Augmenter l’homme par la technologie pour le libérer du joug d’un corps encore trop vulnérable, tel est, notamment, le projet de Didier Coeurnelle, vice-président de l’Association Française Transhumaniste, que nous avons rencontré.
Qui n’a jamais rêvé de traverser les décennies, les siècles et les millénaires sans peur ni de la mort ni de la maladie ? Qui n’a jamais souhaité un jour se prémunir de notre faiblesse essentielle ? Le rêve transhumaniste dessine un monde où l’homme, libéré des maladies, serait capable de vivre près de 200 ans. Aujourd’hui les bio et nanotechnologies mais aussi l’intelligence artificielle et les progrès technologiques en matière médicale, renouvellent notre rapport à l’existence, à notre début, à notre milieu et à notre fin. Et les espoirs qui transpirent de ces avancées nourrissent les projets des transhumains. Max More, est l’un des premiers à avoir théorisé le transhumanisme au début des années 90 et définit ce courant comme « la promotion de l'amélioration de la condition humaine à travers des technologies d'amélioration de la vie, ayant pour but l'élimination du vieillissement et l'augmentation des capacités intellectuelles, physiques ou psychologiques. ». Ce qui conduit aussi à étudier « les bénéfices, dangers et l'éthique du développement et de la mise en œuvre de ces technologies. ». Il ne s’agit pas de faire de l’homme un corps aseptisé, une perfection artificielle qui trop humain deviendrait finalement inhumain. Il s’agit au contraire de permettre à l’homme de devenir plus humain, notamment en développant de nouvelles formes d’intelligence, de créativité et étendre les champs de possibilités en éliminant, sinon en freinant, les obstacles à notre espèce, la maladie et la mort en première ligne. Mais si cette finalité est partagée de tous, les moyens, eux, diffèrent selon les « écoles ».
Max More fait partie du courant extropianiste, qu’il définit dans ses Principes extropiens comme suit : « Les transhumanistes étendent l’humanisme en mettant en question les limites humaines par les moyens de la science et de la technologie, combinés avec la pensée critique et créative. Nous mettons en question le caractère inévitable du vieillissement et de la mort, nous cherchons à améliorer progressivement nos capacités intellectuelles et physiques, et à nous développer émotionnellement. Nous voyons l’humanité comme une phase de transition dans le développement évolutionnaire de l’intelligence. Nous défendons l’usage de la science pour accélérer notre passage d’une condition humaine à une condition transhumaine, ou posthumaine.Comme l’a dit le physicien Freeman Dyson : « L’humanité me semble un magnifique commencement, mais pas le dernier mot. »
Ainsi, Max More distingue sept principes de la doctrine extropianiste. Tout d’abord ce qu’il appelle le progrès perpétuel. Il s’agit de transgresser en permanence les limites politiques, culturelles, biologiques et psychologiques de la réalisation de soi, qui ainsi contraignent le progrès et les possibilités humaines. C’est, selon ses termes « s’étendre dans l’univers et avancer sans fin ». Ensuite, la transformation de soi qui est la recherche constante du développement personnel, moral, intellectuel et physique en cultivant plus encore la raison et la création. Il faut ainsi rechercher « l’augmentation biologique et neurologique ainsi que le raffinement émotionnel et psychologique ». L’optimisme pratique, ensuite, qui recommande de baser ses raisonnements sur l’action plutôt que sur la foi dans une optique progressiste, presque utopique de la réalité. L’extropianisme se base encore sur la technologie intelligente qui est « appliquer la science et la technologie de façon créative pour transcender les limites « naturelles » que nous imposent notre héritage biologique, notre culture et notre environnement et voir la technologie non comme une fin en soi, mais comme un moyen d’améliorer la vie». L’ extropianisme se réclame ainsi d’inspiration ultralibérale et prône une société ouverte qui soutiendrait la liberté d’expression, d’action et d’expérimentation et s’opposerait alors fondamentalement au contrôle social autoritaire et préférerait l’autorité de la loi et la décentralisation du pouvoir. Mais un autre transhumanisme, plus social, est possible. C’est celui que défend notamment Didier Coeurnelle et l’AFT.
Un transhumanisme progressiste à portée sociale
Didier Coeurnelle, est vice-président de l’Association Française Transhumaniste qui, elle, défend une version plus sociale du transhumanisme en « essayant de promouvoir l’égalité et la solidarité à tous les niveaux notamment grâce aux progrès technologiques utiles qui nous permettent de vivre mieux, plus longtemps et d’échanger de plus en plus de connaissances. ». Se définissant comme « technoprogressiste », il perçoit la technologie comme un concentré de potentialités à développer pour transformer positivement notre rapport au monde. Juriste depuis 1989 au Service public fédéral de Sécurité Sociale en Belgique et délégué syndical CGSP, il milite pour un transhumanisme social qui mettrait la technologie au service de tous et qui permettrait de lutter notamment contre les inégalités. Un engagement qu’il poursuit aussi au sein du Collectif Solidarité contre l’exclusion, en militant pour une société plus inclusive et plus juste et en défendant entre autres le droit au chômage et à l’aide sociale. Il est par ailleurs l’auteur de l’Engagement universel pour le droit à une vie décente où il considère que « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement et les soins médicaux. ». C’est pourquoi il s’évertue à promouvoir le développement de technologies comme garant de la dignité humaine, permettant de développer les talents et les possibilités de tous pour construire une société où chacun aurait sa place.
Lors de notre entretien, il nous a confessé être proche de Nick Bostrom, un philosophe suédois, auteur de “Superintelligence”, attaché à l’éthique et à une approche critique des avancées technologiques notamment celles liées à ce qu’il appelle « les agents super-intelligents ». Selon ce dernier, bien que ces agents permettent assurément d’améliorer les conditions de vie, ils font en outre peser un « risque existentiel » pour l’humanité. Les deux hommes sont d’ailleurs signataires des AI Principles, et qui visent à dégager des principes éthiques encadrant le développement de l’intelligence artificielle. Car mettre la technologie au service de l’homme dans une optique de justice sociale, c’est être favorable à l’accélération progressiste de la technologie tout en militant pour une régulation éthique des risques liés à ces activités.
Nourrir une réflexion critique sur le développement des technologies
Le transhumanisme est souvent perçu comme l’apogée de la technicisation de la société, produit du capitalisme sauvage et des excès d’un développement technologique toujours insatiable. Or, augmenter l’homme ne revient ni à faire de lui une machine ni rendre la machine plus humaine mais, deux ex machina, de mettre l’intelligence au service de l’intelligence par le biais des technologies. Développer plus que remplacer. Pour Didier Coeurnelle, « nous sommes au plus beau jour de l’histoire de l’humanité et en même temps à l’époque la plus dangereuse ». Avec son association AFT, il milite donc pour un usage raisonné et raisonnable des technologies et pour une régulation du développement de l’IA, qui selon lui pourrait nuire immensément à l’humanité. Ce qui est alors en jeu c’est d’orienter les innovations en vue d’un but « souhaitable ». Pour cela, il entend renforcer le principe de précaution, dégagé pour la première fois en 1992 dans le Principe 15 de la Déclaration de Rio : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. ». Ce principe étendu au fur et à mesure à l’économie et aux technologies, tend à responsabiliser les individus, quant à leurs activités, pour anticiper et prévenir des risques « sérieux et généralisés » liés au développement technologique. De nombreux acteurs économiques interprètent ce principe avec une posture passive : être précautionneux reviendrait alors dans l’incertitude sur le risque potentiel d’une activité technologique, de s’abstenir de faire, de ne pas continuer, de ne plus développer. Or, Didier Coeurnelle prône un renversement de paradigme. Pour lui, le principe de précaution doit être doublé d’un principe de proactivité, qui engagerait les acteurs à être actif dans la prévention des risques.
Ainsi, pour tirer le meilleur des avancées technologiques, il convient pour l’AFT de prévenir les risques et d’orienter les innovations vers un horizon souhaitable. Ce risque, pour Didier Coeurnelle, doit prioritairement être pensé en termes d’usage. Qu’est-ce que la technologie et les outils qu’elle invente peuvent nous amener de plus ? Quels bénéfices individuels et collectifs, plus que pécuniaires, peut-on en retirer ? Pour que les usages technologiques soient souhaitables donc, il faut selon lui, raisonner l’activité de façon à ce qu’elle ne nuise pas à l’homme. En somme, les avancées technologiques ne doivent pas ouvrir aux mondes dystopiques des romans de science-fiction, aux sociétés de contrôle orweilliennes ou au capitalisme sauvage et outrancier de William Gibson. « Contrairement à ce qui est souvent suggéré, être transhumaniste n’implique pas de faire preuve d’un optimisme béat face aux innovations technologiques. La peur ne doit jamais nous conduire à fermer définitivement des portes : autrement, nous serions toujours dans des cavernes à chasser avec des lances en bois ! En revanche, il ne faut pas se voiler la face et être pleinement conscient des risques, si l’on veut éviter les écueils et bénéficier au mieux de ces technologies. » précise l’AFT.
Vers une politisation du transhumanisme ?
Alors comment prévenir de manière proactive les risques liés au déploiement des technologies dans nos sociétés ? De nombreux lobbys transhumanistes existent et défendent l’utilisation des NBIC pour faire progresser l’humanité. Peu à peu, les transhumanistes se sont infiltrés au cœur de l’économie mondiale, à la NASA, mais surtout chez Google, qui a dès lors réorienté ses perspectives économiques pour faire de la prédiction sa nouvelle ambition. Le groupe a pris les voix du transhumanisme avec la perspective a demi avouée de transformer son célèbre moteur de recherche en véritable intelligence artificielle. Une plateforme capable de prédire et anticiper les besoins des consommateurs. La firme a d’ailleurs soutenu la Singularity University, une société privée fondé par les papes du transhumanisme Peter Diamondis, Ray Kurzweil et Salim Ismail. L’université qui organise aussi des activités de lobbying, entends former un écosystème mondial de l’innovation autour de ces problématiques et donc infiltrer tous les secteurs de la société, des multinationales aux ONG en passant par les administrations gouvernementales. Plus récemment, Google a également engagé l’un des co-fondateurs de l’université et l’un des transhumanistes les plus influents, Ray Kurzweil en tant qu’ingénieur en chef.
Si les idées transhumanistes séduisent les gros entrepreneurs et les firmes multinationales, elles peinent cependant à entrer dans l’agenda politique. On le sait, la chose politique n’aime pas le futur et privilégie les problématiques à court terme. L’élection à ses raisons que la raison ignore. Cependant ces réflexions commencent peu à peu à pénétrer le monde politique, notamment sur la régulation des systèmes intelligents. C’est le cas des AI Principles mais aussi et surtout du droit des robots. Pour Didier Coeurnelle, « les avancées dans le domaine sont vertigineuses. On ne sait pas ce qu’est l’intelligence, ni la conscience. On ne sait pas non plus qu’une intelligence peut être dénuée de conscience. Or le smartphone n’a pas de conscience et est pourtant plus intelligent que nous. Il est devenu donc envisageable de penser une intelligence supérieure à celle de l’homme mais dénuée de conscience, ce qui pose beaucoup de problèmes ». C’est pourquoi les initiatives de régulation du développement de l’IA se multiplient. Le 16 février dernier, le Parlement Européen adoptait une résolution sur des règles de droit civil sur la robotique. Il s’agit ainsi d’une véritable reconnaissance des enjeux et des dangers que représentent les robots et l’IA pour nos sociétés. L’avancée majeure réside dans la considération politique de la robotique comme enjeu économique, éthique, et sociétal stratégique. Un moyen de rendre proactive donc la prévention des risques en la matière.
Mais le politique continue à effrayer les organisations et associations transhumanistes. Elles défendent le plus souvent l’idée d’une société ouverte où l’homme doit être le seul maître de son existence et ne souffrir pour son corps ou l’orientation de son existence, d’aucune pression ou autorité extérieure. La liberté individuelle au sens strict, sans aucune compromission. Si Didier Coeurnelle confesse avoir peur d’une ingérence du politique dans le développement technologique et d’une surveillance accrue des constructeurs et des usagers, il se prononce au contraire en faveur d’une régulation juridique des activités économique si elle est aussi raisonnable que raisonnée. Un compromis entre liberté et responsabilité, en somme.
Santé, singularité ou immortalité, une finalité controversée
Cette recherche de pensée indépendante, de liberté et de responsabilité individuelle est censée in fine rendre possible l’auto-orientation, l’estime de soi et le respect des autres. L’obsession de D. Coeurnelle est celle de l’amélioration de la santé humaine. Pour lui, les avancées technologiques doivent aider les hommes à vivre mieux et plus longtemps en bonne santé. Et ce qui importe le plus n’est pas l’augmentation de la durée de vie mais la santé. Car à quoi bon vivre plus longtemps pour souffrir plus longtemps ? Si comme le professait Baudelaire, « cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. » alors faisons de la technologie notre médicament. Pour le transhumaniste belge, il existe trois principales causes de mortalité chez l’homme : les accidents cardiovasculaires, les cancers et les maladies neurodégénérative. Il considère ainsi que « la génétique est une cause de mort ». Ainsi, il entend par les bio et nanotechnologies, lutter contre les maladies non naturelles. Si cette vision est plus mesurée, d’autres courants transhumanistes eux visent plus loin.
Au centre des réflexions, la singularité. Ce concept tire ses origines des années 50 lorsque Stanislaw Ulam prétendait que «l’accélération constante du progrès technologique et des changements du mode de vie humain semble nous rapprocher d’une singularité fondamentale de l’histoire de l’évolution de l’espèce, au-delà de laquelle l’activité humaine, telle que nous la connaissons, ne pourrait se poursuivre. ». Appliqué à la technologie dans les années 80, par Vernor Venge et son essai Technological Singularity, le concept change d’orientation pour décrire le dépassement de l’humanité par un développement technologique frénétique entraînant l’émergence d’intelligences surhumaines, totalement artificielles, capable de se régénérer cybernétiquement et d’améliorer sans fin ses propres capacités. Ainsi, la singularité marquerait une sorte de fin de l’histoire et l’émergence d’une nouvelle civilisation, sinon d’une nouvelle espèce, fondée sur l’intelligence collective. C’est le cas notamment de Kurzweil, pour qui la finalité absolue du transhumanisme est d’unir le corps biologique à la technologie pour atteindre l’immortalité, c’est-à-dire l’abolition définitive des limites de l’humain et sa transformation en un être supérieur, détaché des contingences matérielles issues de la nature. Internet, ayant transmuté le corps dans le monde virtuel en corps numérique et l’être en identité numérique, introduit un espoir de transformation directe du corps humain. Il ne s’agit alors plus de former un corps numérique dans un espace virtuel mais de dépasser le corps organique dans la réalité physique. Les singularistes entendent par le biais des bio et nanotechnologies transférer les intelligences, les consciences et les identités humaines dans des ordinateurs superpuissants, et inversement pour atteindre une symbiose entre la chair et l’acier, l’émotion et la raison. Là où D. Coeurnelle ne nie pas la mortalité essentielle, au sens premier du terme, et nécessaire de l’homme, certains transhumanistes considèrent la mort comme une pathologie capable d’être soignée. Mais comme le professait Shopenhauer, “exiger l'immortalité de l'individu, c'est vouloir perpétuer une erreur à l'infini.”