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(Note de lecture) Muriel Pic, "Elégies documentaires", par Françoise Clédat

Par Florence Trocmé

  Pic_4-1482329038-mini Élégies documentaires

Le titre d’emblée. Magnifique. Sa force d’appel. Son oxymore qui n’en est pas un et dont Muriel Pic nous livre la clé en deux vers d’une condensation exemplaire :
il n’est d’art documentaire
sans chant de deuil
Assertion que semblerait contredire le vers cité en exergue du recueil et reproduit sur la 4ème de couverture :
Ouvre l’oeil, ne chante pas.
si celui-ci n’était extrait d’un poème de l’éditeur de W.G. Sebald , Hans Magnus Enzensberger qui, interrogé sur la diversité de ses propres pratiques littéraires (poésie, essais, biographies, etc.), a déclaré la poésie en être le centre de l’énergie. Là où les choses commencent. Le poème dont le vers est extrait se présente comme livre d’études ; il se conclut sur la colère et (la) patience (…) nécessaires / à qui veut insuffler dans les poumons des puissants, la fine poussière meurtrière / qu’égrènent ceux qui ont beaucoup appris, / et qui , comme toi, sont précis.
Muriel Pic, docteur de l'EHESS, professeur de littérature française à l’université de Berne, écrivain et photographe, traductrice de Walter Benjamin, est également une spécialiste de W. G. Sebald (W. G. Sebald – L'image-papillon suivi de W. G. Sebald : L'art de voler , essai paru en 2009).
Elle intitule la postface à son propre recueil Quand la poussière devient élégie, et précise que Les Elégies documentaires ont été écrites d’après archives, avec la sensation d’une poussière dans l’œil de la pensée. Poussière, le mot comme l’élément, des doigts de l’archiviste aux étoiles, ne cesse de revenir dans les Élégies.
Si j’insiste en préambule sur ces références parmi tant d’autres, Enzensberger et Sebald, c’est, qu’associées à l’entreprise de Muriel Pic, elles dessinent avec elle comme une famille littéraire, que caractérisent la mise en œuvre d’écritures fondées sur la quête documentaire et l’intégration du document en tant que tel à leur poétique, innovant par là un rapport singulier au lyrisme que Muriel Pic formule ainsi:
Au-delà des thèmes et des questions qui les animent, les Élégies documentaires parlent donc d’une expérience lyrique, atmosphérique, élémentaires des documents.
De l’utopie
Les élégies se répartissent en trois ensembles dont chacun, lié à la découverte d’une ou plusieurs archives autour desquelles il s’organise, a pour thème une utopie.
Le premier ensemble, intitulé Rügen, concerne Prora, camp de vacances pour travailleurs du IIIème Reich dont Hitler lança la construction sur l’île de Rügen en mer Baltique. Utopie totalitaire appliquée au tourisme et aux loisirs de masse - Kraft durch Freude (KdF), la force par la joie - , dont le rêve architectural, interrompu par la guerre en 1939, restera inachevé, son état actuel de ruine insulaire témoignant de la démesure du projet et de son désastre.
Prora propagande
Propagande prora
Je regarde des documents
des photographies.
je regarde des morts.
Par-delà la résidence vue sur la mer
à l’horizon du camp au format Welt
je vois six millions de matériel humain
des corps nus sans soleil
des corps nus avec la mort en fac
e
écrit Muriel Pic.
Le second , Miel, a pour incipit
L’art ancien des abeilles :
figurer la communauté parfaite.
L’art ancien des communautés :
prendre les hommes pour des abeilles.
La ruche, modèle d’architecture communautaire, a nourri (à tous les sens du mot), l’utopie des kibboutzim incarnée ici par le kibboutz fondateur de Gan Shmuel qui, se lançant dès 1913 dans l’économie de l’apiculture, inspira l’architecte Arieh Sharon.
Le transport d’un essaim de deborah (nom hébreux de l’abeille), par et dans la bouche même de leur apiculteur Azaria Alon - apparié sur la même page à l’apiculteur Julius Cohen, l’un et l’autre fondateurs de la protection de la nature et de l’environnement en Israël - , a pour contre-modèle le déportement des peuples :
    En Europe le calendrier dit 1939 ;
(…)
En Palestine le calendrier dit 1948 ;
les abeilles butinent des fleurs de fer.
 
Ou, dans la concision de cette autre métaphore mellifère :
Le miel ne coule plus
fracas d’escadrille dans la mémoire d’Alep.

C’est par la transition lyrique - voleurs de miel plus que de feu - que l’on arrive au troisième ensemble, Orientation ; lyrisme du poète Virgile rêvant des femmes-abeilles (les Thries) et d’Aristée dont les essaims furent décimés par Orphée ; chant de deuil du poète Orphée dont, après la mort, la lyre devint constellation.
Des essaims aux étoiles. De la poussière des archives à celle des nébuleuses, Orphée, Orion. L’utopie est celle de La tribu des Skidi, Amérindiens des Grandes Plaines, pour qui la carte du ciel était table divinatoire, sa lecture fondant une organisation sociale spatiale que toujours un astre orientait , ainsi chaque village ( portant) le nom d’une étoile qui lui ressemblait , (…) les villages Skidi étaient sur la terre le reflet de leur étoile sans le ciel.
À quoi met fin l’extermination.
À quoi succède, utopie quasi inverse tant l’élan en est d’emblée intrusif , ce dans sa son expression même :
pénétrer à l’intérieur d’une étoile
à l’intérieur d’un atome
 
et dont la réalisation amène à ce constat :
A l’intérieur d’une étoile
tohu-bohu, désordre, fusions
Les atomes s’agitent en tout sens
(…)
Des vagues sans fin
de rayons X et Gamma, d’ultra-violets
une marée radioactive.
A l’intérieur d’une étoile : il y a la destruction.
Ainsi par une chaîne d’associations sommes-nous (re)conduits à l’année 1939. Le 2 août. Un mercredi atomique. Einstein écrivant. Le Président Roosevelt décachetant la lettre. Une réaction nucléaire en chaine (…) la réalisation de bombes (…) Manhattan Project.
De la destruction
Comment ne pas reprendre ici ce titre de Sebald ?
Derniers vers de la dernière des élégies de Muriel Pic :
Le ciel est un livre dont les récits se répètent.
Qui sait le lire devine la destruction.
« Destruction » sera le fin mot de l’élégie, le fin mot du livre. Littéralement et au sens propre. Son but. Sa douleur, telle qu’elle émane de la lecture des traces, déchiffrement, divination de ce qui n’a pas été vécu. Son pathos assumé. Muriel Pic en ose la formule : de pathétiques épiphanies, lesquelles génèrent des deltas d’émotion.
Je continue de construire des ruines
constate-t-elle dans un de premiers poèmes du livre, dans l’un des derniers elle évoque :
le temps qu’il reste à notre planète
d’ici sa destruction
.
Dans l’intervalle elle aura scandé :
C’est toujours la même histoire
politique, poétique, darwinienne
Toujours la même histoire
de vols, de viols, de rapts, de guerres
.
Le vertige qui résulte de la répétition de l’histoire de la destruction est pris en charge par la construction du livre dont le montage actualise une porosité des lieux, des époques et des chronologies.
Si Muriel Pic souligne l’intensification du présent produit par l’archive et qu’accompagne un cortège surprenant d’interrogations sur l’avenir, si elle se veut
le témoin
de ce qui ne passe pas
si, déplaçant le chiasme, elle voit se soulever les images mortes (…) sous l’œil vivant du passé,
c’est que de ce vertige temporel naît la nécessité de la poésie comme seul mode d’écriture capable d’apporter à l’intensité du trouble et aux interrogations qu’il suscite, une réponse que le recours au mode de l’analyse insuffit à produire:
C’est un livre qu’il faut
Un livre come un coup de hache
(…)
pour briser la fable chronologique
et regarder l’effroi
du passé qui ne passe pas.
D’une réinvention de l’élégie
L’élégie sera la forme élue pour articuler la distance stricte et impersonnelle propre au chercheur et l’accueil intime, émotionnel, de cette poussière dans l’œil de la pensée et de l’effroi qui en résulte, ressentis au contact premier avec les documents .
En Grèce où elle s’origine, l’élégie n’était pas un genre littéraire, mais une forme correspondant à une structure métrique codifiée. Chant de deuil ou de mort selon son étymologie (elegeia), son usage n’était pas réservé à la seule expression de la douleur. Elle traitait de thèmes relevant de la philosophie, de la morale, de la politique, la subjectivité de l’auteur se devant alors d’être mise en retrait. Contrairement en ce qu’il en advient dans le lamento élégiaque lorsque l’élégie, entendue comme genre, se voit associée à ce qu’on appelle, dès la Renaissance, la poésie lyrique.
C’est bien l’elegeia des Grecs que Muriel Pic reconnaît comme sa forme convenante liée à une parenté des intentions thématiques. Si librement qu’elle le fasse, si réinventée en soit la pertinence, on trouve mémoire de la scansion du distique élégiaque antique dans les alinéas qui rythment les poèmes composés d’une suite de vers narratifs, descriptifs, informatifs, réflexifs, où l’introduction de nombreuses citations référencées appuie l’aspect documentaire, en même temps qu’elle réalise une mise à distance de la subjectivité - toujours présente - par la pluralité des subjectivités. À côté de Sebald et Enzensberger, sont convoqués pour leurs travaux nombre de scientifiques, philosophes, théoriciens, inventeurs, journalistes ; on énumèrera parmi eux, outre les déjà cités, Charlotte Beradt, Hannah Arendt, Ernst Bloch, A.D. Gordon,Thomas More, Mandeville, Horkheimer, Noam Chomsky, Kepler, Arthur Eddington, Einstein…
Des photographies d’archives, en noir et blanc, parfois teinté de sépia, œuvres de photographes souvent inconnus, interagissent avec le poème à la manière des citations. Mais plus singulièrement, leur insertion établit une équivalence poèmes/images par le traitement de l’espace conféré à ces dernières dans le montage du livre, alternance et mise en page. Les légendes des photos placées en haut de la page font titres, à la façon des titres de poèmes dont elles ne se distinguent pas, les uns et les autres reprenant la fonction de résumé du contenu propre aux titres détaillés de chapitres dans les narrations anciennes. Leur report in extenso dans la longue table des matières font de celle-ci un poème à part entière, tant visuel que sonore, à lire comme tel.
De fait le poème ne cesse d’être présent jusque dans la manière dont sont (ré)appropriées les citations, ce qu’annoncent aussi les titres - Hannah Arendt écrit à peu près -, réappropriation qui introduit le tremblement d’une écriture personnelle qui se sait authentiquement réécriture et n’hésite pas à intégrer à son invention celle de nombreux autres poètes, de Lucrèce et Virgile à James Joyce, Charles Reznikoff, Cendrars, en passant Tennyson, Allan Poe, Paul Valéry, Johann Peter Hebel.
Une attention particulière portée à Kafka, la photographie le concernant réalisant en soi le lien texte/ image évoquée ci-dessus : il s’agit d’une photographie de mots, double page manuscrite de son carnet de vocabulaire allemand/hébreu, dont le poème, à la double page suivante, est la retranscription en même temps que traduction de la traduction par Muriel Pic. De liste en liste. Ecriture de gauche à droite, écriture de droite à gauche. Chaque mot est la porte d’une autre maison. L’émotion est à son comble. Kafka n’ira jamais en Palestine, parti pour une autre terre promise :
un pays imparfait en cela que plusieurs
le seul pays possible pour la poésie.
Sa cartographie est sans frontières :
essaims de mots ou vers documentaires.
Essaim de mots.
Ce qu’il en est de la métaphore. Ce qu’il en est du vivant dans le chant de mort. Ce qu’il en est du sentiment de la nature dans le lyrisme des documents. Atmosphérique et élémentaire. Ce que des éléments et de leurs combinaisons, ce que du miel et du ciel nous avons vu. Ce qui d’avantage s’en dit. En revenir aux falaises de Rügen. Lesquelles sont décrites d’un blanc squelette.
Calcaire des années 
sous la mousse et la bruyère d’été.
Calcaire et fossiles.
Au crépuscule de Rügen
on entend leur voix d’empreintes
leur élégie de témoins de craie.

Archives de la nature et archives de papier,
Elles ne décrivent pas le malheur
elles attendent un qui va dire
elles attendent de devenir

fragments malgré tout continués
.
La séparation nature/culture est ici dépassée. Muriel Pic dénonce une conception romantique (incarnée par Caspar David Friedrich, peintre de l’île de Rügen avant Prora) selon laquelle
la nature est sans histoire
Une mémoire l’infiltre, anonyme, mais à laquelle, le temps d’une strophe, Muriel Pic donne son expression la plus personnelle :
Parmi toutes les herbes
Il y a cette herbe
Parmi tous les ossements, il y a les tiens.
(…)
Nul repos pour les blanchir.
Sans hiatus elle affirme une conception de la nature comme monde. Cette identification nature et cosmos appelle à réinterpréter la formule :
Nature et histoire
En une seule et unique matière
Celle-ci ne s’adresse pas qu’aux touristes. Le mot matière est un des mots rémanents des Elégies, relayé par le mot poussière. Citons :
Sous les astres errants du ciel
sans fin s’agitent et se transforment
tous les éléments de la matière
.
Ou, plus explicite encore :
Aucun instant pareil
dans le rythme élémentaire
.
A quoi font écho les
figures libres et anarchiques
extases insensées vers la liberté
d’une population d’électrons échappée des atomes.
Voix, geste, et larmes contre l’ordre mort, telle serait l’ hypothèse lyrique de Muriel Pic.
Foisonnant et condensé à l’extrême. Rigoureux et faisant appel au plus sensible.
Modeste par ses dimensions (80 pages) mais faisant coexister de grandes variations d’échelle,
- de l’atome à l’étoile
à mi-chemin : l’échelle du corps humain .
Ce livre, Les élégies documentaires, rejoint parmi les livres ceux que nous aimons appeler « livres-monde ».

Françoise Clédat

Muriel Pic, Élégies documentaires, Collection : Opus incertum, 92 pages, 3 illustrations couleur, 16 illustrations noir et blanc, éditions macula, 2016, 15.00 €


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