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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #29

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #29

CHAPITRE 29

— Je ne comprends pas, assura Grégoire en maîtrisant au mieux les expressions qui pourraient le trahir.

— Je te demande si Voltz est venu accompagné d’une… d’un jeune garçon d’environ une quinzaine d’années.

La panique se saisit du jeune prêtre. Réfléchir et vite… Varga avait de toute évidence eu vent de la supercherie, mais comment ? Les surveillait-il depuis leur arrivée ? Auquel cas il était en train de tester la sincérité son ancien élève. Ou Voltz et Rose avaient-ils été trahis ? Si cela était le cas, par qui ?

— Il est effectivement arrivé avec un gamin d’après peu près cet âge, mais il est reparti le lendemain dans la première diligence.

Pas question de nier complètement les faits. S’il venait à l’idée de Varga de venir fouiner dans le village et d’interroger les aubergistes, son mensonge serait aussitôt dévoilé. Maintenant que Rose avait quitté l’auberge, personne dans le village ne savait qu’elle était chez lui.

L’aveu plongea Varga dans une profonde réflexion silencieuse. Il leva la tête vers les poutres vermoulues de la charpente, les lèvres pincées de contrariété.

— Je peux savoir de qui il s’agit ? s’enquit faussement Grégoire.

Le regard froid de son interlocuteur descendit de nouveau sur lui.

— J’ai bien peur que notre ami ait une fois de plus enfreint les règles et dévoilé nos secrets à des non-initiés. Cette jeune fille travaille pour lui depuis des mois…

— Fille ? Vous m’avez parlé d’un jeune garçon…

— Et qui plus est, il persiste à me prendre pour un imbécile en engageant des Egarés à son service, continua Varga sans tenir compte de l’interruption.

L’incompréhension se lut sur le visage de Grégoire, l’exécuteur de la Confrérie se fit alors un malin plaisir de déballer la liste des manquements au règlement de celui qu’il considérait depuis toujours comme une aberration indigne de la Sainte Vehme :

— Il a pris sous son aile une orpheline qu’il a sauvée d’un vampire. En me rendant chez lui après son départ de Paris pour régler cet insignifiant problème, la fille était partie et j’ai fait une étonnante découverte au sujet de la gouvernante restée sur place. Cet imbécile a engagé une goule et je ne suis même pas certain qu’il s’en soit rendu compte.

— Pourquoi une goule prendrait-elle le risque de travailler pour lui ?

— Il faut croire que je ne sois pas le seul à surveiller ses faits et gestes, éluda de nouveau Varga d’un geste de la main. Toujours est-il qu’elle n’a pas été longue à me révéler la supercherie à laquelle s’est adonnée Voltz en déguisant cette fille. Je dois la retrouver : elle sait pour la Confrérie et sûrement pour l’immortalité de ce sombre idiot. Il est hors de question de la laisser filer !

— Je suis navré de ne pas pouvoir vous aider, père Varga, mais pour moment je n’ai rien à redire sur le comportement de Voltz. Il ne fait que ce pourquoi il a été envoyé.

Cette nouvelle le contraria visiblement. Néanmoins, il semblait ne pas douter une seconde de la parole de Grégoire. Pour un peu, ce dernier aurait presque trouvé cela vexant. Avoir la confiance de Varga était aussi enviable que d’être infecté par la peste bubonique. La déconvenue apparemment encaissée, le visage de l’exécuteur se détendit quelque peu lorsque son regard se posa sur son ancien disciple.

— Je regrette que notre collaboration se soit terminée de cette manière. Tu étais un élève très doué.

— Traquer les Occultes pétris de mauvaises intentions étaient une chose, s’en prendre à des innocents en était une autre, répliqua de manière acerbe le jeune ecclésiastique.

— Tu as toujours fait preuve de trop de sensiblerie. Il n’existe pas d’Occultes ou d’Egarés innocents. Ce sont des hérétiques et des monstres. Voltz est-il au courant de notre ancienne collaboration ?

Comme un enfant pris en flagrant délit, Grégoire baissa les yeux sur la terre battue du sol et se contenta tout d’abord de secouer la tête en signe de dénégation.

— J’ai respecté votre demande : je ne lui ai rien dit. Je suppose que vous espériez qu’il se montrerait plus bavard s’il l’ignorait. La seule chose qu’il m’a confiée de personnel est son aversion pour vous. Mais cela, je suppose, ce n’est pas une révélation.

La pointe de provocation arracha un rire mauvais à Varga.

— J’ignore pourquoi la Confrérie s’obstine à avoir recours à cette chose et pourquoi le Comte couvre ses manquements, mais tôt ou tard, il commettra la faute de trop et, ce jour-là, je serai là !

— Peut-être le couvrent-ils et le protège-t-il parce que sans lui vous ne feriez pas le poids contre les Egarés contre lesquels vous l’envoyez. Celui qui sévit ici est une monstruosité et pour le moment nous ne savons pas à quoi nous avons affaire ni comment le détruire. Sans vouloir vous manquer de respect, père Varga, laissez Gabriel mener à bien cette enquête avant de régler vos comptes avec lui. La seule raison pour laquelle ces meurtres n’ont pas été ébruités n’est dû au fait que le maire lui-même semble être le dénominateur commun à toutes les victimes. Il ne veut pas que l’affaire se répande dans la presse et moi non plus. Mais combien de temps encore pourrons-nous garder cela secret ? C’est pour cette raison que j’ai fait appel à vous. Ne venez pas maintenant tout compromettre à cause d’une gamine sans importance !

Cette fois, ce fut Grégoire qui balaya ce « détail sans importance » d’un revers de main. Autant qu’il s’en souvenait, jamais il ne s’était avisé de parler à Varga de cette manière. Il espérait seulement que le prêtre revanchard et envieux ne prendrait pas la mouche. Ses paroles, bien qu’elles soient en premier lieu destinées à protéger Voltz et Rose, n’en étaient pas moins pleines de bon sens. Les Egarés devaient rester des superstitions, des créatures du folklore auxquelles on portait de moins en moins foi. Si leur existence venait à être exposée au grand jour, tout échapperait à leur contrôle. Il était hors de question d’assister dans son village à des chasses aux sorcières ou aux démons par des hommes incompétents en la matière.

L’Histoire avait prouvé à maintes reprises que les esprits s’échauffaient vite et que les principales victimes n’étaient que des innocents dont on voulait se débarrasser sous couvert d’accusations sans fondements. Combien de sages-femmes ou de guérisseuses, accusées de sorcellerie, avaient péri dans les flammes pour avoir osé remettre en cause la main mise des hommes sur ces actes médicaux ? Combien d’innocents souffrants de troubles mentaux avaient subi le même sort parce qu’ils étaient « possédés » selon leurs accusateurs ? Grégoire ne voulait pas de cela pour son village. D’autant que la réponse de la Sainte- Vehme à ce genre d’hystérie locale n’avait rien à envier aux actes barbares des habitants haineux galvanisés par l’effet de foule.

Ce fut l’une de ces interventions particulières qui l’avait poussé à quitter la Confrérie deux ans plus tôt. Un petit village dans le fin fond de la Creuse, pas plus peuplé que Primel Trégastel, avait succombé à ce genre d’hystérie collective. Le responsable, un succube pas vraiment discret dans ses exactions, avaient provoqué un lynchage de dizaines de femmes que l’on soupçonnait de pervertir les hommes pour le compte du diable. Un tribunal officieux s’était autoproclamé pour exécuter ces supposées tentatrices. Varga et ses hommes – dont faisait alors partie Grégoire- avaient été envoyés sur place pour remettre de l’ordre. Compte tenu du nombre toujours croissant de membres de la Confrérie œuvrant au sein des autorités officielles, rien n’était plus aisé pour la Sainte-Vehme d’agir presque « légitimement » où bon lui semblait. Et elle ne faisait jamais de détail. Une grande partie de la population de ce ridicule hameau isolé de tout avait été exterminée.

L’idée que cela puisse se reproduire au sein d’une population qu’il avait appris à connaître lui était intolérable. Varga devait partir et vite. Pour le bien de tous. Pour l’heure, l’ecclésiastique drapé dans sa cape noire semblait encore hésiter.

— Je vous tiendrai au courant de tous les faits et gestes de Voltz : je vous en donne ma parole, tenta Grégoire.

Barnabas Varga accueillit la proposition avec son flegme habituel. Difficile pour Grégoire de savoir s’il était convaincu de sa coopération ou non. Il étudia l’offre en silence pendant de longues et interminables secondes.

— Je séjournerai chez l’abbé Juhel à Morlaix le temps que l’enquête se termine. Y a-t-il un télégraphe dans ton trou perdu ?

— Le maire en a fait installer un dans l’épicerie du village.

— Parfait. Tiens-moi au courant du moindre changement.

Soulagé, Grégoire relâcha une longue expiration.

— Je n’y manquerai pas, mentit-il. Maintenant si vous voulez bien m’excuser, il n’est pas prudent pour un homme seul d’errer seul loin du village.

Varga se contenta de hocher de la tête. Son regard se fit soudain plus conciliant. D’expérience, Grégoire se méfia.

— Si tu le voulais, je pourrais plaider pour ta réintégration au sein de l’Ordre. J’aurais pu t’apprendre encore des tas de choses…

Le jeune prêtre se mordit la langue pour ne pas être tenté de rétorquer qu’il lui avait suffisamment appris comme cela et que ses « leçons » hantaient encore ses nuits.

— Je dois partir, éluda –t-il en faisant aussitôt volte-face.

Il quitta la masure sans se retourner. Jamais le vent glacial qui le cueillit une fois dehors ne lui parut aussi doux.

~*~

Malgré le froid qui régnait dans le couloir sombre du presbytère, Rose devait en être au moins à son cinquantième aller-retour entre la chambre et la pièce principale pour surveiller l’heure sur la pendule accrochée à la cheminée de la salle. C’était la seule distraction qu’elle avait trouvée. Afin de protéger l’intérieur de la maison des regards indiscrets, le père Anselme avait laissé tous les volets clos. Cette sensation d’enfermement commençait à la rendre chèvre. Cela et le fait que deux heures s’étaient écoulées depuis le départ du prêtre et qu’il n’était toujours pas de retour. Pour un peu, elle regrettait presque qu’Annwenn se soit volatilisée. Presque. Un quart de seconde plus tard, elle secoua la tête pour chasser cette idée absurde. Assise dans le fauteuil face à la cheminée, les genoux ramenés contre sa poitrine, elle fixait depuis un bon quart d’heure, le balancier de la pendule comme hypnotisée par son mouvement quand des éclats de voix sur la place la tirèrent de son apathie.

Il était plus de 14 heures : il était sans doute normal que ce village connaisse une animation normale au cours de ces interminables journées ponctuées par les caprices du temps et les apparitions de l’Egaré. Aussi, Rose les ignora-t-elle et retourna dans la chambre poursuivre la fascinante histoire des Saints de la Bretagne Armorique écrit par Frère Albert Le Grand, prêtre de l’Ordre des Frères Prêcheurs de Morlaix, datant de 1636… Il n’y avait pas à dire : la bibliothèque de Grégoire était aussi vivifiante que le catalogue d’un croque-mort en période d’épidémie. En s’emmitouflant sous l’édredon avec des gestes prudents pour ne pas réveiller ses douleurs, Rose se mit à imaginer malicieusement la tête du curé devant les lectures de Gabriel. A l’image d’immortel, elles étaient tout sauf « convenables », religieusement parlant. Elle étouffa un ricanement et ouvrit l’épais volume à la lueur de la lampe dont le niveau d’huile commençait drastiquement à baisser.

Elle tenta de se concentrer au mieux sur la langue difficile et presque incompréhensible pour elle. Mais au dehors, un brouhaha grandissant ne cessait d’attirer son attention vers la fenêtre aux volets clos. La tentation de jeter un œil pour voir ce qui provoquait un tel raffut était fatalement plus forte que de découvrir comment Saint Corentin, premier Evêque de Cornouailles, avait vécu en ermite en l’an 375 dans une forêt au pied de la montagne de Saint Cosme. Rose se glissa de nouveau hors du lit et sortit dans le couloir. Cette fois, au lieu de bifurquer vers la salle, elle poussa son expédition jusqu’à la porte d’entrée. Elle n’était qu’à deux pas de celle-ci lorsque de violents coups portés contre le battant manquèrent de lui arracher un cri de surprise.

— Père Anselme ! Père Anselme ! Ouvrez ! hurla une voix masculine assez jeune entre deux coups. Vous devez venir au manoir de toute urgence !

Tétanisée, tant par l’affolement du garçon que par le sien, Rose resta à fixer la porte bien après que l’autre ait renoncé faute de réponse. « Manoir », « urgence », « prêtre »… Gabriel, il n’en fallut pas plus pour que l’adolescente renonce à toute forme de prudence. Elle se précipita sur la porte, tourna doucement la clé dans la serrure et entrouvrit un fin interstice pour y glisser le nez. Ce qu’elle aperçut ne fut pas pour la rassurer.

En bas des marches de l’église, la place du village était noire de monde.

Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #29

CHAPITRE 29

— Je ne comprends pas, assura Grégoire en maîtrisant au mieux les expressions qui pourraient le trahir.

— Je te demande si Voltz est venu accompagné d’une… d’un jeune garçon d’environ une quinzaine d’années.

La panique se saisit du jeune prêtre. Réfléchir et vite… Varga avait de toute évidence eu vent de la supercherie, mais comment ? Les surveillait-il depuis leur arrivée ? Auquel cas il était en train de tester la sincérité son ancien élève. Ou Voltz et Rose avaient-ils été trahis ? Si cela était le cas, par qui ?

— Il est effectivement arrivé avec un gamin d’après peu près cet âge, mais il est reparti le lendemain dans la première diligence.

Pas question de nier complètement les faits. S’il venait à l’idée de Varga de venir fouiner dans le village et d’interroger les aubergistes, son mensonge serait aussitôt dévoilé. Maintenant que Rose avait quitté l’auberge, personne dans le village ne savait qu’elle était chez lui.

L’aveu plongea Varga dans une profonde réflexion silencieuse. Il leva la tête vers les poutres vermoulues de la charpente, les lèvres pincées de contrariété.

— Je peux savoir de qui il s’agit ? s’enquit faussement Grégoire.

Le regard froid de son interlocuteur descendit de nouveau sur lui.

— J’ai bien peur que notre ami ait une fois de plus enfreint les règles et dévoilé nos secrets à des non-initiés. Cette jeune fille travaille pour lui depuis des mois…

— Fille ? Vous m’avez parlé d’un jeune garçon…

— Et qui plus est, il persiste à me prendre pour un imbécile en engageant des Egarés à son service, continua Varga sans tenir compte de l’interruption.

L’incompréhension se lut sur le visage de Grégoire, l’exécuteur de la Confrérie se fit alors un malin plaisir de déballer la liste des manquements au règlement de celui qu’il considérait depuis toujours comme une aberration indigne de la Sainte Vehme :

— Il a pris sous son aile une orpheline qu’il a sauvée d’un vampire. En me rendant chez lui après son départ de Paris pour régler cet insignifiant problème, la fille était partie et j’ai fait une étonnante découverte au sujet de la gouvernante restée sur place. Cet imbécile a engagé une goule et je ne suis même pas certain qu’il s’en soit rendu compte.

— Pourquoi une goule prendrait-elle le risque de travailler pour lui ?

— Il faut croire que je ne sois pas le seul à surveiller ses faits et gestes, éluda de nouveau Varga d’un geste de la main. Toujours est-il qu’elle n’a pas été longue à me révéler la supercherie à laquelle s’est adonnée Voltz en déguisant cette fille. Je dois la retrouver : elle sait pour la Confrérie et sûrement pour l’immortalité de ce sombre idiot. Il est hors de question de la laisser filer !

— Je suis navré de ne pas pouvoir vous aider, père Varga, mais pour moment je n’ai rien à redire sur le comportement de Voltz. Il ne fait que ce pourquoi il a été envoyé.

Cette nouvelle le contraria visiblement. Néanmoins, il semblait ne pas douter une seconde de la parole de Grégoire. Pour un peu, ce dernier aurait presque trouvé cela vexant. Avoir la confiance de Varga était aussi enviable que d’être infecté par la peste bubonique. La déconvenue apparemment encaissée, le visage de l’exécuteur se détendit quelque peu lorsque son regard se posa sur son ancien disciple.

— Je regrette que notre collaboration se soit terminée de cette manière. Tu étais un élève très doué.

— Traquer les Occultes pétris de mauvaises intentions étaient une chose, s’en prendre à des innocents en était une autre, répliqua de manière acerbe le jeune ecclésiastique.

— Tu as toujours fait preuve de trop de sensiblerie. Il n’existe pas d’Occultes ou d’Egarés innocents. Ce sont des hérétiques et des monstres. Voltz est-il au courant de notre ancienne collaboration ?

Comme un enfant pris en flagrant délit, Grégoire baissa les yeux sur la terre battue du sol et se contenta tout d’abord de secouer la tête en signe de dénégation.

— J’ai respecté votre demande : je ne lui ai rien dit. Je suppose que vous espériez qu’il se montrerait plus bavard s’il l’ignorait. La seule chose qu’il m’a confiée de personnel est son aversion pour vous. Mais cela, je suppose, ce n’est pas une révélation.

La pointe de provocation arracha un rire mauvais à Varga.

— J’ignore pourquoi la Confrérie s’obstine à avoir recours à cette chose et pourquoi le Comte couvre ses manquements, mais tôt ou tard, il commettra la faute de trop et, ce jour-là, je serai là !

— Peut-être le couvrent-ils et le protège-t-il parce que sans lui vous ne feriez pas le poids contre les Egarés contre lesquels vous l’envoyez. Celui qui sévit ici est une monstruosité et pour le moment nous ne savons pas à quoi nous avons affaire ni comment le détruire. Sans vouloir vous manquer de respect, père Varga, laissez Gabriel mener à bien cette enquête avant de régler vos comptes avec lui. La seule raison pour laquelle ces meurtres n’ont pas été ébruités n’est dû au fait que le maire lui-même semble être le dénominateur commun à toutes les victimes. Il ne veut pas que l’affaire se répande dans la presse et moi non plus. Mais combien de temps encore pourrons-nous garder cela secret ? C’est pour cette raison que j’ai fait appel à vous. Ne venez pas maintenant tout compromettre à cause d’une gamine sans importance !

Cette fois, ce fut Grégoire qui balaya ce « détail sans importance » d’un revers de main. Autant qu’il s’en souvenait, jamais il ne s’était avisé de parler à Varga de cette manière. Il espérait seulement que le prêtre revanchard et envieux ne prendrait pas la mouche. Ses paroles, bien qu’elles soient en premier lieu destinées à protéger Voltz et Rose, n’en étaient pas moins pleines de bon sens. Les Egarés devaient rester des superstitions, des créatures du folklore auxquelles on portait de moins en moins foi. Si leur existence venait à être exposée au grand jour, tout échapperait à leur contrôle. Il était hors de question d’assister dans son village à des chasses aux sorcières ou aux démons par des hommes incompétents en la matière.

L’Histoire avait prouvé à maintes reprises que les esprits s’échauffaient vite et que les principales victimes n’étaient que des innocents dont on voulait se débarrasser sous couvert d’accusations sans fondements. Combien de sages-femmes ou de guérisseuses, accusées de sorcellerie, avaient péri dans les flammes pour avoir osé remettre en cause la main mise des hommes sur ces actes médicaux ? Combien d’innocents souffrants de troubles mentaux avaient subi le même sort parce qu’ils étaient « possédés » selon leurs accusateurs ? Grégoire ne voulait pas de cela pour son village. D’autant que la réponse de la Sainte- Vehme à ce genre d’hystérie locale n’avait rien à envier aux actes barbares des habitants haineux galvanisés par l’effet de foule.

Ce fut l’une de ces interventions particulières qui l’avait poussé à quitter la Confrérie deux ans plus tôt. Un petit village dans le fin fond de la Creuse, pas plus peuplé que Primel Trégastel, avait succombé à ce genre d’hystérie collective. Le responsable, un succube pas vraiment discret dans ses exactions, avaient provoqué un lynchage de dizaines de femmes que l’on soupçonnait de pervertir les hommes pour le compte du diable. Un tribunal officieux s’était autoproclamé pour exécuter ces supposées tentatrices. Varga et ses hommes – dont faisait alors partie Grégoire- avaient été envoyés sur place pour remettre de l’ordre. Compte tenu du nombre toujours croissant de membres de la Confrérie œuvrant au sein des autorités officielles, rien n’était plus aisé pour la Sainte-Vehme d’agir presque « légitimement » où bon lui semblait. Et elle ne faisait jamais de détail. Une grande partie de la population de ce ridicule hameau isolé de tout avait été exterminée.

L’idée que cela puisse se reproduire au sein d’une population qu’il avait appris à connaître lui était intolérable. Varga devait partir et vite. Pour le bien de tous. Pour l’heure, l’ecclésiastique drapé dans sa cape noire semblait encore hésiter.

— Je vous tiendrai au courant de tous les faits et gestes de Voltz : je vous en donne ma parole, tenta Grégoire.

Barnabas Varga accueillit la proposition avec son flegme habituel. Difficile pour Grégoire de savoir s’il était convaincu de sa coopération ou non. Il étudia l’offre en silence pendant de longues et interminables secondes.

— Je séjournerai chez l’abbé Juhel à Morlaix le temps que l’enquête se termine. Y a-t-il un télégraphe dans ton trou perdu ?

— Le maire en a fait installer un dans l’épicerie du village.

— Parfait. Tiens-moi au courant du moindre changement.

Soulagé, Grégoire relâcha une longue expiration.

— Je n’y manquerai pas, mentit-il. Maintenant si vous voulez bien m’excuser, il n’est pas prudent pour un homme seul d’errer seul loin du village.

Varga se contenta de hocher de la tête. Son regard se fit soudain plus conciliant. D’expérience, Grégoire se méfia.

— Si tu le voulais, je pourrais plaider pour ta réintégration au sein de l’Ordre. J’aurais pu t’apprendre encore des tas de choses…

Le jeune prêtre se mordit la langue pour ne pas être tenté de rétorquer qu’il lui avait suffisamment appris comme cela et que ses « leçons » hantaient encore ses nuits.

— Je dois partir, éluda –t-il en faisant aussitôt volte-face.

Il quitta la masure sans se retourner. Jamais le vent glacial qui le cueillit une fois dehors ne lui parut aussi doux.

~*~

Malgré le froid qui régnait dans le couloir sombre du presbytère, Rose devait en être au moins à son cinquantième aller-retour entre la chambre et la pièce principale pour surveiller l’heure sur la pendule accrochée à la cheminée de la salle. C’était la seule distraction qu’elle avait trouvée. Afin de protéger l’intérieur de la maison des regards indiscrets, le père Anselme avait laissé tous les volets clos. Cette sensation d’enfermement commençait à la rendre chèvre. Cela et le fait que deux heures s’étaient écoulées depuis le départ du prêtre et qu’il n’était toujours pas de retour. Pour un peu, elle regrettait presque qu’Annwenn se soit volatilisée. Presque. Un quart de seconde plus tard, elle secoua la tête pour chasser cette idée absurde. Assise dans le fauteuil face à la cheminée, les genoux ramenés contre sa poitrine, elle fixait depuis un bon quart d’heure, le balancier de la pendule comme hypnotisée par son mouvement quand des éclats de voix sur la place la tirèrent de son apathie.

Il était plus de 14 heures : il était sans doute normal que ce village connaisse une animation normale au cours de ces interminables journées ponctuées par les caprices du temps et les apparitions de l’Egaré. Aussi, Rose les ignora-t-elle et retourna dans la chambre poursuivre la fascinante histoire des Saints de la Bretagne Armorique écrit par Frère Albert Le Grand, prêtre de l’Ordre des Frères Prêcheurs de Morlaix, datant de 1636… Il n’y avait pas à dire : la bibliothèque de Grégoire était aussi vivifiante que le catalogue d’un croque-mort en période d’épidémie. En s’emmitouflant sous l’édredon avec des gestes prudents pour ne pas réveiller ses douleurs, Rose se mit à imaginer malicieusement la tête du curé devant les lectures de Gabriel. A l’image d’immortel, elles étaient tout sauf « convenables », religieusement parlant. Elle étouffa un ricanement et ouvrit l’épais volume à la lueur de la lampe dont le niveau d’huile commençait drastiquement à baisser.

Elle tenta de se concentrer au mieux sur la langue difficile et presque incompréhensible pour elle. Mais au dehors, un brouhaha grandissant ne cessait d’attirer son attention vers la fenêtre aux volets clos. La tentation de jeter un œil pour voir ce qui provoquait un tel raffut était fatalement plus forte que de découvrir comment Saint Corentin, premier Evêque de Cornouailles, avait vécu en ermite en l’an 375 dans une forêt au pied de la montagne de Saint Cosme. Rose se glissa de nouveau hors du lit et sortit dans le couloir. Cette fois, au lieu de bifurquer vers la salle, elle poussa son expédition jusqu’à la porte d’entrée. Elle n’était qu’à deux pas de celle-ci lorsque de violents coups portés contre le battant manquèrent de lui arracher un cri de surprise.

— Père Anselme ! Père Anselme ! Ouvrez ! hurla une voix masculine assez jeune entre deux coups. Vous devez venir au manoir de toute urgence !

Tétanisée, tant par l’affolement du garçon que par le sien, Rose resta à fixer la porte bien après que l’autre ait renoncé faute de réponse. « Manoir », « urgence », « prêtre »… Gabriel, il n’en fallut pas plus pour que l’adolescente renonce à toute forme de prudence. Elle se précipita sur la porte, tourna doucement la clé dans la serrure et entrouvrit un fin interstice pour y glisser le nez. Ce qu’elle aperçut ne fut pas pour la rassurer.

En bas des marches de l’église, la place du village était noire de monde.

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