Ne vous laissez pas rebuter par ce titre ingrat. C’est une vraie petite pépite 1900 à laquelle nous avons ici affaire. Que je sache, ce roman n’a pas été traduit en français, et c’est bien dommage pour le lectorat non anglophone ! C’est devenu rare que je m’attache si affectueusement à un personnage de roman, mais là, la « Fräulein Schmidt » du titre m’est allée droit au cœur ! J’ai fait la connaissance de Rose-Marie Schmidt, 25 ans, allemande évidemment (mais anglaise par sa défunte mère), native de Jena, ville illustrée par les faveurs du grand Goethe en son temps, dont le patronage glorieux recouvre de ses rayons toute la cohorte d’universitaires que la ville abrite, jusqu’à l’obscur professeur que Rose-Marie a pour papa chéri.
Le roman est composé des lettres que Rose-Marie envoie à un certain Mr Anstruther, jeune aristocrate anglais – dont on n’a pas les réponses, ce qui donne tout le sel à certains passages. Au début, Rose-Marie est folle amoureuse de Roger Anstruther, qui vient de passer un an à Jena, hébergé dans la maison du père et de la belle-mère de la jeune fille, une pratique prisée par les jeunes Anglais bien nés de l’époque pour apprendre la langue de… Goethe justement. Or Anstruther vient de repartir pour l’Angleterre, la laissant avec un baiser et une promesse de mariage. Les premières lettres sont donc empreintes de l’euphorie sentimentale de la jeune fille qui découvre un monde nouveau, l’amour, et des horizons plus vastes l’extirpant de la vie monotone et modeste qu’elle mène. Et puis, et puis… les situations et les sentiments évoluent (de toutes façons la Saint-Valentin est une fête commerciale), et c’est une Rose-Marie à la tête froide et au caractère affirmé qui apparaît et qui correspond désormais non plus avec « Dearest Roger », mais avec « Dear Mr Anstruther » : une Rose-Marie d’une pétulance, d’une vivacité, d’une drôlerie, d’une ironie jubilatoires !
***Ouverture de la parenthèse « vieux jeu avant l’heure et j’assume » : on a oublié, à l’heure des sms et des réseaux sociaux, combien les gens, il y a un siècle, maîtrisaient l’art épistolaire et la faculté de mettre en scène leur quotidien de façon extrêmement vivante, bien tournée et dans les moindres détails. Evidemment il s’agit d’une fiction rédigée par une romancière consommée, mais j’imagine qu’Elizabeth Von Arnim devait se livrer dans ses lettres à la même fantaisie, à la même débauche de descriptions prises sur le vif mêlées de ses pensées et mouvements d’âme les plus fortuits, témoigner du même coup d’œil très sûr sur le grotesque de la vie et de ses congénères, tutoyer les cimes en citant des extraits de poèmes appris par cœur, et survoler en rase-motte les aspects les plus prosaïques de l’intendance, passer du coq à l’âne sans crier gare… Un exemple : Rose-Marie commence à évoquer indirectement ses peines de cœur qu’elle clôt d’un sec « Let us, Sir, get back to our vegetables« , à partir duquel elle poursuit une séquence hilarante où elle raconte comment elle et son père sont passés au régime végétarien – par conviction, car elle a lu un livre vantant le végétarisme, mais aussi par souci d’économie, son père et elle étant assez démunis sur le plan financier – et les conséquences tragicomiques de ce régime : son père déplorant par exemple le « caractère pédestre » de certains fruits provenant du verger du voisin, voulant dire par là qu’ils sont infectés de bestioles en tout genre !
Rose-Marie se révèle être une femme d’une grande force d’âme, capable de jouir de l’instant présent (notamment du spectacle de la nature) et de revendiquer sa liberté d’esprit, même dans les conditions peu enviables que l’époque et le lieu lui réservent : femme célibataire, fille d’un pauvre professeur qui n’arrive jamais à vendre les livres qu’il écrit, enfermée dans un milieu très provincial aux vues étroites (avis à celles et ceux qui font des feminist studies : intéressez-vous à ce roman dont le sous-titre indique qu’il s’agit des lettres d’une « femme indépendante »). On fait connaissance avec tout un petit monde : Johanna la bonne des Schmidt et son fiancé le joueur de trompette ; Vicki, la petite voisine, fille déchue de l’aristocratie prussienne ; les commères de Jena déblatérant dans le dos des gens ; le frère guichetier de Papa Schmidt ; Joey, le stupide fils de parvenus anglais, et j’en passe, et des meilleurs, tous croqués en finesse par Rose-Marie. Elle mêle un incontestable humour anglais (understatements en pagaille, ton pince-sans-rire, bref, les amateurs comprendront) avec un enthousiasme énergisant qui résonne de façon très germanique (allez pour une petite louche de clichés ^^) : mais après tout, Von Arnim qui était britannique de naissance, a vécu de nombreuses années en Allemagne par son mariage, et donc devait connaître d’assez près la société qu’elle décrit… Du coup je l’aime encore plus qu’après ma lecture de son beaucoup plus connu Avril enchanté !
Je ne vous révélerai pas les aléas de la relation de Rose-Marie avec Mr Anstruther, pour vous laisser la possibilité de profiter pleinement de la lecture que vous ferez, je l’espère très prochainement, de Fräulein Schmidt and Mr Anstruther. Car oui, si vous lisez l’anglais, si vous trouvez ce livre, ruez-vous dessus sans y réfléchir à deux fois : vous rirez, vous sourirez, vous vous délecterez, et vous vous ferez une grande amie de papier ! (Ça commence à faire un peu « pub des années cinquante » mon panégyrique, mais qu’importe, j’en rajoute : ) >>> sous certaines conditions, j’envisage de le prêter à qui veut, signe de l’estime que je porte à ce roman, qui gagne à être largement connu !
Premier livre de l’année 2017, premier coup de cœur !
« Fräulein Schmidt and Mr Anstruther » d’Elizabeth Von Arnim, Virago Press, 1983 (1e éd. 1907), 379 p.