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La flexibilité du travail menace-t-elle la culture d’entreprise ?

Publié le 27 mars 2017 par Pnordey @latelier

Télétravailleurs, freelancers, travailleurs nomades… Le marché du travail semble aujourd’hui gagner en flexibilité. Comment la culture d’entreprise, étroitement liée au succès de l’organisation, peut-elle être préservée quand la plupart des employés sont des travailleurs temporaires et mobiles ?

L’expression de « culture d’entreprise » semble aujourd’hui galvaudée, employée à tort et à travers, si bien qu’on en viendrait presque à douter de sa réelle utilité. Pourtant, une récente étude publiée par Forrester Research montre une véritable corrélation entre la culture d’entreprise et les bons résultats de celle-ci. Selon le cabinet d’études, le succès de l’entreprise serait ainsi très distinctement favorisé par une culture focalisée sur les attentes des consommateurs et le bien-être des employés.

La culture d’entreprise : des valeurs nécessaires au bon fonctionnement de l’organisation

Que nous dit sa définition ? La culture d’entreprise s’entend comme un système de valeurs régissant le fonctionnement d’une organisation. Comme le confiait Maurice Thévenet, professeur au CNAM et à l’ESSEC, auteur de « La Culture d’entreprise », à l’occasion d’une interview menée par Jean-Philippe Denis, rédacteur en chef de la Revue Française de Gestion (RFG), « la culture apparaît dans les modes de prise de décisions, le contenu des décisions, les façons de réagir aux décisions mais aussi dans les outils qui ont été mis en place au sein de l’organisation et dans les choix stratégiques opérés ».

La culture d’entreprise est ainsi fortement liée à l’histoire de l’organisation et à ses traditions. Elle est également façonnée par le coeur de métier de l’entreprise. De manière évidente, un constructeur immobilier disposera ainsi d’une culture d’entreprise très différente de celle d’un éditeur de logiciels informatiques.

Les valeurs, à savoir l’ensemble des opinions partagées au sujet de l’entreprise, structurent également la culture, tout comme certains de ses symboles: code vestimentaire, design des bureaux, charte graphique et logo. Enfin, ce que Maurice Thévenet désigne par rituels, autrement dit les célébrations ou encore l’organisation des repas, contribuent également à la construction et la préservation dans le temps de la culture d’entreprise.

Ainsi, avant même de mentionner sa corrélation avec le succès financier et social de l’entreprise, la culture en tant qu’ADN semble être essentielle au bon fonctionnement de l’organisation car elle incarne le socle commun, un repère auquel se rattachent les employés.

Cependant, les bouleversements digitaux et les conséquences qu’ils entraînent rebattent les cartes du marché du travail tel que nous les connaissions jusque-là, remettant en question le rôle de la culture d’entreprise.

Les actifs comme les entreprises sont en quête de flexibilité

La part des freelances sur le marché du travail est en constante augmentation. Selon une étude menée par UpWork et Freelancers Union, 55 millions d’Américains seraient des travailleurs indépendants, soit l’équivalent de 35% de la population active. D’après Intuit, ce chiffre devrait atteindre 43% dès 2020. Une nouvelle espèce de travailleurs émerge d’ailleurs à la marge du mouvement des freelances : les nomades digitaux. Ces communautés de travailleurs, amoureux du voyage, s’étendent de par le monde.

Aux États-Unis, les travailleurs deviendraient indépendants par choix principalement, pour 63% d’entre eux. Ce chiffre stagnait encore à 43% il y a deux ans. Aussi, avoir la liberté de pouvoir télétravailler et disposer d’horaires de travail flexibles joueraient un rôle clé dans le choix d’un emploi. Une tendance qui s’accentue depuis plusieurs années selon les dires de l’entreprise de sondage Gallup. La population active « s’indépendantise » et commence à s’émanciper du schéma traditionnel des « 9h - 17h », tout comme celui des 25 ans de carrière passés fidèlement au sein d’une même organisation.

Et pour cause : la notion d’ancienneté dans l’entreprise semble devenue relative. Une étude réalisée par LinkedIn met ainsi en lumière l'appétence des jeunes générations pour le changement. Un individu diplômé entre 1986 et 1990 a changé en moyenne deux à trois fois d’emplois dans les dix ans qui ont suivi sa sortie de l’enseignement supérieur, tandis que pour une personne diplômée entre 2001 et 2005, le chiffre s’approche plutôt de 4. Quant à ceux diplômés entre 2006 et 2010, ils ont en moyenne déjà connu 3 emplois différents en cinq ans.

Les Millennials changent régulièrement d’environnement de travail

Les Millennials changent la donne en matière d'habitudes de travail

Outre une souplesse en matière d’horaires et un besoin de changement régulier d’employeur - voire de non-attachement à un seul employeur, la population active recherche un espace de travail flexible, une pluralité d’espaces même. Une volonté identifiée par les entreprises. D’après une étude Polycom, 48% des entreprises américaines encourageraient leurs employés à travailler à distance et depuis n’importe quel type d’appareils.

Le concept de « flexoffice » qui désigne le fait de ne plus accorder de place attitrée aux employés et de laisser l’espace de travail se redessiner chaque jour, est devenu une pratique courante au sein des start-up, GAFA et autres grands groupes. Le bureau de demain sera peut-être davantage un lieu de rencontres et d’échanges, plutôt qu’un simple lieu de travail. Et si l’entreprise n’avait plus de bureau tout court ?

Si ce modèle ne convient certes pas à tous types d’entreprises, il n’en reste pas moins qu’il est fort possible que les locaux d’une organisation ne constituent plus le principal lieu de travail des employés. En revanche, leur domicile, des cafés, et autres tiers-lieux le deviendront.

L’entreprise de demain fait donc face à ce qu’on pourrait qualifier d’« hyperflexibilité » au travail, à la fois dans le temps et dans l’espace. Dans son rapport intitulé « Liquid Workforce: Building the workforce for today’s digital demands »  quand Accenture évoque ces freelances ou travailleurs qualifiés à la demande, le cabinet de conseil parle de « main d’oeuvre liquide ».. La cabinet d’études envisage même qu’à moyen terme, plus particulièrement d’ici 10 ans, on puisse voir émerger des « entreprises liquides ». Les employés à plein temps de ces organisations d’un genre nouveau ne seraient plus que le CEO et les quelques personnes qui lui rapportent directement ; la fameuse « C - suite » (CMO, CFO, COO, ...), tandis que le reste de la main d’oeuvre serait composé uniquement de freelances.

Si Accenture force le trait volontairement, le « futur de travail » est en réalité bien en marche. Le marché du travail devient progressivement à la demande, et les grandes entreprises doivent nécessairement s’y adapter. D’ailleurs, les lignes commencent à bouger. L’adoption du freelancing n’est pas que l’apanage des jeunes  - et plus si jeunes - entreprises de la tech. Comme le souligne Accenture dans son rapport, P&G aurait ainsi mené avec succès un projet pilote en partenariat avec UpWork, la plateforme de mise en relation de freelances avec des sociétés.

Dans ce contexte, quid de la culture d’entreprise à l’aune de cette hyperflexibilité ? Comme l’illustre Sam Stern, analyste senior chez Forrester Research et spécialiste de la culture d’entreprise et de l’expérience-employé : « Si, au sein d’une entreprise, le turnover s’accélère, et si de moins en moins d’employés se rassemblent en un même endroit pour travailler, alors oui ; la culture d’entreprise pourrait potentiellement être menacée. En effet, si les salariés n’ont plus de socle commun auquel se rattacher, s’il vient à manquer de continuité ou si ceux qui d’ordinaire assurent le passage de flambeau sont moins présents, alors il y a danger. Et pour cause, il devient difficile pour les employés de définir ce qui rend la culture si unique ou si propre à l’organisation. » Ainsi composée d’une manne de freelances et d’employés à plein temps travaillant principalement en dehors du siège, comment l’entreprise de demain fait-elle en sorte de ne pas mettre sa culture en péril ?

Des outils collaboratifs permettent aux salariés d’alimenter la culture d’entreprise

Selon Sabrina Bouraoui, ancienne Business Partner chez HolacracyOne, « la culture d’entreprise ne peut pas être établie de façon top-down. Il faut donner une voix à tous les employés, du plus bas au plus haut dans la hiérarchie. »

Afin de donner de la voix à tous les membres d’une organisation, il faut pouvoir maintenir un espace d’expression privilégié à destination des employés et faciliter les échanges entre ceux-ci.

Si elles souhaitent faire perdurer leur culture face à des modes de travail de plus en plus flexibles, les entreprises se doivent dès lors d’encourager la communication et la transparence au sein de leurs équipes. Cette mission est facilitée par l’émergence de très nombreuses plateformes permettant aux organisations de faciliter le partage d’informations et la collaboration entre leurs employés, que ceux-ci soient « fixes » ou qu’ils travaillent au contraire à distance. Slack, Yammer ou encore l’application mobile Emplify constituent ainsi de bons exemples de ces nouveaux outils, qui sont pour certains déjà largement utilisés au sein des start-up et des grands groupes.

Ces plateformes collaboratives permettent d’atténuer les difficultés liées au manque d’interaction physique entre les employés fixes et mobiles d’une même entreprise.

La culture d’entreprise peut être renforcée par des outils technologiques

La culture d’entreprise peut être renforcée par des outils technologiques

Au-delà de leurs avantages purement fonctionnels, ces nouveaux outils pourraient ainsi permettre de consolider la culture d’entreprise, en donnant aux salariés la possibilité de partager et d’exposer la réussite de leurs efforts communs. Sam Stern précise ainsi que « ces outils sont des lieux où les employés se rendent pour reconnaître les succès de l’équipe. Ils y créent dès lors une mémoire collective qui participe de la construction de l’entreprise et de sa culture. Ces histoires ou anecdotes ont valeur d’exemples à suivre, de représentations de projets accomplis en accord et concordance avec les valeurs de l’entreprise. Ces détails du quotidien, de la réalité rendent alors la culture bel et bien vivante. »

De nombreuses étapes d’une carrière professionnelle peuvent par exemple désormais être validées à distance grâce aux nouvelles technologies. Ainsi, lorsqu’une personne intègre une entreprise, il suffit aux autres membres de lui partager les informations nécessaires à sa prise de poste sous format interactif, ce qui lui permet d’être immédiatement imprégné des attentes et des valeurs de l’organisation. La réalité mixte - que nous évoquions dans un précédent article - peut également faciliter cette période de formation et de transmission de savoirs, tout en permettant à l’utilisateur de se sentir rapidement intégré dans l’entreprise.

Ressources humaines et managers sont idéalement positionnés pour permettre la continuité de la culture d’entreprise

Ce partage d’informations doit être encouragé par l’organisation elle-même si elle souhaite assurer la continuité de sa culture. Pour ce faire, les ressources humaines sont particulièrement bien positionnées selon Sam Stern : « Les ressources humaines (RH) ont un rôle important à jouer pour ce qui est de l’accessibilité aux informations en amont, permettant de rendre les nouveaux arrivants opérationnels ».

Par ailleurs, les ressources humaines devraient être appuyées dans cette tâche par les managers directs. En effet, quelles que soient les configurations de travail au sein de l’entreprise, les managers d’équipe demeurent des interlocuteurs privilégiés auprès des employés avec lesquels ils continueront à entretenir des relations de personne à personne. « Le processus d’intégration et d’exposition à la culture devrait d’abord être rendu possible par les fonctions RH puis être pris en charge par les managers directs », conclut ainsi Sam Stern.

L’holacratie, solution pour préserver la culture de l’entreprise flexible de demain ?

En réponse à la flexibilité de la main d’oeuvre, certaines entreprises repensent complètement leur modèle. C’est le cas d’HolacracyOne et HolaSpirit. Cette dernière cofondée par Philippe Pinault fonctionne désormais en Holacracy (ou Holacratie en français), une méthode selon laquelle la hiérarchie traditionnelle est supprimée et remplacée par un autre schéma : chaque personne est responsable de cercles qui correspondent à un ensemble de rôles. Un peu comme si tous les employés étaient managers. Or cette manière de fonctionner renforcerait la culture d’entreprise d’après Philippe Pinault. Selon lui, la culture d’entreprise va être fondamentale et décisive dans les années à venir. « Dans un contexte où le travail ne sera plus alimentaire, la raison d’être de l’organisation sera le premier moteur pour recruter des personnes. C’est la résonance de la raison d’être du travailleur avec celle de l’entreprise qui primera. Les activités ou les tâches à réaliser dans le cadre du travail devront être alignées avec cette raison d’être. » Cette vision des choses correspond aux principes d’Holacratie : la raison d’être de l’organisation étant le cap vers lequel tendre.

Il poursuit : « Et cette raison d’être se décline ensuite dans des cultures d'organisations qui reposent ensuite sur des valeurs, sur des modes de fonctionnement, qui ne sont pas simplement des mots-clefs pour faire joli sur un mur ». Philippe Pinault considère qu’une entreprise qui met en avant des valeurs, comme le sont l'excellence, le respect, l'humilité, le partage etc., va plus facilement attirer des talents. « Les gens vont être de plus en plus sensibles au cadre et aux valeurs que les organisations exposent pour décider de venir les rejoindre. Et ensuite il y a le travail à faire. Je ne veux pas dire que c'est moins important mais il change tellement vite que de toute façon on est toujours en apprentissage permanent et on sait bien qu'apprendre à réaliser des tâches est plus facile que de changer soi-même de personnalité. »

Philippe Pinault est convaincu. En plus d’avoir adopté la philosophie, son entreprise HolaSpirit vend désormais les outils pour implémenter la méthode Holacratie ainsi que d’autres nouvelles pratiques RH et managériales. Le cofondateur d’HolaSpirit explique par ailleurs que travailler à distance ou de manière flexible n’ébranle pas la culture d’entreprise dès lors que l’employé adhère à la raison d’être de l’organisation et donc à ses valeurs, ce qui est le cas par définition en Holacratie.

À ce sujet, Stéphane Kasriel, CEO d’UpWork, souligne l’importance de déceler lors du recrutement la cohérence entre la personnalité du candidat et la culture de l’entreprise tout comme la nécessité de continuer tout au long de l’embauche à vérifier la mise en application concrète des valeurs communes à l’organisation. Il explique : « Lorsque nous embauchons de nouvelles personnes, nous vérifions que celles-ci partagent les valeurs qui nous sont chères. Et c’est aussi comme cela que nous évaluons le travail de chacun. Il ne s’agit pas seulement de savoir si le travail a été fait mais aussi de savoir comment il a été fait et si cela est aligné avec les valeurs de l’entreprise ».

Toutefois, on aurait tort de penser l’holacratie comme une recette miracle applicable à tous types d’entreprises et résolvant tous ses maux. En 2015, Zappos, ayant testé le modèle pendant 3 ans, révélait que 14% de ses employés avaient exprimé des retours négatifs quant au modèle. Medium, qui a renoncé au modèle en mars 2016, s’est retrouvé dans un cas de figure similaire. Dans la pratique, l’holacratie ne serait donc pas toujours l’incontournable panacée, le modèle ne correspondrait pas à toutes les entreprises.

Embrasser le freelancing sans perdre sa culture

À défaut de transformer complètement l’organisation de son entreprise, comment s’adapter au mieux aux mutations du marché du travail tout en préservant son ADN ? D’après Stéphane Kasriel, « le marché du travail liquide », pour reprendre les termes d’Accenture, ne serait pas synonyme pour les entreprises de sous-traitance à tout va ! Cependant, cela implique que les organisations déterminent stratégiquement les activités qui doivent relever d’un traitement extérieur et celles qui doivent rester en interne. Aussi, elles devraient capitaliser sur un réseau de travailleurs indépendants fidèles et fidélisés, connaisseurs de l’entreprise. « Plutôt que de sous-traiter à des sociétés tierces, l’entreprise a tout intérêt à se créer un vivier de talents composé de freelances : des anciens employés, des amis et des membres de la famille de l’entreprise par exemple ou encore des travailleurs indépendants qui manifestent un intérêt fort pour l’organisation. L’idée est ici de disposer ponctuellement de ce cercle de personnes pour renforcer les ressources permanentes de l’entreprise. Il n’existe ici aucun rapport de possession mais l’idée est plutôt d’entretenir une relation privilégiée avec un groupe de freelances plutôt que de sous-traiter des pans d’activité entiers de l’entreprise », explique Stéphane Kasriel. Par le biais de ses freelances déjà familiarisés avec l’entreprise, la culture serait en somme à l’abri de la déperdition.

La flexibilité du travail menace-t-elle la culture d’entreprise ?

Être freelance n'empêche pas d'être familiarisé avec la culture de l’entreprise

Outre son coeur d’activité, dédié à l’univers des freelances, UpWork se trouve aussi être une entreprise modèle en matière de futur du travail. Comme chez Buffer, HolacracyOne ou encore au sein de la communauté de nomades digitaux Mangrove, les employés d’UpWork pratique le concept de « retraites ». Ces dernières consistent en des moments privilégiés lors desquels les parties prenantes d’un même projet se retrouvent pour se concentrer sur la phase de production. Des sessions intenses de travail qui peuvent se dérouler au vert ou dans une ville exotique, coupées du « run » habituel, inhérent à la vie de l’entreprise. « Nous organisons des sessions de travail à l’étranger. Ainsi, des groupes de 10 à 20 personnes se réunissent dans une ville du monde de leur choix, louent un appartement sur Airbnb pendant deux à trois semaines pour avancer à fond sur un projet », explique Stéphane Kasriel. L’intérêt des retraites est multiple : elles permettent non seulement aux équipes de se concentrer intensément sur la livraison d’un projet avec en tête des objectifs de production précis mais elles renforcent également la cohésion au sein des groupes de travail. Elles contribuent à créer des références, des souvenirs liés à l’entreprise et entretiennent par la même sa culture. Cependant, il apparaît important de veiller à organiser des rassemblements à une fréquence relativement importante, en particulier si les employés ne se rencontrent jamais en dehors de ce cadre, comme c’est le cas chez HolacracyOne. Un point soulevé par Sam Stern : « L’organisation doit s’assurer que les rencontres en personne soient assez récurrentes de sorte à ce que lors du temps de travail à distance, les employés soient déjà en train d’anticiper le prochain rendez-vous en physique », commente l’analyste de Forrester.

La flexibilité du travail des salariés ne menace donc pas forcément la culture d’entreprise, aux firmes d’utiliser les outils à leur disposition pour la préserver ou la renforcer.

Par Pauline Canteneur, Camille Daudet et Sophia Qadiri

 

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