CHAPITRE 26
Annwenn entra à pas de loup dans la chambre occupée par Rose. L’adolescente dormait à poings fermés, le visage enfoui dans le creux de son coude. La guérisseuse s’approcha, un bougeoir à la main. Quelques raies lumière filtraient par les interstices des volets et frôlaient les cheveux en bataille de l’adolescente sans pour autant la réveiller. Annwenn s’installa sur le bord du lit en prenant garde de ne pas faire grincer les ressorts fatigués du sommier. Du bout des doigts, elle souleva la couverture. Le bandage qui entourait la poitrine de Rose, refait par Grégoire, dégageait une forte odeur. Les mouvements inconscients du sommeil avaient relâché le pansement, ce qui lui permit d’en décoller une fine bande afin d’apprécier les effets de son onguent. Rose gémit et enfonça un peu plus son visage dans l’oreiller. Annwenn suspendit ses gestes jusqu’à ce qu’elle soit certaine qu’elle n’allait pas se réveiller. Une fois rassurée, elle reprit son examen en prenant garde de ne pas trop approcher la faible flamme. Elle se pencha et, surprise de voir que la cicatrisation était déjà bien avancée, en oublia sa prudence. La lueur de la bougie qui dansait sur le visage de Rose la tira doucement du sommeil. Celle-ci avait appris à composer avec la douleur cuisante en prenant garde aux mouvements irréfléchis. Aussi, ouvrit-elle les yeux avant de bouger. Elle crut tout d’abord à la présence de Grégoire, toujours prévenant et attentionné. Mais très vite, une angoisse inexplicable lui comprima la poitrine. Elle leva légèrement la tête et força ses yeux à percer le brouillard dans lequel elle était encore à moitié plongée.
En reconnaissant les traits de la guérisseuse, elle se redressa vivement. Trop pour ne pas le regretter dans la seconde. Un gémissement lui échappa tandis qu’elle tentait de mettre un maximum de distance entre elle et cette femme dont la simple présence suffisait, sans qu’elle en comprenne la raison, à la mettre dans tous ces états.
— Ne me touchez pas ! lui intima-t-elle d’une voix si rauque qu’elle ne semblait pas lui appartenir.
Prise au dépourvu par la réaction violente de l’adolescente, Annwenn se remit debout afin de ne pas envenimer les choses.
— Je ne vais te faire de mal, voyons ! Je voulais juste m’assurer que l’onguent faisait effet.
Alerté par les éclats de voix, Grégoire accourut, bien que peu alerte en cette fin de matinée là après la nuit trop courte et inconfortable qu’il venait de passer. Il arriva sur le seuil au moment où Rose, peu coopérative, lâcha un « Sortez ! » si agressif que le prêtre en resta un instant coi. Les deux femmes s’affrontèrent du regard de longues secondes. Annwenn renonça la première. Son regard sombre se détacha de la jeune fille, toujours assise sur le lit, le visage aussi fermé que son attitude était hostile. Elle déposa le bougeoir sur la table de nuit et sortit sans même un coup d’œil en direction de Grégoire lorsqu’elle passa à sa hauteur. Ce dernier, stupéfait, resta un moment silencieux à observer lui aussi Rose en essayant de trouver un sens au comportement de la jeune fille d’ordinaire joviale et avenante. Devant son regard froid, ses lèvres pincées et ses poings serrés sur le drap, il commençait sérieusement à se demander si la créature ne l’avait pas contaminée d’une manière ou d’une autre. Mais à peine la porte d’entrée claqua-t-elle sur Annwenn, que l’adolescente se laissa retomber contre les oreillers et fondit en larmes. Déboussolé, Grégoire contourna le lit et vint s’asseoir à ses côtés. La jeune fille dissimula son visage derrière ses deux bras repliés.
— Rose ? Que se passe-t-il ? tenta-t-il entre deux sanglots. Pourquoi la détestes-tu à ce point ?
Il hésita un instant, puis se décida à poser prudemment la question qui le taraudait :
— C’est à cause de Gabriel ?
À ces mots, les pleurs de Rose semblèrent s’apaiser. Elle écarta les bras et Grégoire se retrouva face à deux yeux gris qui exprimaient autant de désarroi que de surprise. Puis soudain, alors qu’il ne s’y attendait pas le moins du monde, elle éclata de rire. Un rire étrange entre moquerie et sanglot. Elle essuya ses larmes du dos la main et considéra le prêtre avec – il l’aurait juré- une certaine forme de pitié.
— Mon père… J’ai seize ans ; il en a plus de trois cents et il ne peut pas mourir. Vous me croyez assez stupide pour m’enticher de lui de cette manière ?
D’aussi loin qu’il s’en souvenait, Grégoire ne s’était jamais senti aussi stupide qu’à cette seconde. La maturité insoupçonnée la jeune fille le laissa un moment sans voix. Elle se redressa contre les oreillers en grimaçant de douleur et tâcha de remettre un semblant d’ordre dans ses cheveux coupés à la va-vite avant leur départ. Sans l’huile qui domptait ses boucles, ces dernières lui donnaient des airs de Gorgone.
— Pourquoi, dans ce cas, tiens-tu tant à rester à ses côtés ? Cette vie-là n’est pas pour toi, Rose…
— Et pourquoi pas ? l’interrompit-elle.
— C’est évident, non ? répliqua-t-il en désignant de ses deux mains écartées l’état dans lequel elle se trouvait. Tu ne peux pas rester à ses côtés. Tu te mets en danger et tu LE mets en danger. Ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas ?
La question la décontenança. Son regard se troubla et elle lutta pour que les larmes ne s’échappent pas de nouveau. Pour répondre, elle se contenta de secouer doucement la tête. Sa gorge était trop nouée pour laisser passer un seul mot. Pourtant, ce n’était pas l’envie de contester qui lui manquait, mais Grégoire n’aurait rien compris. Elle-même n’était pas sûre de comprendre. Le plus raisonnable aurait été d’accepter sans rechigner sa proposition de couvent, de profiter de cette occasion pour s’instruire, de vivre un temps dans la sécurité matérielle qu’on allait lui offrir et puis de fonder plus tard une famille. Mais ce n’était pas ce genre de vie qu’elle voulait. Son instinct ne cessait de lui hurler que sa place était auprès de cet insupportable immortel. Elle n’avait besoin d’aucun autre professeur ni d’aucune autre famille. C’était comme ça et elle en avait l’intime conviction.
— J’ai faim, décréta-t-elle pour couper court à la conversation.
Un sourire las s’imprima sur le visage fatigué de Grégoire.
— Le repas est prêt. Je te l’apporte…
— Non. Je me sens mieux et je n’en peux plus d’être couchée.
— Gabriel a retrouvé ton sac dans les bois. Tes vêtements étaient trempés : je les ai lavés. Ils sont là.
Il lui désigna un petit tas de linges parfaitement pliés sur le bureau. Rose laissa échapper un petit rire.
— Vous êtes une véritable fée du logis.
Le compliment ne sembla pas lui plaire. Il fronça les sourcils et émit un vague grognement. Il se leva et s’apprêtait à quitter la chambre pour la laisser se préparer lorsqu’elle l’interpella :
— Grégoire… Je n’irai pas dans ce couvent.
Il fut aussi surpris par la détermination qu’il perçut dans sa voix que par le fait qu’elle était passée outre sa fonction pour l’appeler par son prénom. Bien qu’il eût beaucoup à dire sur sa décision, il ne répliqua pas.
Quand Rose le rejoignit quelques minutes plus tard, elle avait revêtu ses vêtements de valet et discipliné comme elle put ses boucles en les attachants à l’aide d’un ruban. Si quelqu’un rentrait à nouveau à l’improviste dans le presbytère, elle ferait à peu près illusion. Son repas l’attendait sur la table, mais elle fut surprise de voir Grégoire emmitouflé dans son manteau, prêt à sortir.
— Je dois m’absenter une petite heure, deux, tout au plus. Annwenn a dû retourner chez elle. Tu n’ouvres, bien entendu, à personne !
— Gabriel est parti depuis combien de temps ?
— Il doit être arrivé au manoir à l’heure qu’il est. Je serai de retour avant lui : rassure-toi.
Rassurée de rester seule, Rose ne l’était pas vraiment, mais elle l’était déjà nettement plus que si elle avait dû supporter la présence de la guérisseuse. Manifestement pressé, Grégoire prit congé en prétextant des paroissiens qui avaient besoin de lui. Rose ne chercha pas à en savoir plus. L’appétit lui était revenu et la cuisine de Grégoire offrait tout ce qu’elle désirait pour le moment.
~*~
Ce qui était embêtant quand le nombre de suspects dans une affaire était aussi réduit, c’était lorsqu’en l’espace de quelques minutes ils étaient rayés définitivement de la liste et qu’aucun autre ne venait s’y ajouter. Quelques minutes pour que les cartes soient complètement redistribuées, pour que l’arrogant Maire se retrouve à genoux dans la boue à pleurer au-dessus du corps de son ami ; pour que le légionnaire à l’attitude étrange trouve la mort à une cinquantaine de mètres seulement du manoir.
Gabriel était dépité.
Pour ne pas paraître complètement insensible au choc que venait de subir une fois de plus Le Kerdaniel, il ne s’était pas approcher du corps pour examiner les lésions. Mais une chose était certaine : Joseph n’était pas mort de manière accidentelle. Une large plaie lui barrait la gorge. Le visage n’avait pas été épargné non plus. Les griffes acérées de la bête en avaient emporté tout un côté. À deux pas du cadavre de Joseph gisait son arme ou du moins ce qu’il en restait. Le canon formait un angle improbable et la crosse avait été pulvérisée.
Voltz balaya les alentours du regard. À cet endroit, le bord de mer n’était que rochers hauts et abrupts frappés par les vagues et le vent. L’un d’eux, haut d’une vingtaine de mètres, était, d’après Grégoire, le lieu où Constance Le Kerdaniel avait mis fin à ses jours. Triste ironie du sort pour le maire : c’était précisément au pied de cet empilement rocheux que gisait le corps de Joseph. Le jeune palefrenier avait couru comme un damné jusqu’au manoir lorsqu’il avait entendu le coup de feu tiré par Joseph. D’après lui, l’ancien légionnaire était parti comme l’avant-veille, sans réfléchir dès que les chiens s’étaient mis à aboyer. Cette fois, sa témérité lui avait coûté cher. Le regard de Gabriel se posa sur la hache que le jeune garçon tenait maladroitement. Il était si malingre que l’arme semblait disproportionnée dans ses deux mains. Voltz s’en saisit sans que le palefrenier n’y trouve à redire et s’éloigna des deux hommes.
Il suivit l’un des petits sentiers qui sillonnaient la lande. Sur ses gardes, il chercha de quelle manière la chose avait bien pu disparaître aussi vite. Hormis les récifs qui bordaient la pointe, les chemins qui y conduisaient étaient relativement à découvert. Seuls quelques blocs de roches pouvaient servir d’abris. Après plusieurs minutes de marche, il devait se rendre à l’évidence : la créature semblait s’être volatilisée.
Comme il se faisait cette réflexion, il crut percevoir derrière lui un mouvement. À croire qu’un plaisantin haut placé s’amusait à lire dans ses pensées pour avoir le loisir de le contrarier. Ce qu’il prit tout d’abord pour un effet du vent toujours omniprésent se révéla être précisément ce qu’il ne voulait pas affronter pour l’heure. La bête, surgie de nulle part, se tenait à une dizaine de mètres de lui, dressée de toute sa hauteur. Les blessures qui lui avaient été infligées avaient entièrement disparu. Sans même qu’elle eût ouvert la gueule, un grognement sourd s’en échappa.
— Vous manquez vraiment du savoir-vivre le plus élémentaire. Je suis venu déjeuner, pas me battre. La moindre des choses, c’est de s’annoncer avant de débarquer. J’aurais eu sous la main de quoi vous recevoir, râla-t-il en jetant un regard sceptique sur la hache bien moins imposante dans sa propre main qu’elle ne l’était dans celle du gamin.
Compte tenu de la résistance de la bête lors de leur première altercation, il lui aurait fallu le mode d’emploi pour la détruire. Aconit pour les loups-garous, pain béni pour leur homologue féminin, les garaches, argent pour beaucoup de thérianthropes,: l’élimination de ce type d’Egarés passait toujours par une arme autre que celles, plus basiques, que les hommes utilisaient pour s’entretuer. La bête devait le savoir et s’avança d’un pas lourd dans sa direction. Gabriel avait rarement eu l’occasion d’observer ce genre de spécimen en pleine journée. Force était de constater que la nuit lui rendait finalement justice en camouflant la face hideuse qui semblait se déformer quand elle faisait jouer les muscles de sa mâchoire imposante, maculée du sang de Joseph. Le torse noir et velu paraissait en pleine lumière et à cette distance plus imposant encore que dans son souvenir.
Néanmoins, après quelques pas, elle s’arrêta et releva le museau pour renifler l’air glacial qui engourdissait le visage de Gabriel. Distraite par quelque chose qu’elle venait de flairer, ses yeux rouges ne le fixaient plus: c’était sans doute le moment où jamais de mettre davantage de distance entre eux. Cette perspective ne l’emballait pas, mais valait mieux se retirer pour revenir mieux armé. Faisant sienne cette nouvelle devise, Voltz profita de la curieuse attitude de la bête pour se diriger à toute jambe vers la route principale. Il était peut-être immortel, mais pas insensible à la douleur. Autant éviter de passer un sale quart d’heure puisqu’il n’avait pas ce qu’il fallait sous la main pour la vaincre. Elle était à plus de deux cents mètres. Presque un jeu d’enfant, ironisa-t-il pour lui-même en s’élançant sur le sentier irrégulier, bordé çà et là par les rochers. Dans son dos, un hurlement lugubre accueillit son initiative de fuite. Dans son dos… ou peut-être devant lui. En effet, Gabriel fut soudain coupé dans son élan plus sûrement qu’un pigeon sur un champ de tir.
La surprise le cueillit avec la même violence. Devant, lui coupant la route, venait d’apparaître une autre créature. Légèrement plus petite, mais tout aussi impressionnante de par sa musculature saillante. Contrairement à celle qui le coursait, elle se tenait sur ses quatre pattes, le dos hérissé de poils si drus qu’ils semblaient être de métal. Pas de regard rouge sang, mais des prunelles d’un jaune troublant qui contrastait avec le noir de son pelage. Gabriel se souvint alors de la description que lui avait faite Joseph de la créature qu’il avait poursuit. « Les yeux jaunes », c’était bien ce qu’il avait dit. Il était complètement passé à côté de ce détail. Elle hurla à son tour en réponse à l’autre qui ne tarda pas à les rejoindre.
Il était cerné par deux monstres.
Gabriel maudit une fois de plus le Très-Haut. Celle-là, il ne l’avait vraiment pas vue venir.
Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur
CHAPITRE 26
Annwenn entra à pas de loup dans la chambre occupée par Rose. L’adolescente dormait à poings fermés, le visage enfoui dans le creux de son coude. La guérisseuse s’approcha, un bougeoir à la main. Quelques raies lumière filtraient par les interstices des volets et frôlaient les cheveux en bataille de l’adolescente sans pour autant la réveiller. Annwenn s’installa sur le bord du lit en prenant garde de ne pas faire grincer les ressorts fatigués du sommier. Du bout des doigts, elle souleva la couverture. Le bandage qui entourait la poitrine de Rose, refait par Grégoire, dégageait une forte odeur. Les mouvements inconscients du sommeil avaient relâché le pansement, ce qui lui permit d’en décoller une fine bande afin d’apprécier les effets de son onguent. Rose gémit et enfonça un peu plus son visage dans l’oreiller. Annwenn suspendit ses gestes jusqu’à ce qu’elle soit certaine qu’elle n’allait pas se réveiller. Une fois rassurée, elle reprit son examen en prenant garde de ne pas trop approcher la faible flamme. Elle se pencha et, surprise de voir que la cicatrisation était déjà bien avancée, en oublia sa prudence. La lueur de la bougie qui dansait sur le visage de Rose la tira doucement du sommeil. Celle-ci avait appris à composer avec la douleur cuisante en prenant garde aux mouvements irréfléchis. Aussi, ouvrit-elle les yeux avant de bouger. Elle crut tout d’abord à la présence de Grégoire, toujours prévenant et attentionné. Mais très vite, une angoisse inexplicable lui comprima la poitrine. Elle leva légèrement la tête et força ses yeux à percer le brouillard dans lequel elle était encore à moitié plongée.
En reconnaissant les traits de la guérisseuse, elle se redressa vivement. Trop pour ne pas le regretter dans la seconde. Un gémissement lui échappa tandis qu’elle tentait de mettre un maximum de distance entre elle et cette femme dont la simple présence suffisait, sans qu’elle en comprenne la raison, à la mettre dans tous ces états.
— Ne me touchez pas ! lui intima-t-elle d’une voix si rauque qu’elle ne semblait pas lui appartenir.
Prise au dépourvu par la réaction violente de l’adolescente, Annwenn se remit debout afin de ne pas envenimer les choses.
— Je ne vais te faire de mal, voyons ! Je voulais juste m’assurer que l’onguent faisait effet.
Alerté par les éclats de voix, Grégoire accourut, bien que peu alerte en cette fin de matinée là après la nuit trop courte et inconfortable qu’il venait de passer. Il arriva sur le seuil au moment où Rose, peu coopérative, lâcha un « Sortez ! » si agressif que le prêtre en resta un instant coi. Les deux femmes s’affrontèrent du regard de longues secondes. Annwenn renonça la première. Son regard sombre se détacha de la jeune fille, toujours assise sur le lit, le visage aussi fermé que son attitude était hostile. Elle déposa le bougeoir sur la table de nuit et sortit sans même un coup d’œil en direction de Grégoire lorsqu’elle passa à sa hauteur. Ce dernier, stupéfait, resta un moment silencieux à observer lui aussi Rose en essayant de trouver un sens au comportement de la jeune fille d’ordinaire joviale et avenante. Devant son regard froid, ses lèvres pincées et ses poings serrés sur le drap, il commençait sérieusement à se demander si la créature ne l’avait pas contaminée d’une manière ou d’une autre. Mais à peine la porte d’entrée claqua-t-elle sur Annwenn, que l’adolescente se laissa retomber contre les oreillers et fondit en larmes. Déboussolé, Grégoire contourna le lit et vint s’asseoir à ses côtés. La jeune fille dissimula son visage derrière ses deux bras repliés.
— Rose ? Que se passe-t-il ? tenta-t-il entre deux sanglots. Pourquoi la détestes-tu à ce point ?
Il hésita un instant, puis se décida à poser prudemment la question qui le taraudait :
— C’est à cause de Gabriel ?
À ces mots, les pleurs de Rose semblèrent s’apaiser. Elle écarta les bras et Grégoire se retrouva face à deux yeux gris qui exprimaient autant de désarroi que de surprise. Puis soudain, alors qu’il ne s’y attendait pas le moins du monde, elle éclata de rire. Un rire étrange entre moquerie et sanglot. Elle essuya ses larmes du dos la main et considéra le prêtre avec – il l’aurait juré- une certaine forme de pitié.
— Mon père… J’ai seize ans ; il en a plus de trois cents et il ne peut pas mourir. Vous me croyez assez stupide pour m’enticher de lui de cette manière ?
D’aussi loin qu’il s’en souvenait, Grégoire ne s’était jamais senti aussi stupide qu’à cette seconde. La maturité insoupçonnée la jeune fille le laissa un moment sans voix. Elle se redressa contre les oreillers en grimaçant de douleur et tâcha de remettre un semblant d’ordre dans ses cheveux coupés à la va-vite avant leur départ. Sans l’huile qui domptait ses boucles, ces dernières lui donnaient des airs de Gorgone.
— Pourquoi, dans ce cas, tiens-tu tant à rester à ses côtés ? Cette vie-là n’est pas pour toi, Rose…
— Et pourquoi pas ? l’interrompit-elle.
— C’est évident, non ? répliqua-t-il en désignant de ses deux mains écartées l’état dans lequel elle se trouvait. Tu ne peux pas rester à ses côtés. Tu te mets en danger et tu LE mets en danger. Ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas ?
La question la décontenança. Son regard se troubla et elle lutta pour que les larmes ne s’échappent pas de nouveau. Pour répondre, elle se contenta de secouer doucement la tête. Sa gorge était trop nouée pour laisser passer un seul mot. Pourtant, ce n’était pas l’envie de contester qui lui manquait, mais Grégoire n’aurait rien compris. Elle-même n’était pas sûre de comprendre. Le plus raisonnable aurait été d’accepter sans rechigner sa proposition de couvent, de profiter de cette occasion pour s’instruire, de vivre un temps dans la sécurité matérielle qu’on allait lui offrir et puis de fonder plus tard une famille. Mais ce n’était pas ce genre de vie qu’elle voulait. Son instinct ne cessait de lui hurler que sa place était auprès de cet insupportable immortel. Elle n’avait besoin d’aucun autre professeur ni d’aucune autre famille. C’était comme ça et elle en avait l’intime conviction.
— J’ai faim, décréta-t-elle pour couper court à la conversation.
Un sourire las s’imprima sur le visage fatigué de Grégoire.
— Le repas est prêt. Je te l’apporte…
— Non. Je me sens mieux et je n’en peux plus d’être couchée.
— Gabriel a retrouvé ton sac dans les bois. Tes vêtements étaient trempés : je les ai lavés. Ils sont là.
Il lui désigna un petit tas de linges parfaitement pliés sur le bureau. Rose laissa échapper un petit rire.
— Vous êtes une véritable fée du logis.
Le compliment ne sembla pas lui plaire. Il fronça les sourcils et émit un vague grognement. Il se leva et s’apprêtait à quitter la chambre pour la laisser se préparer lorsqu’elle l’interpella :
— Grégoire… Je n’irai pas dans ce couvent.
Il fut aussi surpris par la détermination qu’il perçut dans sa voix que par le fait qu’elle était passée outre sa fonction pour l’appeler par son prénom. Bien qu’il eût beaucoup à dire sur sa décision, il ne répliqua pas.
Quand Rose le rejoignit quelques minutes plus tard, elle avait revêtu ses vêtements de valet et discipliné comme elle put ses boucles en les attachants à l’aide d’un ruban. Si quelqu’un rentrait à nouveau à l’improviste dans le presbytère, elle ferait à peu près illusion. Son repas l’attendait sur la table, mais elle fut surprise de voir Grégoire emmitouflé dans son manteau, prêt à sortir.
— Je dois m’absenter une petite heure, deux, tout au plus. Annwenn a dû retourner chez elle. Tu n’ouvres, bien entendu, à personne !
— Gabriel est parti depuis combien de temps ?
— Il doit être arrivé au manoir à l’heure qu’il est. Je serai de retour avant lui : rassure-toi.
Rassurée de rester seule, Rose ne l’était pas vraiment, mais elle l’était déjà nettement plus que si elle avait dû supporter la présence de la guérisseuse. Manifestement pressé, Grégoire prit congé en prétextant des paroissiens qui avaient besoin de lui. Rose ne chercha pas à en savoir plus. L’appétit lui était revenu et la cuisine de Grégoire offrait tout ce qu’elle désirait pour le moment.
~*~
Ce qui était embêtant quand le nombre de suspects dans une affaire était aussi réduit, c’était lorsqu’en l’espace de quelques minutes ils étaient rayés définitivement de la liste et qu’aucun autre ne venait s’y ajouter. Quelques minutes pour que les cartes soient complètement redistribuées, pour que l’arrogant Maire se retrouve à genoux dans la boue à pleurer au-dessus du corps de son ami ; pour que le légionnaire à l’attitude étrange trouve la mort à une cinquantaine de mètres seulement du manoir.
Gabriel était dépité.
Pour ne pas paraître complètement insensible au choc que venait de subir une fois de plus Le Kerdaniel, il ne s’était pas approcher du corps pour examiner les lésions. Mais une chose était certaine : Joseph n’était pas mort de manière accidentelle. Une large plaie lui barrait la gorge. Le visage n’avait pas été épargné non plus. Les griffes acérées de la bête en avaient emporté tout un côté. À deux pas du cadavre de Joseph gisait son arme ou du moins ce qu’il en restait. Le canon formait un angle improbable et la crosse avait été pulvérisée.
Voltz balaya les alentours du regard. À cet endroit, le bord de mer n’était que rochers hauts et abrupts frappés par les vagues et le vent. L’un d’eux, haut d’une vingtaine de mètres, était, d’après Grégoire, le lieu où Constance Le Kerdaniel avait mis fin à ses jours. Triste ironie du sort pour le maire : c’était précisément au pied de cet empilement rocheux que gisait le corps de Joseph. Le jeune palefrenier avait couru comme un damné jusqu’au manoir lorsqu’il avait entendu le coup de feu tiré par Joseph. D’après lui, l’ancien légionnaire était parti comme l’avant-veille, sans réfléchir dès que les chiens s’étaient mis à aboyer. Cette fois, sa témérité lui avait coûté cher. Le regard de Gabriel se posa sur la hache que le jeune garçon tenait maladroitement. Il était si malingre que l’arme semblait disproportionnée dans ses deux mains. Voltz s’en saisit sans que le palefrenier n’y trouve à redire et s’éloigna des deux hommes.
Il suivit l’un des petits sentiers qui sillonnaient la lande. Sur ses gardes, il chercha de quelle manière la chose avait bien pu disparaître aussi vite. Hormis les récifs qui bordaient la pointe, les chemins qui y conduisaient étaient relativement à découvert. Seuls quelques blocs de roches pouvaient servir d’abris. Après plusieurs minutes de marche, il devait se rendre à l’évidence : la créature semblait s’être volatilisée.
Comme il se faisait cette réflexion, il crut percevoir derrière lui un mouvement. À croire qu’un plaisantin haut placé s’amusait à lire dans ses pensées pour avoir le loisir de le contrarier. Ce qu’il prit tout d’abord pour un effet du vent toujours omniprésent se révéla être précisément ce qu’il ne voulait pas affronter pour l’heure. La bête, surgie de nulle part, se tenait à une dizaine de mètres de lui, dressée de toute sa hauteur. Les blessures qui lui avaient été infligées avaient entièrement disparu. Sans même qu’elle eût ouvert la gueule, un grognement sourd s’en échappa.
— Vous manquez vraiment du savoir-vivre le plus élémentaire. Je suis venu déjeuner, pas me battre. La moindre des choses, c’est de s’annoncer avant de débarquer. J’aurais eu sous la main de quoi vous recevoir, râla-t-il en jetant un regard sceptique sur la hache bien moins imposante dans sa propre main qu’elle ne l’était dans celle du gamin.
Compte tenu de la résistance de la bête lors de leur première altercation, il lui aurait fallu le mode d’emploi pour la détruire. Aconit pour les loups-garous, pain béni pour leur homologue féminin, les garaches, argent pour beaucoup de thérianthropes,: l’élimination de ce type d’Egarés passait toujours par une arme autre que celles, plus basiques, que les hommes utilisaient pour s’entretuer. La bête devait le savoir et s’avança d’un pas lourd dans sa direction. Gabriel avait rarement eu l’occasion d’observer ce genre de spécimen en pleine journée. Force était de constater que la nuit lui rendait finalement justice en camouflant la face hideuse qui semblait se déformer quand elle faisait jouer les muscles de sa mâchoire imposante, maculée du sang de Joseph. Le torse noir et velu paraissait en pleine lumière et à cette distance plus imposant encore que dans son souvenir.
Néanmoins, après quelques pas, elle s’arrêta et releva le museau pour renifler l’air glacial qui engourdissait le visage de Gabriel. Distraite par quelque chose qu’elle venait de flairer, ses yeux rouges ne le fixaient plus: c’était sans doute le moment où jamais de mettre davantage de distance entre eux. Cette perspective ne l’emballait pas, mais valait mieux se retirer pour revenir mieux armé. Faisant sienne cette nouvelle devise, Voltz profita de la curieuse attitude de la bête pour se diriger à toute jambe vers la route principale. Il était peut-être immortel, mais pas insensible à la douleur. Autant éviter de passer un sale quart d’heure puisqu’il n’avait pas ce qu’il fallait sous la main pour la vaincre. Elle était à plus de deux cents mètres. Presque un jeu d’enfant, ironisa-t-il pour lui-même en s’élançant sur le sentier irrégulier, bordé çà et là par les rochers. Dans son dos, un hurlement lugubre accueillit son initiative de fuite. Dans son dos… ou peut-être devant lui. En effet, Gabriel fut soudain coupé dans son élan plus sûrement qu’un pigeon sur un champ de tir.
La surprise le cueillit avec la même violence. Devant, lui coupant la route, venait d’apparaître une autre créature. Légèrement plus petite, mais tout aussi impressionnante de par sa musculature saillante. Contrairement à celle qui le coursait, elle se tenait sur ses quatre pattes, le dos hérissé de poils si drus qu’ils semblaient être de métal. Pas de regard rouge sang, mais des prunelles d’un jaune troublant qui contrastait avec le noir de son pelage. Gabriel se souvint alors de la description que lui avait faite Joseph de la créature qu’il avait poursuit. « Les yeux jaunes », c’était bien ce qu’il avait dit. Il était complètement passé à côté de ce détail. Elle hurla à son tour en réponse à l’autre qui ne tarda pas à les rejoindre.
Il était cerné par deux monstres.
Gabriel maudit une fois de plus le Très-Haut. Celle-là, il ne l’avait vraiment pas vue venir.
Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur