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(Note de lecture) Etienne Faure, "Ciné-plage", par Myrto Gondicas

Par Florence Trocmé

Faure, Ciné plageÉtienne Faure, qu’on suit de recueil en recueil chez Champ Vallon — et pour les lecteurs plus anciens ou curieux, de revue en revue —, revient ici au vers, allure naturelle et pré carré. Sous un titre multiplement parlant qui évoque par deux fois le temps, mais aussi la vision et l’art du cadrage, la moisson nouvelle s’organise en treize sections plus une, ensemble final à un seul élément, on y reviendra. Chaque partie étant assez brève, on pouvait craindre un risque d’émiettement ; il n’en est rien, grâce à des choix formels récurrents et forts qui s’ajoutent, pour structurer le tout, aux thèmes énoncés en titres de rubrique (la correspondance par lettres, l’Europe, la peinture…). L’un des plus sensibles est à mes yeux le jeu avec l’échelle, ou le point de vue : variations de focale induisant des rapprochements inattendus, avec volontiers une prise de distance à la fin du poème. C’est le cas littéralement avec les marcheurs et amis dans les monts du Tatras d’« en contrebas » ; ou, de manière plus métaphorique, dans le superbe « débris sur l’île », art poétique in nuce qui télescope les temps pour faire voir dans le bout de verre dépoli l’antique bouteille à la mer qui abrita en son dedans les mots ; et ainsi de suite de poème en poème, comme pour la cathédrale-caillou du peintre (« dix cathédrales en une heure ») ou les nains de jardin importés / de contrées mal cernées par l’histoire, voisins désormais de massifs qui ne sont plus des montagnes d’Europe, mais — hortensia, composées, cyclamen — les éléments décoratifs d’un jardin de banlieue (« au milieu du jardin »). De façon moins évidente peut-être se met en place, à lire dans la continuité, un jeu d’échos de partie à partie, subtil et non systématique, mais qui resserre aussi la toile : ainsi entre « libre », dernier poème de la section Ôtaumne et « à boire maintenant vite », premier de la suivante, Poids du verbe, qu’unit l’image de la chute ; ou entre « litanie des troncs » (à la fin de Huit polonaises et environs) et « la sève attend » (premier de la partie du même nom).
On retrouve ici des mondes, ou des motifs, familiers au lecteur des précédents recueils, comme le théâtre — image bien sûr de la vie, mais saisi avant tout dans sa pratique au jour le jour et sous ses aspects matériels : bruits de portes et de planches, accessoires, maquillages, lumières, et jusqu’à l’articulation pâteuse de l’acteur qui a trop bu ; ou la guerre, les guerres plutôt (chaque poème en livre des signes individuels), très présentes déjà dans Légèrement frôlée et qu’appelle inévitablement tout regard un peu long jeté sur l’Europe (partie L’Europe au mètre). Deux autres, plus nouveaux peut-être, ressortent avec force : la langue aimée perdue, précisément, dans les allées de l’Europe, et l’amour. L’amour, aliment naturel des lettres (la section Du courrier sous la porte ouvre le recueil), réapparaît çà et là comme le chiendent, sur fond de vacances à la mer, sur la côte / où grains de sable et de beauté se mêlent, comme pour le roboratif « tango bas-normand » (Pleurer de rire est ce que nous aurons fait de mieux), de déplacements ferroviaires (« rapprochements ») ou de rencontres éphémères dans le tissu des villes (« les mains froides », « croisements »).
Et comme ailleurs, l’auteur s’attache avec une constance ironique, minutieuse et tendre aux objets usuels, voire usés ; aux gestes (avant-bras replié, bouche en cœur chez le buveur au comptoir dans « aux lèvres »), aux façons de faire, aux expressions largement partagées, germes secrets ou exhibés de maint poème. Il y a là toujours un équilibre rare entre l’extrême attention et une prise de distance pudique ou amusée ; et l’on hésite à dire si, dans « à l’ouest » (dont le titre rabat le coucher du soleil sur un possible égarement sénile des promeneuses du bord de mer), le tour peaux anciennes, sous lequel perce le trivial « vieilles peaux », réfute la brutalité du cliché en l’adoucissant, ou la redouble par l’objectivation (…portant sur le dos d’autres peaux).
Si le lecteur, souvent, hésite, égaré à dessein parmi des mots ou tours à double ou triple sens, il sait pouvoir trouver, en insistant, un guide sûr dans la syntaxe. Retorse, concertée, à l’occasion déroutante (Dont on apprit très tôt qu’il est partout, lit-on en ouverture de « mémoire barbelée »), elle le mènera, avec sa rigueur amicale, à bon port à travers la forêt sombre. La phrase — volontiers unique — se construit, encore et encore, en dissolvant progressivement notre ignorance : circonstances données d’abord (lieu, temps, qualités apposées), puis un sujet, quelquefois animé, le plus souvent objet, lieu, ou activité (que serait Étienne Faure sans l’infinitif ?), les actions essentielles avec le verbe retardées, détaillées, mises en perspective depuis un en-dehors ou après-coup, composent un récit comme fossile, moment de vie pris dans la forme cristalline d’une remémoration.
Ce qui tout autant nous emmène, et plus immédiatement encore, c’est un rythme. L’allure du vers d’Étienne Faure est difficile à définir, elle échappe et insiste, c’est quelque chose qui tient du végétal pour l’élan souple, irrégulier (ou aux régularités secrètes), avec la force de la finesse la plus grande. Libre, il l’est, à cent lieues des niaiseries qui calquent pauvrement le mètre sur la syntaxe ; les cadences impaires prédominent, dans une très grande variété ; le passage au pair — ou vice versa — crée un jeu savant d’équilibre et de déséquilibre. Ici, l’amplification met en mouvement :
Qui aurait peu scruté le papier peint,
des motifs incertains de rideaux qui bougent (…)
(« motifs ») ;
Là, un mouvement déjà lancé s’interrompt le temps d’une image fixe sertie dans un écrin de huit syllabes, puis repart :
(…) l’hiver revient
avec les coquelicots des bouches résolues jamais
à renier l’amour, ne plus crier je t’aime, je t’adore
au chat gris bleu transi de neige
quand tout le paysage à son tour vieillit, (…)
(« lente inertie de la balançoire »).
Même la cadence de douze, poncif métrique à faire fuir — mais difficile à éviter sauf volontairement —, survient ici différemment, parfois méconnaissable, dans ce qui est en vérité une suite de 7 et 5 : auréolant de vieil or un instant les crânes (« circulations »), ou encore comme au second degré, alexandrin qui aurait pu n’être que ça, mais se prolonge en amont et aval dans des rythmes qui le démentent en le dépassant :
(…) que le blanc, ce gâchis, ne résistât pas
à tout l’amour déversé à l’encre — à l’encre ! —
à redire, ininterrompu, je t’aime recto verso
puis dans la marge à la verticale,
tisser finalement par-dessus les phrases
fraîchement alignées l’inextricable amour, presque à l’en-
vers sur le papier.
(« à l’être cher sur du papier »).
On ne voudrait pas mettre la magie en équations, ni déjouer les découvertes. Écoutons juste encore, au début de « rapprochements », sous le paradoxe des lieux et des temps qui se télescopent, la scansion familière des trains en marche :
Transie je suis sur le quai d’hiver
et tente en train l’espoir au cœur (…)
.
Il n’est pas facile, on l’a vu, d’identifier directement dans les poèmes l’organisateur de ces savants mystères. Non qu’il se cache, il apparaît plutôt déplacé, léger recul, ou divisé, réparti entre les acteurs de ses drames de la vie et de la langue partagées. La rencontre amoureuse remémorée pourra ainsi (« croisements ») se dire avec un on (objectivation du soi, ou équivalent familier d’un nous ?), ou des nous (« tango bas-normand »…). Dans « rapprochements », le je surprend d’autant plus que, rare dans le recueil, il y assume une identité féminine. Il est vrai qu’on le trouve au début du livre, mais là aussi dans un dispositif complexe ; faute de pouvoir l’identifier au scripteur de la carte postale d’antan, on y verra plutôt le poète lisant après coup, quand il s’adresse à un vous suranné, simultanément érotisé et perdu : (…) et vous embrasse, quoique morte, si chère (« dans le bleu fixe »). Ailleurs, la voix du poète noue avec elle-même un dialogue favorisé par le déplacement physique, métro ou marche, sur un mode à la fois familier et distancié (ta boîte assez semblablement / composée d’os, de cervelle et de nerfs, « le sens de la sève » — ou cet écho d’Apollinaire dans la pièce qui ouvre Ôtaumne : maintenant ton cœur roule dans la rue). Sans cesse, elle se crée des interlocuteurs, du vous initial qui invente les lecteurs à venir (Un jour de joie en 2100 / (…) trousserez-vous encore des lettres) au Kafka des photos trop vues partout, ici recomposé à neuf, et d’abord par cette apostrophe cocasse dans son détournement (1) : Kafka, que faisiez-vous aux temps froids.
Et l’on n’est pas étonné, finissant le livre, de voir le poète s’affirmer tout en éludant, à nouveau, le je (cette fois par un recours à la syntaxe de l’ancien français : D’antan n’ai que souvenirs mêlés…), au moment même où il affirme s’insérer dans la lignée de ses prédécesseurs, dans leur diversité vivante de langue et de sexe. Le mot de la fin, Continuons, prenait une résonance particulière quand l’auteur a lu à Paris, dans une librairie du onzième arrondissement, des extraits de son livre au lendemain des attentats perpétrés tout près ; il peut surtout s’entendre comme un signe, un appel lancé autant à lui-même qu’aux autres poètes d’aujourd’hui par ce confrère attentif et amical.
Myrto Gondicas
 
1. Défaire la mythologie de pacotille qui plombe la figure du père de Joseph K. grâce à l’appui du fabuliste national français est typique de l’ironie d’Étienne Faure, qu’on pourrait d’ailleurs à bon droit placer dans la lignée poétique de La Fontaine (légèreté, mélancolie rieuse, art musical de la dissonance).
Étienne Faure, Ciné-plage, éditions Champ Vallon, collection « recueil / littérature », 2015


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