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L’action intégrale ou la récupération sociale du territoire en colombie.

Par Francois155

Cahier de la recherche doctrinale – LCL Jérôme CARIO – CDEF.

« DIOS CONCEDE LA VICTORIA A LA CONSTANCIA »

Devise de l’armée colombienne.

On le sait, la pensée stratégique française, et la recherche doctrinale qui l’accompagne, sont à la pointe de ce qui se fait aujourd’hui dans le domaine. Nos penseurs, militaires et civils, désinhibés par la conjonction de trois facteurs favorables (l’éloignement du traumatisme algérien, la disparition de la glaciation nucléaire est-ouest et l’arrivée d’une nouvelle génération d’officiers n’hésitant plus à prendre la plume et à publier), s’intéressent donc tout naturellement aux phénomènes contre-insurrectionnels et aux opérations dites de stabilisation, celles dans lesquelles nos forces se retrouvent le plus souvent impliqués. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une rupture, mais plutôt d’une reprise du fil cohérent d’une tradition historique remontante à Gallieni et Lyautey (voire même à Napoléon et aux guerres de la Révolution : pensons à cette nouvelle et décisive implication du peuple dans ce que Clausewitz qualifiera plus tard de « remarquable trinité », mais aussi à Suchet, en Aragon) jusqu’à Galula, Trinquier et Ximenés, pour ne citer que les plus connus. Le document fondateur FT-01, tout comme les ajouts qui y sont faits régulièrement au gré des différents Retex, sont emblématiques de cette nouvelle inspiration stratégique[1].

À l’aune de cette effervescence doctrinale qui s’enrichit des expériences étrangères, la situation colombienne ne pouvait rester ignorée trop longtemps de nos chercheurs. Ce cahier prouve avec brio qu’il n’en est rien, bien au contraire. À l’heure où nos gouvernants s’empêtrent dans l’immédiat émotionnel et tandis que certains relais médiatiques font preuve d’une coupable superficialité (lorsqu’ils ne sont pas clairement manipulés de l’extérieur, avec ou contre leur gré), la consultation des travaux du lieutenant-colonel Cario s’impose comme une urgente évidence.

- Brève présentation du texte :

Servi par une écriture claire, aisément accessible à tous, s’appuyant pour une bonne partie sur des entretiens avec des officiers de terrain, enrichi par une iconographie utile et éclairante, ce cahier permet de plonger au cœur du drame colombien pour en tirer des enseignements utiles à tous ceux, civils comme militaires, qui s’intéressent aux phénomènes contre-insurrectionnels et à cette région stratégique.

Si le texte s’attache prioritairement à « l’action intégrale », à sa conception, son application et ses réalisations, il n’en oublie pas pour autant de revenir sur les racines du mal dans une première partie qui éclairera nombre de lecteurs sur une réalité parfois trop confuse de ce côté de l’atlantique. Ainsi, les différents mouvements de guérillas, leurs forces et leurs faiblesses, y sont décrits avec précision, tout comme les groupes paramilitaires.

Plus intéressant encore pour l’observateur, on y voit comment l’armée, suivie par le pouvoir politique, prend conscience de l’inefficacité de ses conceptions traditionnelles pour entamer une réorganisation à la fois de ses moyens et de ses voies pour mieux parvenir à la fin souhaitée : le retour à la paix civile et sociale. Cette remise en cause radicale des pratiques anciennes et le processus de réflexion qui l’accompagne permettent in fine d’émettre une théorie de lutte contre la guerre subversive, l’action intégrale, aussitôt appliquée sur le terrain, avec des effets immédiats et positifs.

La seconde partie, intitulée « la restauration de l’état de droit », décrit ainsi la prise de conscience, le décryptage de la guerre subversive par les opérationnels colombiens puis l’élaboration réfléchie d’une stratégie globale et intégrée, impliquant tous les intervenants de l’autorité étatique (et pas seulement les militaires…), dans la création d’un outil synergique et flexible de retour progressif à l’état de droit.

Rappelons simplement les principes de base de la doctrine de l’action intégrale tels qu’ils ont décrits par le LCL Cario dans son texte[2] :

- Protéger la population et satisfaire à ses besoins fondamentaux.

- Identifier ses besoins et garantir une sécurité suffisante pour permettre aux institutions d’action sociale de collaborer avec la population.

- Unifier les efforts et assurer la coordination entre les différents organismes, en particulier entre les unités militaires et les agences civiles, pour la consolidation du contrôle territorial. Les actions militaires et sociales sont totalement interdépendantes. L’échec d’une de ces deux facettes hypothèque la réussite de l’autre.

- Intégrer l’action sociale pour créer les conditions de la stabilité territoriale.

- Effectuer pour les forces armées et la police des tâches civiles et sociales pour satisfaire les besoins élémentaires de la population.

- Privilégier l’échelon local qui est un élément stratégique de la normalisation.

La création du CCAI (Centre de coordination de l’action intégrale), en 2004, permet de regrouper, sous l’autorité du Président de la République, toutes les agences gouvernementales, militaires et civiles, pour une parfaite intégration de toutes les forces étatiques dans la lutte pour la réimplantation de l’État de droit. Car, « l’action intégrale reste avant tout un mécanisme interactif qui recherche l’efficacité des politiques publiques afin de reconquérir la sécurité intérieure d’une part, et de générer d’autre part les conditions propices au développement économique et à l’investissement, accomplissant ainsi les desseins ultimes de la Constitution que sont le bien commun et le bien-être de la population ».

On ne saurait, par ces lignes, mieux résumer l’action intégrale telle que la conçoivent les autorités colombiennes.

Illustrant pratiquement la théorie, l’auteur décrit ainsi le séquençage type d’une opération dans une région donnée, processus en trois phases : contrôler (effort militaire intensif), stabiliser (effort policier et militaire intensif), consolider (effort politique et social intensif). Bien sûr, son argumentaire ne manque pas de faire le lien entre ce développement opérationnel et celui préconisé par la doctrine française (intervention, stabilisation, normalisation). Du reste, ce qu’il nomme dans son titre « la récupération sociale du territoire » est clairement associé au concept français de « stabilisation » qui fait aujourd’hui l’objet d’intenses recherches.

Dans la dernière phrase de son texte, l’auteur fait également preuve d’une grande sagesse en soulignant cependant que, « malgré les moyens militaires et financiers engagés, l’ancienneté de la pénétration de la guérilla dans la population de certaines régions ainsi que la prégnance de l’économie illégale (trafic de drogue) rendent peu probable une reconquête totale du territoire face aux narcoterroristes sans un soutien international ».

- Notes personnelles :

Pour l’observateur des évolutions récentes de la société colombienne, ce texte ne peut apparaître que comme un fidèle reflet, en plus fouillé et documenté, de ses propres intuitions et analyses.

Pour l’acteur franco-colombien, lui-même d’une certaine manière impliqué dans le processus décrit plus haut puisque participant, à son petit niveau, au développement économique dans une région autrefois largement touchée par la guérilla, il est un encouragement à persister dans sa démarche.

Pour l’analyste du phénomène contre-insurrectionnel, il est un document passionnant, notamment parce qu’il décrit comment une institution (l’armée) parvient à remettre ses méthodes en cause avant d’en proposer de nouvelles, de bâtir l’outil et les voies permettant sa mise en œuvre avant d’être suivie résolument par le pouvoir politique, condition indispensable au succès. Un tel processus de coopération étatique, victorieux qui plus est, devrait faire réfléchir notre personnel politique national tant il est vrai qu’une bonne doctrine qui reste inappliquée, par ignorance ou indifférence, par le décideur suprême ne saurait porter ses fruits sur le terrain. La Colombie a du endurer bien des échecs et des deuils pour arriver à cette conclusion. Espérons qu’il n’en sera pas de même chez nous…

Sur un point de détail plus technique, enfin, votre serviteur s’interrogeait récemment, avec la complicité érudite et bienveillante de Joseph Henrotin, sur, entre autres, l’influence, ou pas, des conceptions étasuniennes quand à l’établissement de cette nouvelle stratégie (initiée originellement dés 2000). J’avais émis l’idée (hypothèse non confirmée à l’époque) que l’action intégrale marquait justement une rupture assez sensible d’avec le tuteur nord-américain, du moins dans le domaine doctrinal, lors même que la Colombie, et son armée, sont volontiers décrites comme des laquais des Américains. Il semble que j’étais plutôt dans le vrai à en juger par cette citation d’un officier général de l’Ejercito commentant les sanglants revers subis face aux FARC à la fin des années 90 :

« Nous avons été pris par surprise parce que nous avions une doctrine inadaptée. L’approche américaine nous a appris qu’il y avait deux types de guerres – conventionnelles et non conventionnelles, ce que les Américains appellent « guerre » et « opérations autres que la guerre ». C’est une erreur. C’est leur vision des choses, mais elle n’est pas correcte pour nous. En fait, il n’y a qu’un seul conflit, qui mêle guerre et guérilla, guerre de manœuvre et guerre conventionnelle. Tout est intégré. Et nous devons être capables de nous battre à tous les niveaux. En appelant ce type de conflits des guerres « non conventionnelles », les Américains voient cela comme une guerre de guérilla et leurs patrouilles deviennent l’arme principale. Ils nous conseillent de décentraliser, et c’est bien ce que nous avons fait. Et quand nous étions en mode « contre-guérilla », l’ennemi nous a attaqués en mode « guerre de manœuvre ». Ils nous demandent de décentraliser alors que l’augmentation des capacités de command & control était plus nécessaire que jamais. C’est ce que font les guérillas, intégrer tous les modes d’action dans un plan d’action unifié, des attaques de guérilla soutenant des actions mobiles, la terreur soutenant les attaques de guérilla ».

À méditer…

TÉLÉCHARGER LE CAHIER.

Note finale pour un prochain dossier :

L’armée colombienne a développé dans le cadre de l’action intégrale une « doctrine du combat irrégulier contre subversif ». Cette doctrine définit l’emploi, par des troupes régulières, de modes d’action propres au combat irrégulier. Cette doctrine fera l’objet ultérieurement d’un cahier de recherche.

Cahier qui sera attendu avec une grande impatience tant son objet semble prometteur…



[1] Qui ne se limite d’ailleurs pas à la contre-insurrection, mais s’attache aussi aux affrontements conventionnels à l’aune des innovations technologiques et tactiques. Dans ces domaines, on peut citer, sans prétendre à l’exhaustivité, les travaux de Yakovleff, Hubin, Tisseron, Courréges, Givre, Le Nen et, bien sûr, Desportes.

[2] Principes eux-mêmes repris depuis « Action intégrale comme concept de stratégie intégrale et intégrée des armées ». Forces militaires de Colombie. Armée nationale. Section de Publications de l’armée. Édition 2002.


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