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Versets douloureux

Par Savatier

 Ce livre s’offre comme un message d’espoir pour ceux que certains passages des textes sacrés choquent par leur violence ou leur incitation à la haine. C’est aussi un guide de lecture utile pour ceux qui en prônent une interprétation littérale et y puisent la justification de leur mépris de l’Autre en tant que croyant d’une religion différente (ou non-croyant), l’Autre vu comme un ennemi à combattre, voire à abattre. Dans Les Versets douloureux (Lessiu, 202 pages, 22€) trois théologiens de haut niveau – un juif, un catholique et un musulman – s’attachent à aborder sans concession plusieurs des versets parmi les plus controversés de la Torah, des Evangiles et du Coran. Leur lecture critique s’intéresse aux textes, mais aussi aux traditions qui s’en réclament. Elle se veut interprétative et elle apporte à chacun des éléments de réflexion quant à l’attitude à adopter, sans pour autant donner de leçon.

L’initiateur de ce projet, le rabbin David Meyer, brosse un portrait rapide de la société actuelle, dont les dérives fondamentalistes justifient le livre : « Et puis l’espérance humaine, le réinvestissement religieux de l’humanité, comme tout phénomène historique total, est évidemment complexe : de l’islamisme contemporain des Frères musulmans et de leurs émules terroristes iraniens aux vagues d’évangélisme populiste aux Etats-Unis, en passant par le millénarisme sectaire qui, ici ou là, pointe son nez dans le judaïsme, israélien tout comme ʺdiasporiqueʺ, les exemples de régression intellectuelle, et bientôt morale, abondent. » On désespérait d’entendre cela un jour, et l’on regrette juste l’absence dans le livre d’un théologien protestant qui serait venu contrebalancer les errements des évangéliques populistes.

Dans la section qui lui est dévolue, David Meyer aborde certains passages de la Torah, au

nom de la « nécessité absolue d’une autocritique des religions. » Cette démarche demande, dit-il, un « courage religieux » et l’on n’éprouve aucune peine à le croire. Il commence son étude par l’histoire du génocide d’Amalek, poursuit par un examen du sacrifice d’Isaac par Abraham, puis se penche sur le livre de Josué. Au sujet de ce dernier, sa position est claire :

« En effet, trop souvent, ce texte est utilisé pour justifier politiquement, et surtout religieusement, une politique de haine et de non-respect vis-à-vis de l’autre dans le conflit entre Israéliens et Palestiniens. »

Enfin, David Meyer aborde certaines pages du Talmud, toujours dans une optique originale partagée par ses co-auteurs : renoncer à une foi aveugle, désacraliser les textes, s’accorder le droit à une interprétation personnelle. Les nouvelles lectures qu’il propose ouvrent des perspectives encourageantes, même si certaines de ses constructions intellectuelles peuvent parfois sembler complexes, voire (il cite lui-même cette expression) un peu « tirées par les cheveux ».

La contribution suivante, écrite par le père jésuite Yves Simoens, traite des versets de l’Evangile de Jean qui sont souvent encore interprétés comme antisémites.

Malheureusement, elle ressemble à l’extrait d’une thèse de doctorat ou à une communication scientifique présentée lors d’un colloque de théologie ; son style et sa difficulté ne la rendent abordable qu’aux parfaits connaisseurs. Pour le grand public, elle reste pratiquement hermétique, et l’on ne peut que le regretter vivement car le débat que soulèvent les versets concernés méritait justement une approche destinée à une large audience. Cette question revêt trop d’importance pour rester cantonnée dans la sphère des spécialistes. En outre, les textes de Jean sont systématiquement cités dans une traduction archaïque dont la complexité inutile déroute et finit par agacer le lecteur. On en jugera par l’exemple suivant, tiré de la page 82 (Jn 7, 22-23) :

« Moïse vous a donné la circoncision – non qu’elle soit de Moïse, mais des pères – / de sorte que le sabbat vous circoncisez un homme ; / si, une circoncision, il reçoit, un homme, le sabbat, / afin que ne soit pas diluée la loi de Moïse, / à moi, vous vous en prenez, parce qu’un homme tout entier, je fis sain, le sabbat. »

Voilà qui n’est pas sans rappeler le maître de philosophie se jouant de M. Jourdain dans le Bourgeois Gentilhomme : « Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour »… Le même texte, dans l’édition du chanoine Osty et de l’abbé Trinquet (Editions Siloé, 1973) se lit avec bien plus de clarté pour nos yeux contemporains sans pour autant rien perdre de sa signification : « Moïse vous a donné la circoncision (non qu’elle vienne de Moïse, mais des Pères), et vous la pratiquez un sabbat. Alors qu’un homme reçoit la circoncision un sabbat pour que ne soit pas violée la Loi de Moïse, vous vous irritez contre moi parce que j’ai rendu la santé à un homme tout entier un sabbat ! »

Il est dommage que l’important travail de recherches d’Yves Simoens se présente donc de manière aussi élitiste. Tel n’est pas le cas, en revanche, de la section où Soheib Bencheikh (ancien grand mufti de Marseille) traite du Coran. S’il qualifie sa contribution d’« aussi subversive qu’audacieuse », elle a de plus le mérite de la clarté. Pour l’auteur, il convient de séparer les frustrations politiques, voire une crise civilisationnelle, des textes sacrés ; il s’exprime sans ambigüité sur toute tentative de captation partisane :

« Mais s’insurger, même à juste titre, en s’abritant derrière une foi religieuse vieille de quatorze siècles, cela se nomme usurpation de patrimoine et prise en otage de l’éthique et de la métaphysique de l’ensemble des musulmans. »

Après un développement pédagogique permettant à chacun de différencier les textes de référence (le Coran, les hadîths et le fiqh) et de constater, par exemple, que certains hadiths entrent en contradiction avec le Coran, l’auteur s’attaque aux préjugés – l’un des thèmes classiques des échecs dans le cadre des relations interculturelles : « Comme les mythes fondateurs des nations ou unificateurs des sociétés, comme les légendes

inintelligibles sur lesquelles on assoit éthique et catéchisme didactique, le préjugé porté sur l’Autre s’avère édifiant du Moi. Si jadis les nations vivaient séparées, si autrefois les peuples ne se rencontraient guère, aujourd’hui, dans une société humaine unifiée, que faire de nos dangereux préjugés s’ils persistent ? » Et de proposer de ranger ces préjugés « dans les grands musées de notre civilisation. A côté de la guillotine, de la gégène, les préjugés ne manquent ni de curiosité ni d’enseignement. » On a très envie de le suivre dans cette voie.

Certains sujets intéressant la vie sociale sont abordés (le mariage mixte, l’apostasie), qui sont l’occasion de quelques phrases heureuses, mais que l’on n’a pas l’habitude de lire sous la plume d’un homme de foi conventionnel :

« […] si controverse il y a entre celui qui interdit et celui qui permet, c’est celui qui interdit qui est appelé à appuyer textuellement son interdiction, non celui qui se conforme à la règle universelle d’autorisation. […] l’athée est un homme courageux qui a tranché dans une question métaphysique très abstraite. »

Enfin, Soheib Bencheikh examine les principaux versets douloureux du Coran qui portent aussi bien sur la vision de l’Autre (juif ou chrétien) que sur des questions théologiques (la trinité, la place et le statut de Jésus, le djihad et notamment le verset de l’Epée). Son approche consiste à replacer les textes dans leur contexte historique et social originel, à démontrer que les versets litigieux doivent s’interpréter, non littéralement, mais à la lumière des réalités contemporaines :

« Avec le temps, et même dans l’espace, les mots et les tournures syntaxiques demeurent plus ou moins les mêmes alors que leur contenu ou ce qu’ils désignent change de sens. […] Le retour à l’histoire est obligatoire pour comprendre, mais revenir à notre époque pour retrouver les nouveaux signifiés est nécessaire afin de donner vie au message coranique. »

L’auteur préconise donc une désacralisation préalable des textes et fait appel à l’intelligence des lecteurs et des fidèles pour en dégager une signification en rapport avec notre présent. Il illustre son propos du verset 36 de la sourate 17 : « Ne suis jamais ce dont tu n’as pas une réelle connaissance, / Car tu seras interrogé sur tes facultés comme l’ouïe, la vue et l’intelligence. »

Par cette conclusion, Soheib Bencheikh met l’accent sur un aspect majeur du problème : l’intelligence… L’intégrisme est présent au sein des trois monothéismes, même si la richesse de la langue ou les circonlocutions du politiquement correct tentent d’en relativiser la réalité. A nos yeux européens, il est vrai, les termes « chrétien conservateur » ou « traditionnaliste » ne font guère frémir, pas plus que « juif ultra-orthodoxe », tandis que l’expression « musulman intégriste » soulève une réelle inquiétude. Cependant, sous des terminologies différentes, se trouve souvent un obscurantisme ou un fanatisme identique que l’auteur définit comme une « maladie de l’âme ». Or, l’intégrisme se nourrit d’abord d’inculture, y compris d’inculture religieuse. Ceux qui, il y a quelques années, ont voulu faire interdire le Mahomet de Voltaire au théâtre ignoraient (ou feignaient d’ignorer) que

cette pièce avait été sous sa plume une charge déguisée de la religion catholique. Ils ignoraient également les très belles pages que le même Voltaire avait consacrées à l’Islam et à son Prophète dans son Essai sur les mœurs (à lire in L’Islam, passion française, préface de Malek Chebel, Bartillat, 385 pages, 20€). Autre exemple édifiant d’inculture : selon une étude de Harris Interactive de décembre 2007, 88% des chrétiens américains intégristes « born-again » affirment que l’Ancien Testament représente « les mots de Dieu » tandis que seulement 33% accordent cette qualification à la Torah, dont nul n’est besoin de rappeler qu’elle se compose des 5 premiers livres… de l’Ancien Testament !

Les Versets douloureux est un ouvrage utile pour tous ceux qui, croyants ou non, s’intéressent au fait religieux de notre époque et redoutent le pouvoir de nuisance des intégristes. Les analyses des trois auteurs ouvrent sur une lecture moderne des textes en encourageant l’esprit critique. Mais leur démarche est loin d’être partagée par leurs traditions respectives… Il n’est qu’à voir, par exemple, la rigidité dogmatique croissante de Rome sur les questions de mœurs et de société, voire les nouveaux obstacles dressés sur le chemin du dialogue interreligieux. On peine à y trouver une invitation à une lecture personnelle des textes sacrés ou à une remise en question des doctrines des Pères de l’Eglise (qui, cependant, n’ont rien de sacré).

Pourtant, on se prend à espérer la publication de livres similaires qui, avec une égale ouverture d’esprit et rigueur, offriraient une autre interprétation d’autres passages douloureux des livres sacrés, notamment ceux concernant le quotidien de chacun et la place de la femme dans la société. Pourquoi, en effet, dans l’Ancien testament, ne pas privilégier le premier chapitre de la Genèse, qui pose le principe de l’égalité de l’homme et de la femme au moment de la création (Genèse I, 27) et proposer une interprétation du second chapitre dans lequel

Eve est sensée avoir été créée à partir d’une côte d’Adam (Genèse II, 21-23), justifiant ainsi la prétendue infériorité de la femme aux yeux d’un certain nombre de religieux ? Pourquoi ne pas non plus s’interroger, dans le Nouveau testament, sur l’authenticité de deux versets moralisateurs de Matthieu (5, 27-28), « tout homme qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle, dans son cœur », absents du récit du Sermon sur la montagne chez Luc et dont on ne trouve pas trace chez Marc ? Les théologiens médiévaux (notamment Pierre Lombard et Guillaume d’Auxerre) et, en octobre 1980 Jean-Paul II, conclurent de ces versets qu’un homme qui regarde, non une femme, mais sa propre femme pour la désirer commet l’adultère, interprétation qui provoqua l’indignation légitime de René Barjavel. Pourquoi encore ne pas proposer une lecture nouvelle du verset 34 de la sourate IV du Coran où il est question de frapper les femmes ?

Pour nombre de religieux, inviter à interpréter les textes, c’est ouvrir la boîte de Pandore… Les trois auteurs des Versets douloureux méritent donc que leur message soit connu du plus grand nombre.

Illustrations : Rembrandt, Le sacrifice d’Abraham (musée de l’Hermitage) - Jérôme Bosch, Jean l’évangéliste à Pathmos -  Intérieur de la mosquée Bleue (photo Ludovic Texier) - Enluminure d’une partition médiévale.


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