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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #20

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #20

CHAPITRE 20

Lorsque Grégoire revint de ses obligations, il trouva Gabriel vautré dans le fauteuil devant l’âtre de sa cuisine. Seul… si l’on exceptait la bouteille bien entamée que le prêtre avait eu le malheur de lui laisser.

— Où est Annwenn ? demanda-t-il en s’approchant pour profiter de la chaleur du feu.

— Partie assister à votre messe…

Tout d’abord surpris, un ricanement sceptique échappa très vite à Grégoire.

— Il y a autant de chance qu’Annwenn s’aventure dans une église que de vous voir entrer un jour dans les ordres. Que lui avez-vous dit pour qu’elle s’en aille ?

— Moi ? Absolument rien !

En prononçant ces mots, Gabriel se rendit compte que même rond comme une queue de pelle il était toujours aussi mauvais menteur. Pour fêter cette révélation, il vida son verre d’un trait et grimaça quand l’alcool lui brûla l’œsophage. Son air sombre commençait à inquiéter Grégoire. Sobre, Gabriel était déjà imprévisible alors éméché…

— Inutile de culpabiliser pour Rose : vous n’êtes pas responsable.

S’il l’avait insulté, Gabriel n’aurait pas plus mal réagi. Les vapeurs d’alcool n’apaisant en rien son tempérament impatient, sa réaction ne se fit pas attendre. Son verre vide atterrit violemment dans les flammes et éclata en percutant les chenets.

— Et qui d’autre serait responsable, mon père, si ce n’est moi ? s’emporta-t-il en se levant d’un bond.

Moins inquiet que désolé par les attitudes toujours excessives de l’immortel, Grégoire le regarda s’agiter et faire les cent pas dans sa cuisine. Il n’ajouta plus rien pour lui donner le temps de reprendre ses esprits. Mais quand Gabriel cessa ses gesticulations, ce fut pour changer de sujet comme à chaque fois qu’on l’entraînait sur des voies trop personnelles.

— Votre guérisseuse cache quelque chose. Vous pouvez m’assurer qu’elle était bien avec vous la nuit où le docteur Leguern est mort ?

Grégoire soupira et se laissa choir sur le fauteuil, exténué par les événements récents et les voltes face incessantes de l’immortel.

— Ce soir-là, il était minuit environ quand Leguern a quitté le manoir des Le Kerdaniel et s’est fait surprendre par la bête. Annwenn était à mes côtés au chevet du petit Louis Le Bihan et ne s’est absentée à aucun moment. Par conséquent, à moins d’avoir dans vos registres une créature capable d’agir à distance, vous pouvez la rayer définitivement de votre liste des suspects.

— Justement. Elle était éveillée cette nuit-là ?

— Qu’est-ce que… Que me chantez-vous là ? bafouilla Grégoire quelque peu pris au dépourvu par la question.

— Je vous demande si à l’heure de la mort du médecin, Annwenn était consciente.

Pas certain de comprendre la question pourtant simple, Grégoire ouvrit la bouche et la referma aussitôt pour se replonger dans ses souvenirs. La nuit où le jeune fils des aubergistes avait succombé à son mal avait été plus qu’éprouvante pour tout le monde. Il avait fallu gérer les crises de larmes légitimes de la mère et empêcher le père d’étrangler Annwenn à chaque fois qu’elle s’approchait de trop près de l’enfant. Jacques LeBihan avait eu le sentiment de trahir son amitié de longue date avec le médecin. Mais force était de constater qu’aucun des remèdes prescrits par le docteur Leguern n’avaient fait effet. La présence d’Annwenn, cette nuit-là, avait été souhaitée par Eugénie et appuyée par Grégoire. Louis n’avait plus rien à perdre de toute manière. Grégoire remonta le fil de cette soirée. Ils avaient veillé sur l’enfant ensemble tout d’abord, puis, lorsque la toux qui lui déchirait la poitrine lui laissait un moment de répit, ils avaient alterné les tours de garde. Il se souvenait avoir quitté la chambre à plusieurs reprises pour réconforter les parents, mais de là à pouvoir affirmer qu’Annwenn n’en avait pas profité pour s’assoupir – ou faire Dieu sait ce dont Gabriel était en train de l’accuser à demi mot- il en était incapable.

— Mon passage à la Sainte Vehme n’a pas été suffisamment long pour avoir pu mémoriser tous les types d’Egarés existants. A quoi pensez-vous exactement ?

— Il existe une créature métamorphe que l’on appelle ganipote dont la transformation n’est pas influencée par les cycles lunaires. Elle est extrêmement rare. Je n’en ai moi-même jamais croisé. Le problème est que les seuls éléments que je connaisse à son sujet sont des on dit, des légendes invérifiables. Selon les traditions, le processus de métamorphose varie. Certaines prétendent que l’âme de l’être maudit serait capable de se détacher de son enveloppe charnelle pour venir s’incarner dans celui d’un animal. Pendant ce transfert, l’humain reste plongé dans une sorte de sommeil. D’autres les disent capables de se dédoubler et d’habiter en même temps un corps humain et animal. On pense également que beaucoup de ces humains maudits n’ont même pas conscience de ce qu’ils sont et font.

— Annwenn s’est installée au village depuis presque un an, mais les premières attaques ne remontent qu’à trois mois. Si elle était ce que vous prétendez, nous aurions eu d’autres morts bien avant. Pourquoi se manifesterait-elle que maintenant ?

A peine Grégoire eût-il posé cette question qu’il agita les bras devant comme pour la chasser.

— Tout cela ne tient pas debout. Cette jeune femme est une tête de pioche quelque peu bourrue, mais elle n’est pas un assassin. Le fils du maire et elle étaient même amis. Elle ne lui aurait jamais fait de mal !

Gabriel tiqua sur cette dernière information. Lors de leur première rencontre, il avait lui aussi remarqué la familiarité avec laquelle la guérisseuse avait parlé de Julien Le Kerdaniel.

— Amis jusqu’à quel point ?

— Je ne suis pas un colporteur de rumeurs, Gabriel ! s’offusqua Grégoire.

— Parce qu’il y a eu des rumeurs donc…

Le prêtre expira bruyamment de dépit. Dès qu’il avait une idée en tête, cet homme était pire qu’un molosse s’acharnant sur un os.

— Écoutez… Si vous voulez des réponses, je vous suggère de vous adresser directement à la principale concernée, mais un conseil : changez de tactique.

Gabriel, poings sur les hanches, médita un instant les paroles du prêtre. Effectivement, pousser la guérisseuse dans ses retranchements n’avait eu pour effet que de la braquer davantage. Elle ne s’était pas laissé impressionner une seule seconde face à ses questions directes. Et puis, il devait bien l’avouer, elle l’avait quelque peu remis à sa place lorsqu’en partant elle lui avait suggéré d’aller pratiquer une certaine activité intime dont il n’était vraiment adepte.

— Rose devrait dormir une bonne partie de la journée. Je vais tout d’abord aller inspecter les lieux où elle a été attaquée au cas où la bête aurait laissé des traces, décréta-t-il d’un ton assuré.

En réalité, il se voyait très mal se rendre chez Annwenn tant que les effets du tord boyau de Grégoire ne se soient pas évaporés. Il fallait absolument qu’il reprenne ses esprits ou cette mission allait se solder par un véritable fiasco. Une petite promenade en solitaire dans l’air vif de cette fin de matinée lui ferait le plus grand bien pour se remettre les idées en ordre.

~*~

Gabriel n’était pas parti depuis une heure que Rose émergea d’un sommeil agité peuplé de cauchemars. Curieusement, la chose qui s’y était invitée n’avait rien à voir avec la bête aux griffes acérées et à l’haleine fétide qui l’avait blessée. Dans ces mauvais rêves qui la réveillaient parfois en sursaut, elle revoyait distinctement les crocs proéminents et les yeux injectés de sang du vampire qui avait mis un terme à sa petite vie tranquille. C’étaient toujours les mêmes images qui s’imposaient à elle. Elle entendait les cris de sa mère qui l’avaient sortie brutalement du sommeil ; elle se voyait courir dans le couloir froid et parvenir en haut des marches qui conduisaient à la salle de l’auberge. Le corps de son père gisait en bas de l’escalier. Celui de sa mère à quelques pas de lui. Puis soudain, avant qu’elle ait pu réaliser ce qui venait de se produire, le vampire était apparu devant elle, le visage métamorphosé approchant du sien. Elle ne se souvenait pas avoir crié à ce moment-là ni fait un quelconque geste pour l’empêcher de la renifler comme l’avait fait la bête la veille. Et puis Gabriel était arrivé… comme la veille. C’était sans doute pour cette troublante similitude qui expliquait le retour de ce cauchemar qui n’était plus venu la hanter depuis plusieurs semaines.

Rose resta immobile un long moment avant d’oser faire un quelconque geste qui réveillerait la douleur endormie par l’onguent de cette femme. Sans même savoir de qui il s’agissait, Rose décréta qu’elle ne l’aimait pas. Elle avait détesté son regard froid posé sur elle pendant que Gabriel s’ingéniait à lui faire boire cette horrible mixture dont le goût errait encore sur ses lèvres craquelées. La jeune fille ne put réprimer une grimace et le frisson de dégoût qui l’agita. Avec d’infinies précautions, elle se redressa sur la couche et parvint non sans mal à adopter une position assise. Ce n’était pas la douleur devenue supportable qui l’handicapa, mais une impression d’avoir eu la tête frappée contre une enclume. Du regard, elle chercha un miroir pour se rendre compte par elle-même de l’état de son dos. Mais Grégoire était homme à se contenter du strict nécessaire et la vanité ne faisait pas partie de ses défauts. Elle dut se contenter d’un minuscule miroir large comme la peau de sa main qui lui renvoya son reflet fatigué et ses yeux clairs cernés de noir. Rose reposa l’objet et chercha de quoi se couvrir. Elle trouva, posée sur le dossier d’une chaise, une chemise de soie humide qu’elle identifia immédiatement comme appartenant à Gabriel. Elle l’enfila en grimaçant, jeta sur ses épaules une couverture et sortit dans le couloir glacial.

Le presbytère était plongé dans un silence tombal. Toutefois, une agréable odeur s’échappant de la cuisine vint très vite chasser l’aspect austère des lieux. La jeune fille trottina, les pieds nus sur le dallage, jusqu’à la porte de la cuisine. Son entrée surprit Grégoire au point qu’il manqua de lâcher la marmite qu’il ôtait du poêle.

— Mais qu’est-ce que tu fais debout ?! s’inquiéta-t-il en cherchant désespérément un endroit libre pour poser son fardeau brulant.

Il le tenait à bout de bras pour ne pas être aveuglé par la vapeur qui s’en échappait comme s’il s’agissait d’un engin explosif. Rose sourit à son attitude empotée et le rassura :

— Je me sens beaucoup mieux.

— Rose, je t’en prie… Annwenn est très douée dans son domaine, mais elle ne fait pas de miracles. Retourne te coucher avant que tes plaies ne se remettent à saigner !

Faute de trouver une place dégagée, Grégoire reposa la marmite sur le poêle et alla aussitôt à sa rencontre, lui collant d’autorité la main sur le front pour s’assurer que la fièvre avait bien baissé. Étonné, mais rassuré de constater que c’était le cas, le prêtre détailla avec attention le visage juvénile. Il était encore pâle, mais ses yeux gris pétillaient de nouveau de cet air malicieux qui rendait l’adolescente aussi attachante.

— Tu permets que je regarde ? demanda-t-il d’une voix qui avait retrouvé sa sérénité.

Rose opina de la tête sans hésitation et alla s’asseoir sur l’un des bancs qui entouraient la table de la salle. Elle laissa glisser la couverture qui la protégeait et frissonna quand les mains froides du prêtre la frôlèrent en soulevant doucement la chemise beaucoup trop large.

— C’est… stupéfiant, souffla-t-il au bout de longues secondes d’examen.

— Ce n’est pas beau à voir, n’est-ce pas ? s’inquiéta Rose, le menton posé sur ses bras croisés sur la table.

— Les cicatrices resteront fatalement, mais en quelques heures seulement l’infection semble avoir disparu. Les plaies sont loin d’être guéries, mais c’est en bonne voie. Ou tu guéris extrêmement vite ou Annwenn fait réellement des miracles.

Rose fronça le nez.

— Ça m’étonnerait, ronchonna-t-elle.

Grégoire remonta la couverture sur les épaules de Rose et contourna la table pour venir s’asseoir face à elle avant de lui répondre. Décidément, il n’y en avait pas un pour racheter l’autre !

— Pourquoi autant de mépris dans ta voix ? Tu ne l’avais encore jamais vue…

Rose haussa les épaules.

— Je ne l’aime pas : c’est tout.

— Ce n’est pas très charitable de…

Grégoire fut coupé dans ses remontrances par un cliquetis provenant du couloir. Quelqu’un venait d’ouvrir la porte d’entrée.

— Gabriel ? questionna Rose.

Mais Grégoire lui intima aussitôt le silence en posant son index sur ses lèvres.

— Père Anselme ? Vous êtes là ? appela une voix grave s’avançant dans le couloir.

Les yeux bruns de Grégoire s’écarquillèrent sous l’effet de la panique. Son regard se posa sur Rose qu’il était impossible à cette minute de confondre avec un jeune garçon. Avec la pluie et les soins prodigués par Gabriel pour la débarrasser de la terre qui avait souillé son visage, ses boucles avaient repris leur droit. Elles encadraient son visage aux traits fins impossible à cacher. Et pour compléter le tableau, elle portait une chemise d’homme qui bien qu’elle dissimulât ses formes serait tout de même difficilement explicable.

Non, décidément, Charles Le Kerdaniel n’aurait pas pu choisir pire moment pour entrer en scène.

Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #20

CHAPITRE 20

Lorsque Grégoire revint de ses obligations, il trouva Gabriel vautré dans le fauteuil devant l’âtre de sa cuisine. Seul… si l’on exceptait la bouteille bien entamée que le prêtre avait eu le malheur de lui laisser.

— Où est Annwenn ? demanda-t-il en s’approchant pour profiter de la chaleur du feu.

— Partie assister à votre messe…

Tout d’abord surpris, un ricanement sceptique échappa très vite à Grégoire.

— Il y a autant de chance qu’Annwenn s’aventure dans une église que de vous voir entrer un jour dans les ordres. Que lui avez-vous dit pour qu’elle s’en aille ?

— Moi ? Absolument rien !

En prononçant ces mots, Gabriel se rendit compte que même rond comme une queue de pelle il était toujours aussi mauvais menteur. Pour fêter cette révélation, il vida son verre d’un trait et grimaça quand l’alcool lui brûla l’œsophage. Son air sombre commençait à inquiéter Grégoire. Sobre, Gabriel était déjà imprévisible alors éméché…

— Inutile de culpabiliser pour Rose : vous n’êtes pas responsable.

S’il l’avait insulté, Gabriel n’aurait pas plus mal réagi. Les vapeurs d’alcool n’apaisant en rien son tempérament impatient, sa réaction ne se fit pas attendre. Son verre vide atterrit violemment dans les flammes et éclata en percutant les chenets.

— Et qui d’autre serait responsable, mon père, si ce n’est moi ? s’emporta-t-il en se levant d’un bond.

Moins inquiet que désolé par les attitudes toujours excessives de l’immortel, Grégoire le regarda s’agiter et faire les cent pas dans sa cuisine. Il n’ajouta plus rien pour lui donner le temps de reprendre ses esprits. Mais quand Gabriel cessa ses gesticulations, ce fut pour changer de sujet comme à chaque fois qu’on l’entraînait sur des voies trop personnelles.

— Votre guérisseuse cache quelque chose. Vous pouvez m’assurer qu’elle était bien avec vous la nuit où le docteur Leguern est mort ?

Grégoire soupira et se laissa choir sur le fauteuil, exténué par les événements récents et les voltes face incessantes de l’immortel.

— Ce soir-là, il était minuit environ quand Leguern a quitté le manoir des Le Kerdaniel et s’est fait surprendre par la bête. Annwenn était à mes côtés au chevet du petit Louis Le Bihan et ne s’est absentée à aucun moment. Par conséquent, à moins d’avoir dans vos registres une créature capable d’agir à distance, vous pouvez la rayer définitivement de votre liste des suspects.

— Justement. Elle était éveillée cette nuit-là ?

— Qu’est-ce que… Que me chantez-vous là ? bafouilla Grégoire quelque peu pris au dépourvu par la question.

— Je vous demande si à l’heure de la mort du médecin, Annwenn était consciente.

Pas certain de comprendre la question pourtant simple, Grégoire ouvrit la bouche et la referma aussitôt pour se replonger dans ses souvenirs. La nuit où le jeune fils des aubergistes avait succombé à son mal avait été plus qu’éprouvante pour tout le monde. Il avait fallu gérer les crises de larmes légitimes de la mère et empêcher le père d’étrangler Annwenn à chaque fois qu’elle s’approchait de trop près de l’enfant. Jacques LeBihan avait eu le sentiment de trahir son amitié de longue date avec le médecin. Mais force était de constater qu’aucun des remèdes prescrits par le docteur Leguern n’avaient fait effet. La présence d’Annwenn, cette nuit-là, avait été souhaitée par Eugénie et appuyée par Grégoire. Louis n’avait plus rien à perdre de toute manière. Grégoire remonta le fil de cette soirée. Ils avaient veillé sur l’enfant ensemble tout d’abord, puis, lorsque la toux qui lui déchirait la poitrine lui laissait un moment de répit, ils avaient alterné les tours de garde. Il se souvenait avoir quitté la chambre à plusieurs reprises pour réconforter les parents, mais de là à pouvoir affirmer qu’Annwenn n’en avait pas profité pour s’assoupir – ou faire Dieu sait ce dont Gabriel était en train de l’accuser à demi mot- il en était incapable.

— Mon passage à la Sainte Vehme n’a pas été suffisamment long pour avoir pu mémoriser tous les types d’Egarés existants. A quoi pensez-vous exactement ?

— Il existe une créature métamorphe que l’on appelle ganipote dont la transformation n’est pas influencée par les cycles lunaires. Elle est extrêmement rare. Je n’en ai moi-même jamais croisé. Le problème est que les seuls éléments que je connaisse à son sujet sont des on dit, des légendes invérifiables. Selon les traditions, le processus de métamorphose varie. Certaines prétendent que l’âme de l’être maudit serait capable de se détacher de son enveloppe charnelle pour venir s’incarner dans celui d’un animal. Pendant ce transfert, l’humain reste plongé dans une sorte de sommeil. D’autres les disent capables de se dédoubler et d’habiter en même temps un corps humain et animal. On pense également que beaucoup de ces humains maudits n’ont même pas conscience de ce qu’ils sont et font.

— Annwenn s’est installée au village depuis presque un an, mais les premières attaques ne remontent qu’à trois mois. Si elle était ce que vous prétendez, nous aurions eu d’autres morts bien avant. Pourquoi se manifesterait-elle que maintenant ?

A peine Grégoire eût-il posé cette question qu’il agita les bras devant comme pour la chasser.

— Tout cela ne tient pas debout. Cette jeune femme est une tête de pioche quelque peu bourrue, mais elle n’est pas un assassin. Le fils du maire et elle étaient même amis. Elle ne lui aurait jamais fait de mal !

Gabriel tiqua sur cette dernière information. Lors de leur première rencontre, il avait lui aussi remarqué la familiarité avec laquelle la guérisseuse avait parlé de Julien Le Kerdaniel.

— Amis jusqu’à quel point ?

— Je ne suis pas un colporteur de rumeurs, Gabriel ! s’offusqua Grégoire.

— Parce qu’il y a eu des rumeurs donc…

Le prêtre expira bruyamment de dépit. Dès qu’il avait une idée en tête, cet homme était pire qu’un molosse s’acharnant sur un os.

— Écoutez… Si vous voulez des réponses, je vous suggère de vous adresser directement à la principale concernée, mais un conseil : changez de tactique.

Gabriel, poings sur les hanches, médita un instant les paroles du prêtre. Effectivement, pousser la guérisseuse dans ses retranchements n’avait eu pour effet que de la braquer davantage. Elle ne s’était pas laissé impressionner une seule seconde face à ses questions directes. Et puis, il devait bien l’avouer, elle l’avait quelque peu remis à sa place lorsqu’en partant elle lui avait suggéré d’aller pratiquer une certaine activité intime dont il n’était vraiment adepte.

— Rose devrait dormir une bonne partie de la journée. Je vais tout d’abord aller inspecter les lieux où elle a été attaquée au cas où la bête aurait laissé des traces, décréta-t-il d’un ton assuré.

En réalité, il se voyait très mal se rendre chez Annwenn tant que les effets du tord boyau de Grégoire ne se soient pas évaporés. Il fallait absolument qu’il reprenne ses esprits ou cette mission allait se solder par un véritable fiasco. Une petite promenade en solitaire dans l’air vif de cette fin de matinée lui ferait le plus grand bien pour se remettre les idées en ordre.

~*~

Gabriel n’était pas parti depuis une heure que Rose émergea d’un sommeil agité peuplé de cauchemars. Curieusement, la chose qui s’y était invitée n’avait rien à voir avec la bête aux griffes acérées et à l’haleine fétide qui l’avait blessée. Dans ces mauvais rêves qui la réveillaient parfois en sursaut, elle revoyait distinctement les crocs proéminents et les yeux injectés de sang du vampire qui avait mis un terme à sa petite vie tranquille. C’étaient toujours les mêmes images qui s’imposaient à elle. Elle entendait les cris de sa mère qui l’avaient sortie brutalement du sommeil ; elle se voyait courir dans le couloir froid et parvenir en haut des marches qui conduisaient à la salle de l’auberge. Le corps de son père gisait en bas de l’escalier. Celui de sa mère à quelques pas de lui. Puis soudain, avant qu’elle ait pu réaliser ce qui venait de se produire, le vampire était apparu devant elle, le visage métamorphosé approchant du sien. Elle ne se souvenait pas avoir crié à ce moment-là ni fait un quelconque geste pour l’empêcher de la renifler comme l’avait fait la bête la veille. Et puis Gabriel était arrivé… comme la veille. C’était sans doute pour cette troublante similitude qui expliquait le retour de ce cauchemar qui n’était plus venu la hanter depuis plusieurs semaines.

Rose resta immobile un long moment avant d’oser faire un quelconque geste qui réveillerait la douleur endormie par l’onguent de cette femme. Sans même savoir de qui il s’agissait, Rose décréta qu’elle ne l’aimait pas. Elle avait détesté son regard froid posé sur elle pendant que Gabriel s’ingéniait à lui faire boire cette horrible mixture dont le goût errait encore sur ses lèvres craquelées. La jeune fille ne put réprimer une grimace et le frisson de dégoût qui l’agita. Avec d’infinies précautions, elle se redressa sur la couche et parvint non sans mal à adopter une position assise. Ce n’était pas la douleur devenue supportable qui l’handicapa, mais une impression d’avoir eu la tête frappée contre une enclume. Du regard, elle chercha un miroir pour se rendre compte par elle-même de l’état de son dos. Mais Grégoire était homme à se contenter du strict nécessaire et la vanité ne faisait pas partie de ses défauts. Elle dut se contenter d’un minuscule miroir large comme la peau de sa main qui lui renvoya son reflet fatigué et ses yeux clairs cernés de noir. Rose reposa l’objet et chercha de quoi se couvrir. Elle trouva, posée sur le dossier d’une chaise, une chemise de soie humide qu’elle identifia immédiatement comme appartenant à Gabriel. Elle l’enfila en grimaçant, jeta sur ses épaules une couverture et sortit dans le couloir glacial.

Le presbytère était plongé dans un silence tombal. Toutefois, une agréable odeur s’échappant de la cuisine vint très vite chasser l’aspect austère des lieux. La jeune fille trottina, les pieds nus sur le dallage, jusqu’à la porte de la cuisine. Son entrée surprit Grégoire au point qu’il manqua de lâcher la marmite qu’il ôtait du poêle.

— Mais qu’est-ce que tu fais debout ?! s’inquiéta-t-il en cherchant désespérément un endroit libre pour poser son fardeau brulant.

Il le tenait à bout de bras pour ne pas être aveuglé par la vapeur qui s’en échappait comme s’il s’agissait d’un engin explosif. Rose sourit à son attitude empotée et le rassura :

— Je me sens beaucoup mieux.

— Rose, je t’en prie… Annwenn est très douée dans son domaine, mais elle ne fait pas de miracles. Retourne te coucher avant que tes plaies ne se remettent à saigner !

Faute de trouver une place dégagée, Grégoire reposa la marmite sur le poêle et alla aussitôt à sa rencontre, lui collant d’autorité la main sur le front pour s’assurer que la fièvre avait bien baissé. Étonné, mais rassuré de constater que c’était le cas, le prêtre détailla avec attention le visage juvénile. Il était encore pâle, mais ses yeux gris pétillaient de nouveau de cet air malicieux qui rendait l’adolescente aussi attachante.

— Tu permets que je regarde ? demanda-t-il d’une voix qui avait retrouvé sa sérénité.

Rose opina de la tête sans hésitation et alla s’asseoir sur l’un des bancs qui entouraient la table de la salle. Elle laissa glisser la couverture qui la protégeait et frissonna quand les mains froides du prêtre la frôlèrent en soulevant doucement la chemise beaucoup trop large.

— C’est… stupéfiant, souffla-t-il au bout de longues secondes d’examen.

— Ce n’est pas beau à voir, n’est-ce pas ? s’inquiéta Rose, le menton posé sur ses bras croisés sur la table.

— Les cicatrices resteront fatalement, mais en quelques heures seulement l’infection semble avoir disparu. Les plaies sont loin d’être guéries, mais c’est en bonne voie. Ou tu guéris extrêmement vite ou Annwenn fait réellement des miracles.

Rose fronça le nez.

— Ça m’étonnerait, ronchonna-t-elle.

Grégoire remonta la couverture sur les épaules de Rose et contourna la table pour venir s’asseoir face à elle avant de lui répondre. Décidément, il n’y en avait pas un pour racheter l’autre !

— Pourquoi autant de mépris dans ta voix ? Tu ne l’avais encore jamais vue…

Rose haussa les épaules.

— Je ne l’aime pas : c’est tout.

— Ce n’est pas très charitable de…

Grégoire fut coupé dans ses remontrances par un cliquetis provenant du couloir. Quelqu’un venait d’ouvrir la porte d’entrée.

— Gabriel ? questionna Rose.

Mais Grégoire lui intima aussitôt le silence en posant son index sur ses lèvres.

— Père Anselme ? Vous êtes là ? appela une voix grave s’avançant dans le couloir.

Les yeux bruns de Grégoire s’écarquillèrent sous l’effet de la panique. Son regard se posa sur Rose qu’il était impossible à cette minute de confondre avec un jeune garçon. Avec la pluie et les soins prodigués par Gabriel pour la débarrasser de la terre qui avait souillé son visage, ses boucles avaient repris leur droit. Elles encadraient son visage aux traits fins impossible à cacher. Et pour compléter le tableau, elle portait une chemise d’homme qui bien qu’elle dissimulât ses formes serait tout de même difficilement explicable.

Non, décidément, Charles Le Kerdaniel n’aurait pas pu choisir pire moment pour entrer en scène.


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