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La Subversion post-68 s’expose à La Maison rouge

Publié le 03 avril 2017 par Savatier

L’ambigüité du titre de l’exposition qui se tient jusqu’au 21 mai à la Maison rouge nécessite un court éclaircissement. « L’Esprit français » ne fait aucune allusion à celui, brillant, plaisant et futile, qui se répandait dans les salons parisiens du XVIIIe siècle, pas plus qu’à celui auquel Sacha Guitry consacra un essai. En fixant une chronologie, 1969-1989, les commissaires fournissaient déjà un indice : ce qu’ils voulaient mettre en avant, c’était l’esprit de contestation qui suivit Mai 68 et perdura jusqu’à la chute du mur de Berlin, période qui se situe aussi peu ou prou entre la libération sexuelle et l’apparition du Sida (la parenthèse enchantée), entre le printemps des pavés de Mai et l’effondrement du bloc communiste.

Ces deux décennies, marquées par la fin des « Trente glorieuses » et la crise entraînée par le premier choc pétrolier dont nous subissons toujours le contrecoup, jusqu’à présent peu explorées, furent foisonnantes d’idées extrêmes, de concepts étranges où cohabitaient utopies sympathiques, idéalisme naïf, subversions nécessaires, humour grinçant et provocateur, désirs d’hédonisme, quête d’individualisme, mais aussi postures nihilistes, pulsions destructrices, désespoirs et erreurs monumentales de jugement. Toute la contre-culture, en somme. Il n’empêche, comme l’indique un texte inscrit dans le hall d’entrée : « C’est dans ses marges que la France produit ce qu’il y a de meilleur », des marges que le temps finit par consacrer (pensons à Baudelaire, à Rimbaud, à Courbet, aux Dadaïstes…).

La Subversion post-68 s’expose à La Maison rouge

La contestation de toutes les institutions civiles, militaires, religieuses, de l’art officiel flottait dans l’air du temps ; l’esprit libertaire invitait au détournement, à l’ironie, à la satire, à la dérision. C’est ce qui ressort de cette exposition qui s’ouvre sur une chronologie illustrée de unes de magazines, lesquelles rappellent les principales étapes économiques, sociales, politiques et artistiques qui ponctuèrent la période – certaines restant toutefois d’une criante actualité…

Les autres salles, en revanche, renoncent à une approche chronologique. La scénographie, très classique, voire minimaliste alors que l’on aurait pu s’attendre à une vraie créativité, s’articule autour de thématiques. On retrouve avec plaisir, des photographies de graffitis et de publicités détournées réalisées par Jean-Jacques Lebel – la plus haute figure de cette époque. Leur faisant face, un téléviseur diffuse en boucle La Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède de Pierre Desproges, des couvertures de Hara Kiri couvrent un panneau ; un étonnant jeu de société (1973) tiré du film de Jean Yanne Moi y’en a vouloir des sous complète le décor.

La Subversion post-68 s’expose à La Maison rouge

Dans les salles suivantes, « Feu à volonté », « Interdit/toléré » et « Le Bon sexe illustré », le manuscrit de la Marseillaise qui appartint à Serge Gainsbourg voisine avec la célèbre une de Hara Kiri « Bal tragique à Colombey – un mort » et d’autres, d’un même humour « maison ». Des vitrines proposent, comme sur l’ensemble du parcours, une multitude de tracts, brochures, livres, photographies, BD, publications plus ou moins éphémères où le « mauvais esprit » règne en maître. Sur un mur, une grande peinture tricolore de Michel Journiac sur laquelle est apposé un squelette humain à demi-habillé, intitulée « Au putain inconnu », donne le ton. Plus loin, un panneau est dédié à la candidature de Coluche à la Présidence, une vitrine traite de la clinique de la Borde et de son expérience de psychothérapie institutionnelle à laquelle le nom de Félix Guattari reste attaché. A côté, l’Education nationale n’est pas épargnée – on lui reproche de former de bons citoyens dociles. Le film de Jules Celma « L’Ecole est finie, crève salope » (1972) dont la voix inattendue de Philippe Noiret assure le commentaire, en témoigne.

Naturellement la question du féminisme, centrale dans cette période de combat pour la contraception, l’IVG, la fin du carcan patriarcal, l’égalité des sexes tient une belle place, à travers des journaux comme Le Torchon brûle, une monumentale sculpture en toile de jute de Raymonde Arcier, Au nom du père (1977), ou le Manifeste des 343 salopes. En parallèle, sont accrochées la série de photographies de Michel Journiac 24 heures de la vie d’une femme ordinaire (1974) qui dénonce, sous le déguisement, l’asservissement de celle-ci aux rituels sociaux et celle d’Annette Messager Les Hommes-Femmes et les Femmes-Hommes (1972) qui aborde déjà la question du genre, tout comme la figure de l’acteur et écrivain Copi, dont les travestissements n’étaient pas sans rappeler Rrose Sélavy de Marcel Duchamp.

La Subversion post-68 s’expose à La Maison rouge

Car la question de l’émancipation sexuelle, contemporaine et complémentaire des luttes pour les droits des femmes et des homosexuels, occupe ici une place logiquement importante. La vidéo Satan bouche un coin (1968), de Jean-Pierre Bouyxou et Raphael Marongiu, d’une esthétique proche de Pierre Molinier, en témoigne – Molinier, dont on retrouve une belle réunion de photographies dans la section « Sordide sentimental », aux côtés d’œuvres érotiques et anticléricales de Clovis Trouille et de deux grands dessins en couleur de Pierre Klossowski. Roland Topor est aussi présent avec une sculpture phallique et les dessins préparatoires pour le film Marquis (1989, consacré à Sade) ; on note encore une superbe œuvre d’ORLAN (Sainte ORLAN et les objets du culte, 1988).

Dans la salle « Danser sur les décombres » – la crise étant déjà bien installée – un hommage est rendu à Marie-France, chanteuse et surtout égérie de cette époque, notamment à travers une célèbre photo de Pierre et Gilles, tandis que Philippe Morillon immortalise sur sa pellicule les fêtards du Palace, dont un certain… Roland Barthes.

Plus loin, la section « Buffet froid » propose, entre photos de Jacques Mesrine et toiles d’un bleu électrique de Monory, une glaçante installation de Michel Journiac, Piège pour une exécution capitale (1971). Suit un vaste volume dont tout un mur est occupé par des peintures acidulées (et acides) de Kiki Picasso, puis une curieuse installation en sous-sol, de Claude Lévêque (1987), en hommage au groupe punk « Bérurier noir », scène de lendemain de fête au goût amer qui annonce que la fête est finie et préfigure ce que nous vivons aujourd’hui.

La Subversion post-68 s’expose à La Maison rouge

En dépit d’une muséographie qui s’apparente parfois à un vide-grenier, qui rassemble des documents imprimés jusqu’à saturation et réduit la démarche pédagogique à un (trop) strict minimum, cette exposition est tout à fait importante. Elle rend compte d’une époque où l’impertinence, l’irrévérence, l’humour (bête et méchant, grinçant, grivois ou noir), le goût de la transgression, la liberté sexuelle s’exprimaient encore à l’abri des grincheux tenants du politiquement correct et des groupuscules communautaristes prêts à intenter aux créateurs les plus mauvais procès. Elle témoigne d’une période où le débat intellectuel existait encore et ne cherche pas à faire l’impasse sur la radicalité de certains mouvements, sur leurs errements. Les jeunes visiteurs qui n’auront pas connu ces années pourront enfin mesurer combien, en dépit du regards critique que l’on peut porter sur elles, celles-ci auront marqué la création contemporaine, tant dans les arts plastiques, musicaux que la littérature ou la philosophie. « L’Esprit français » fait ainsi œuvre utile pour contribuer à mieux comprendre l’histoire des mœurs et des idées d’un vingtième siècle finissant.

Illustrations : Raymonde Arcier, Au nom du père, 1977, © Raymonde Arcier – Michel Journiac, Piège pour une exécution capitale, 1971 – Clovis Trouille, Dolmacé et ses fantômes de luxure, 1958-65 – ORLAN, Sainte ORLAN et les objets du culte, 1988, photos © T. Savatier.


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