainte-Vehme réservait aux plus récalcitrants de leurs membres. Sur l’épaule droite, marqué au fer rouge comme un vulgaire animal, l’immortel arborait l’emblème de l’ordre : une croix rouge cerclée. Impossible pour lui d’oublier à qui il appartenait. Grégoire serra ses doigts autour de la bouteille en regrettant qu’il ne s’agisse pas du cou du fondateur de cette Confrérie de malheur.

Gabriel sentit la présence du prêtre derrière lui et s’empressa de revêtir une chemise en priant pour que la fouine curieuse qu’il était ne lui posât aucune question. Il n’avait définitivement pas la force de se soumettre à un interrogatoire ce soir-là. Le prêtre le comprit à son attitude soudain froide et distante quand il s’approcha.

— Vous êtes un personnage singulier Gabriel Voltz : j’ai beaucoup de mal à vous cerner, commenta-t-il en tirant le tabouret entre les deux fauteuils pour y déposer la bouteille d’eau de vie et deux verres.

— Cela dit, ce n’est pas comme si nous nous connaissions de longue date et que nous étions amis, répliqua l’immortel que la vue de l’alcool détendit quelque peu.

— Effectivement. Mais j’espère en toute sincérité que ce sera le cas un jour. Ce que vous faites pour cette jeune fille en dit beaucoup sur ce que vous tentez désespérément de cacher.

— A savoir ?

— Vous êtes un homme bien, même si vous faites tout pour que l’on pense le contraire.

Gabriel ricana. La naïveté de l’ecclésiastique était touchante. Tout en considérant avec attention ses traits juvéniles tandis qu’il prenait place face à lui, il se demanda si le don d’empathie du prêtre était tel qu’il pouvait percer les carapaces les plus hermétiques ou si son optimisme exacerbé le poussait à ne voir que ce qu’il avait de bon dans chaque être.

— Rose ne craint rien, n’est-ce pas ? poursuit Grégoire sans chercher à cacher son inquiétude.

— Si vous parlez d’une quelconque contamination, je ne pense pas. Je ne sais pas quel genre de thériantrope rode dans les parages, mais leur condition est due à une malédiction lancée par un Occulte et elle ne se transmet pas de cette manière contrairement aux croyances qui circulent à leur sujet. En revanche, vu les plaies, Rose n’est pas à l’abri d’une infection.

— Prions pour cela n’arrive pas.

— Je vous laisse faire, ricana Gabriel. J’ai davantage foi dans les mixtures de votre mystérieuse guérisseuse.

— Pourquoi « mystérieuse » ?

— Elle n’était pas chez elle ce soir.

— On l’aura probablement appelée en urgence. Je vous rappelle qu’il n’y a plus de médecin dans le village.

Gabriel émit un vague murmure. Grégoire avait probablement raison. D’autant qu’il était difficile de la suspecter étant donné que le prêtre lui-même témoignait de sa présence à ses côtés la nuit de l’attaque contre le docteur Leguern. Toutefois, il était clair que la jeune femme ne lui avait pas encore tout révélé. La présence d’aconit parmi ses fioles en attestait.

— J’irai la voir demain matin, enchaîna Grégoire. Elle saura sûrement mieux que nous quoi faire pour soulager Rose.

Comme son interlocuteur ne répondit pas, il prit cela comme un accord tacite.

— Vous devriez aller vous reposer : vous avez une tête à faire peur. Je veillerai sur elle, proposa-t-il.

Gabriel but d’un trait le verre qu’on lui avait servi et répondit par la négative d’un signe de tête. Il se leva toutefois et se dirigea la porte de la salle sous le regard toujours inquiet du prêtre. Arrivé à son seuil, il marqua un temps d’arrêt :

— Merci pour tout ce que vous faites pour nous, mon père. Vous arrivez presque à me réconcilier avec votre fonction.

Sans remarquer le sourire las de Grégoire, il sortit dans le couloir froid du presbytère, s’étonnant lui –même de l’emploi saugrenu de ce « nous » qui lui avait échappé. Il aurait pu dire « Merci pour tout ce que vous faites pour elle. » ou à l’extrême limite « pour moi », mais ce « nous » n’aurait pas dû exister.  Parce que ce « nous » traduisait son incapacité à prendre une décision sensée concernant Rose ; parce qu’il trahissait son manque de volonté de l’éloigner malgré le danger ; parce que, pour la première fois depuis longtemps, il se sentait utile et comptait pour quelqu’un. Au cours de ces derniers mois où il était censé lui trouver un foyer, il s’était surpris à apprécier la présence envahissante de cette tornade rousse qui ne lui laissait que peu de répit. Choyée pendant seize ans par des parents aimants, la gamine recherchait par tous les moyens à recréer ce cocon rassurant. Sans le lui avouer, et se retranchant derrière une mauvaise humeur de façade, il avait apprécié chacune de ses intrusions dans son bureau pour qu’il éclaire sa lanterne sur tantôt une créature qui leur était tombée dessus au détour d’une rue, tantôt sur des choses anodines qui se transformaient très vite en questions existentielles pour Rose. Un sourire lui échappa au souvenir d’une de ces soirées où elle lui avait tenu le crachoir pendant deux heures au sujet de Madeleine, la gouvernante, qu’elle suspectait être une goule maléfique. Il n’avait compris qu’au bout de cette interminable discussion qu’il ne s’agissait que d’un stratagème pour qu’il ne quitte pas la maison comme il le faisait chaque nuit. Au moment de franchir la porte, il avait lu clairement dans son regard toujours expressif cette panique de se retrouver seule s’il lui arrivait quelque chose.

Devant la porte de la chambre de Grégoire, Gabriel, assailli par une idée funeste, marqua un temps d’arrêt et colla son front sur le bois glacé du battant, une main sur la poignée. Et s’il lui arrivait quoi que ce soit à elle, serait-il capable de continuer à vivre avec sa mort sur la conscience ? Celle de cette famille massacrée par Varga et ses hommes pour lui être venue en aide le hantait chaque jour depuis dix ans. Cette famille et combien d’autres encore à travers les siècles ? Pour chacun d’eux, la sentence était tombée, implacable et prévisible. Son dos se crispa comme s’il s’attendait recevoir les prochains coups pour avoir une fois de plus brisé les règles du Secret.

Dans la chambre plongée dans une douce pénombre, Rose semblait assoupie, toujours allongée sur le ventre. Il s’assit en faisant attention à chaque mouvement pour ne pas la réveiller et souleva avec la même application la couverture. Les compresses s’étaient vite teintées de son sang, mais les plaies ne saignaient plus. Du bout des doigts, il souleva les cataplasmes qui dégageaient une forte odeur de plante. Bien que ses gestes soient doux, ils réveillèrent aussitôt la jeune fille qui se crispa quand le tissu se décolla des blessures encore à vif. Elle renonça rapidement à lever la tête et se contenta d’observer son protecteur penché sur elle. Son visage grave et impénétrable ne lui donnait pas la moindre information sur son état d’esprit. Etait-il encore en colère ? Ou allait-il se montrer, comme à l’accoutumée, cynique et léger ? Son examen terminé, Gabriel replaça les linges et remonta la couverture sur les épaules de Rose.

— Tu as mal ? l’interrogea-t-il d’une voix trop froide pour l’émotive jeune fille qui sentait une boule douloureuse se loger de nouveau dans sa gorge.

— Ça brûle, mais c’est supportable.

En réalité, c’était loin d’être le cas. Le moindre mouvement de respiration la faisait horriblement souffrir, mais, dans son esprit, valait mieux mentir que de l’entendre à nouveau lui faire des remontrances. Même tout à fait justifiées.

— Je suis vraiment désolée… J’ai eu peur… Je ne veux pas être enfermée dans une prison aussi catholique soit-elle.

— Ce n’est pas une prison, mais un endroit où tu seras en sécurité et où tu recevras une bonne éducation.

— Ça m’est égal ! Je veux rester avec vous ! insista-t-elle en s’efforçant de contenir son angoisse à l’idée qu’il refuse.

Gabriel soupira. Tête basse et appuyé sur sa jambe repliée sur le bord du lit,  il ratissa ses cheveux collés à son crâne.

— La Sainte-Vehme a des espions cachés partout et surtout après moi. Je ne peux pas prendre ce risque Rose ! Le fait d’avoir échappé à leur vigilance ces trois derniers mois est déjà un miracle en soi. Je t’en prie, essaie de comprendre ! se surprit-il à la supplier.

— Eh bien, moi, je suis prête à le prendre ce risque ! Je ne peux pas retourner à une vie normale en sachant ce qui se cache dans l’ombre !

Ses yeux gris traduisaient une détermination sans faille qui désarçonna Gabriel. Des pensées toutes plus contradictoires les unes que les autres se heurtaient dans sa tête traversée par une migraine lancinante. Il ne pouvait pas prendre de décision dans ces conditions.

— Nous en reparlerons quand tu seras sur pieds et que je pourrais te botter le cul pour te persuader te t’éloigner de moi, décréta-t-il. Dis-moi plutôt ce que tu as vu cette nuit. A quoi ressemble la bête qui t’a attaquée ?

— Je ne l’ai pas vue. Elle m’a clouée au sol et je crois qu’elle m’a… , Rose hésita un instants sur les termes tant ses souvenirs, avec le recul, lui semblait étranges. Elle m’a reniflée et je crois qu’elle m’a léchée.

Les sourcils de Gabriel se haussèrent en une mimique presque grotesque.

— Rose, tu sais que j’ai l’esprit extrêmement mal placé : sois plus précise et donne-moi des détails. Elle t’a léchée quoi exactement ?

La jeune fille leva légèrement son nez froncé de l’oreiller. Connaissant l’énergumène et son rictus goguenard, elle se doutait bien que l’allusion devait être grivoise, mais ne comprit pas du tout de quoi il parlait.

— Ses griffures… Qu’est-ce que vous voulez qu’elle ait léché d’autre ?

L’innocence de sa protégée le fit sourire franchement.

— Rien… Une plaisanterie de mauvais goût, éluda-t-il d’un mouvement de main désinvolte.

— Eh bien, je dois avoir mauvais goût aussi parce que ça l’a fait rugir et elle est partie aussitôt.

— Elle m’a probablement entendu arriver. Heureusement pour toi d’ailleurs.

Cela étant dit, il n’était pas plus avancé. La créature était apparue deux fois la même nuit et il n’avait pas eu l’occasion de voir de visu à quoi elle ressemblait. Mais ce n’était que partie remise. Dès la nuit prochaine, il comptait bien partir en chasse.

— Il faut mieux que tu restes chez Grégoire le temps que cette affaire soit résolue. C’est sans doute la première fois qu’il se retrouve avec une femme à demi-nue dans son lit : il ne verra sans doute pas d’objection à ce que l’expérience se prolonge quelques jours.

Un franc sourire se dessina sur les lèvres pâles de la jeune fille. Pas pour la plaisanterie douteuse, mais parce que l’immortel avait retrouvé sa gouaille habituelle : signe qu’il ne lui en voulait plus pour l’escapade. Elle se sentit d’autant plus tranquillisée quand  elle le vit prendre le seul siège de la chambre et l’approcher du lit.

— Dors maintenant, lui intima-t-il en allongeant ses longues jambes devant lui.

Malgré la douleur encore vive, Rose ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir, bercée par la certitude qu’il ne bougerait pas de son chevet de la nuit.


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