Je ne m’en cache pas, l’histoire de la médecine est une des disciplines que je préfère. Entre les tentatives chirurgicales pour rajeunir, l’histoire de la césarienne ou encore celle des transfusions sanguines, il y a de quoi faire de nombreux articles mais, aujourd’hui, j’ai décidé de vous parler de Leonid Rogozov. Ce médecin russe se serait bien passé de faire la Une des journaux, voici son histoire.
L’expédition en Antarctique
En 1961, Leonid Rogozov a 27 ans et il intègre, au mois de mars, une base russe construite en Antarctique. Il est le médecin de la station Novolazarevskaya qui accueille douze hommes. C’est-à-dire que si un mec se fait mal ou tombe malade, c’est lui qui le soigne. Durant l’hiver polaire, qui est très long, les hommes sont complètement coupés du monde extérieur. Les tempêtes de neige empêchent les avions de décoller et les voitures de rouler. Presque deux mois après son arrivée à la station, Leonid Rogozov a mal au ventre. Pas une petite indigestion, non, il se tord de douleur, il est sujet aux vomissements et il a de la fièvre. Malgré la prise d’antibiotiques disponibles dans la pharmacie de la station, le diagnostic tombe : Leonid Rogozov a une appendicite aiguë. Il a noté dans son journal ses ressentis…
Je n’ai pas dormi de toute la nuit dernière. Ça fait mal comme le diable ! Une tempête de neige transperçant mon âme, des gémissements, comme une centaine de chacals. Toujours pas de symptômes évidents que la perforation est imminente, mais un pressentiment m’oppresse…
Au milieu du XXe siècle, l’appendicite se soigne très bien, on endort, on ouvre, on coupe, on suture et fin de l’histoire. C’est une bonne chose. Or, pour Leonid Rogozov, qui est le seul médecin sur la base, ça va être plus compliqué. Il va devoir être le médecin de sa propre appendicite. Soit il tente de s’auto-opérer, soit il laisse l’infection se propager et il meurt…
Ça y est… Je dois penser que la seule issue possible est de m’opérer moi-même… c’est presque impossible… mais je ne peux pas me croiser les bras et abandonner.
Le saviez-vous : la première opération d’appendicectomie réussie et connue date de 1735, c’est le chirurgien anglais Claudius Amyand, qui l’a pratiqué le 6 décembre à Londres (Hôpital Saint Georges) sur un garçon de 11 ans. Le chirurgien a même donné son nom à une forme cheloue de l’appendicite : la hernie de Amyand. Dans les années 1880, les chirurgiens européens se bastonnaient pour prouver qu’ils étaient tous à l’origine de la première appendicectomie, lol, Claudius Amyand avait 150 ans d’avance. Au début du XXe siècle, on rend à César ce qui appartient à César et Claudius Amyand reçoit un titre posthume.
La préparation de Leonid Rogozov
Le 1er mai 1961, Leonid est fin prêt pour s’auto-opérer. Et franchement, c’est pas fastoche ; si Leonid n’a plus mal car il prend de nombreux antalgiques, il est malgré tout très faible et a de nombreux vertiges. De plus, il n’a pas une vue directe sur tous ses organes, il demande à plusieurs hommes de l’aider avec les instruments et avec un miroir afin d’avoir une meilleure perception. Enfin, niveau psychologique, c’est pas facile non plus. Tu t’imagines t’ouvrir le ventre, toi ? L’instinct de survie fait des merveilles.
Leonid Rogozov est à moitié couché, et donc à moitié assis, et il a le ventre complètement anesthésié. Un des météorologues joue le rôle de l’infirmier de bloc, il lui donne les instruments dont il a besoin et il tient le miroir. Autre difficulté pour Leonid Rogozov : il a une vue inversée de l’opération et c’est pas évident quand on connaît les gestes à exécuter dans un sens, et non dans un autre.
L’auto-appendicectomie de Leonid Rogozov
L’opération dure en tout et pour tout une heure et quarante cinq minutes. Ce n’est jamais aussi long en général, mais Rogozov doit faire de nombreuses pauses. Il est fatigué, fiévreux et il a les mains dans son propre ventre, on peut lui accorder quelques minutes pour reprendre ses esprits.
J’ai travaillé sans gants. Il était difficile de voir. Le miroir peut aider, mais il gène également , après tout, c’est présenté les choses à l’envers. Je travaille principalement par le toucher. Le saignement est assez important, mais je prends mon temps, j’essaye de travailler sûrement.
En ouvrant le péritoine, je me suis blessé l’intestin et j’ai dû le recoudre. Soudain, je pris conscience qu’il y a plus de blessures et que je ne les avais pas remarqués… Je suis de plus en plus faible, ma tête commence à tourner. Toutes les 4-5 minutes, je me repose pendant 20-25 secondes.
Pour voir les photos de l’opération c’est ici et ici (âmes légères, abstenez-vous de cliquer).
Enfin, le voici, le maudit appendice ! Avec horreur je vois la tache sombre à sa base. Cela signifie qu’il aurait fallu un jour de plus pour qu’il éclate et…
Au pire moment de l’ablation de l’appendice, je m’aperçois que mon cœur se bloque et ralentit sensiblement; mes mains sont comme du caoutchouc. Eh bien, je pense que ça va mal finir. Et tout ce qui restait, était l’ablation de l’appendice… Et puis, j’ai réalisé que, au fond, j’étais déjà sauvé.
Et effectivement, il l’est ! Il enlève lui même ses points du suture, il a pris des antibio et, quinze jours après l’opération, Leonid Rogozov est en forme, apte à reprendre le travail.
En 1962, il décide de reprendre les études et de travailler sur l’œsophage ; quatre ans plus tard, en septembre 1966, il présente sa thèse sur le traitement du cancer de l’œsophage. Dans le même temps, il exerce son activité de médecin dans plusieurs hôpitaux à Saint-Pétersbourg et, de 1985 à l’an 2000, il est chef du département de chirurgie de l’Institut de recherche sur la tuberculose à Saint-Pétersbourg. Il décède à l’âge de 66 ans d’un cancer du poumon. C’est quand même con que la médecine n’ait rien pu faire pour lui !
Quarante années plus tôt, le médecin Evan Kane s’auto-opérait déjà d’une appendicite puis d’une hernie, non pas parce qu’il n’y avait pas d’autres médecins pour le faire mais parce qu’il voulait montrer qu’une anesthésie générale n’était pas nécessaire, une bonne dose de cocaïne et d’adrénaline suffit ! Mais c’est une autre histoire que je raconterai une autre fois.