LA PASSION D’EUGRAPH KOVALEVSKY
Je voudrais saluer ici l'excellente biographie qu’Élie de Foucauld vient de consacrer à Eugraph Kovalevsky, une des figures les plus essentielles et méconnues de la spiritualité chrétienne du vingtième siècle ; la parution de cet ouvrage[1] revêt en effet une très grande importance dans la perspective de la destinée du christianisme occidental.
La seule référence biographique dont nous disposions jusqu'à présent était La divine contradiction de Vincent Bourne[2] ; l’ouvrage d’Élie de Foucauld nous apporte de nombreuses informations complémentaires, tout en analysant avec finesse la pensée et l’action de celui qui fut l’évêque Jean de Saint-Denis.
Ce premier tome d’une biographie qui se présente sous la forme d’un diptyque a bénéficié d’archives de la Confrérie Saint-Photius conservées à Moscou et que l’auteur a pu consulter. Le découpage bipartite se justifie par la vie même d’Eugraph Kovalevsky dont la première partie, jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, consista à légitimer l’orthodoxie universelle et à restaurer le christianisme orthodoxe occidental, tandis que, dans la seconde partie de sa vie, il construirait l’Église locale de France, revivifierait le rite catholique des Gaules et développerait l’Institut de théologie Saint-Denis. C’est pourquoi, alors que ce premier tome s’intitule Eugraph Kovalevsky, le second devrait logiquement se concentrer sur l’évêque Jean de Saint-Denis.
Eugraph Kovalevsky naquit à Saint-Pétersbourg le dimanche 8 avril 1905[3]. Sa famille, de haute noblesse terrienne, dut s’exiler de Russie en 1919. En 1920, avec ses parents et ses deux frères, il arrive en France. Bientôt la famille s’installe à Meudon. En 1922, Eugraph entame des études de philologie à la Sorbonne, tout en fréquentant le cercle de Raïssa et Jacques Maritain. En 1925, Eugraph a vingt ans. Alors qu’il vient à peine d’entrer à l’Institut de Théologie Saint-Serge, il décide de fonder avec huit de ses coreligionnaires la Confrérie Saint-Photius[4]. Ce groupe de jeunes laïcs issus de l’émigration russe sera à la base du projet liturgique plein de hardiesse d’Eugraph Kovalevsky : renouer directement, et par-delà les siècles, avec l’héritage orthodoxe occidental ; car la vraie catholicité doit englober toutes les civilisations et toutes les singularités humaines.
Dans un style brillant et rigoureux, Élie de Foucauld retrace les différentes étapes de l’itinéraire passionnel d’Eugraph Kovalesky. La rencontre avec l’Église évangélique de Louis-Charles Winnaert sera déterminante puisqu'elle débouchera sur la conversion à l’orthodoxie de cette petite communauté, sous l’égide du patriarcat de Moscou. Avant sa mort, en 1937, Mgr Winnaert, devenu l’archimandrite Irénée[5], demandera l’ordination sacerdotale d’Eugraph Kovalevsky, pour qu'il assure l’avenir de l’Église orthodoxe occidentale[6]. Malheureusement le Père Chambault, recteur de la paroisse de l’Ascension laissée par Mgr Irénée, entre vite en conflit avec Eugraph Kovalevsky qui sera exilé à Nice par sa propre hiérarchie pour desservir la paroisse russe. Il y restera une année, jusqu’à son départ à la guerre, le 3 septembre 1939.
À notre sens, la candeur d'Eugraph Kovalevsky et son obéissance aux règles canoniques le placèrent sous le joug du patriarcat de Moscou, alors sous dépendance bolchévique et qui menait en sous-main un double jeu avec l'Église latine. Car c'est bien de la forfaiture de l'Église de Rome contre le peuple de France dont il s'agit, forfaiture tant spirituelle que matérielle, celle qui durant un millénaire s'est exercée contre Jacques Bonhomme et qui perdure de nos jours. Le rôle immense qui avait été dévolu au Père Eugraph Kovalevsky a été la véritable cause de son échec, soulevant les réactions conjuguées des forces antichristiques qui ne pouvaient admettre la surrection de la vérité orthodoxe.
"La guerre et le saint", le dernier chapitre de cette belle biographie, décrit ses années de guerre et de captivité, notamment au Stalag IV-B, qui durèrent jusqu’en octobre 1943. La personnalité lumineuse d’Eugraph Kovalevsky s’y révèle par l’utilisation judicieuse de témoignages saisissants ainsi que des nombreuses lettres de guerre qu’il envoya à ses amis.
Le premier tome de cet ouvrage d’Élie de Foucauld, qui aurait pu s’intituler La passion d’Eugraph Kovalevsky, montrera au lecteur qu’il ne suffit pas de reprendre le Credo de Nicée, de reconnaître les sept premiers conciles œcuméniques et de placer des icônes dans les églises pour être orthodoxe : il nous faut retrouver cette « saveur » de l’orthodoxie qu’Eugraph Kovalevsky voulait redonner à l’Occident et que nombre d'orthodoxes confits en légitimité orientale semblent avoir perdue.
Alain Santacreu
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NOTES
[1] https://www.eugraph-kovalevsky.fr/livres/
[2] Vincent Bourne est le pseudonyme d’Yvonne Winnaert. La divine contradiction est parue en 1975 à la Librairie des Cinq Continents. On citera aussi le livre de Maxime Kovalevsky, Orthodoxie et Occident. Renaissance d’une Église locale, Paris, Carbonnel, 1990.
[3] Selon le calendrier julien, le 26 mars 1905, fête de l'Archange Gabriel.
[4] Les huit fondateurs de la Confrérie Saint-Photius, en plus des trois frères Kovalevsky – Eugraph, Pierre et Maxime − furent Lev Barchoff, Sergei Ignatovitch, Sergei Matveieff, Vsevolod Palachkovsky et Alexis Stavrosky. Vladimir Loosky les rejoignit en 1928.
[5] Cf. Vincent Bourne, La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert, Labor et Fides, 1966.
[6] Quelques années plus tard, elle prendra le nom d’Église orthodoxe de France. En 1964, Eugraph Kovalevsky en deviendra l’évêque Jean de Saint-Denis.