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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #35

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete
Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #35

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #35

CHAPITRE 35

Grégoire rumina sa discussion avec l’immortel pendant tout le trajet du retour. Certes la méfiance de Gabriel était plus que justifiée, mais sa réaction l’avait vivement blessé. L’enquêteur avait le nez fin. Dès son arrivée au village, il ne lui avait suffi que de quelques minutes pour poser la question qui ne cessait de le torturer. « Quel épouvantable péché avez-vous commis pour retrouver dans un endroit pareil ? »  lui avait-il demandé dès le premier soir. Il avait eu beau esquiver et faussement s’en amuser. Il s’agissait vraiment de cela. Une rédemption. Depuis un an qu’il avait été envoyé dans cette bourgade, il avait l’impression de ne rien faire d’autre que de racheter ses fautes. Malheureusement, aucun problème résolu par ses soins auprès des habitants n’avait réussi à apaiser sa culpabilité. Les images macabres des interventions de la Sainte-Vehme profitaient du moindre moment de solitude pour venir le hanter. Tribunaux improvisés, parodies sinistres de justice auxquelles des innocents devaient se soumettre, exécutions immédiates… Les  visages de chacun d’eux restaient gravés dans sa mémoire.  Il n’avait pu en sauver aucun. Ils étaient morts et lui trainé devant le conseil disciplinaire pour s’être opposé une fois de trop aux sentences. Peut-être que s’il en avait sauvé ne serait-ce qu’un seul, son âme ne serait-elle pas aussi torturée par la culpabilité… La frimousse malicieuse de Rose s’imposa à son esprit. Elle, au moins, il comptait bien l’éloigner de toute cette pourriture nauséabonde qui s’était fourvoyé dans une idéologie inhumaine. Même si pour cela, il devait s’opposer à Gabriel et à son obstination à la garder à ses côtés.

Obnubilé par ses pensées, il en oublia même le danger qui rodait et ne remarqua les hommes armés aux abords du village que lorsque ces derniers vinrent à sa rencontre. Sous les flocons qui virevoltaient autour d’eux, les hommes hâtèrent le pas, le visage presque entièrement dissimulés sous leurs écharpes. Grégoire ne reconnut le propriétaire du magasin général du village et le ferronnier que lorsque ces derniers furent à deux mètres de lui. Le premier, un petit homme d’une soixantaine d’années, paraissait encore plus rachitique au côté de l’impressionnant gabarit du second dont la veste peinait même à contenir les bras et le buste.

— Jean, Etienne, un problème ? les interrogea-t-il en baissant le regard sur leur fusil de chasse qu’ils tenaient canon vers le sol.

— Vous devriez rentrer mon père, lui conseilla sans plus d’explication l’imposant ferronnier.

— Les abords du village ne sont pas sûrs, enrichit l’autre dont on ne voyait que les lunettes rondes au dessus de l’écharpe qui lui recouvrait la bouche et sous la visière de son couvre-chef.

Grégoire se retint de répliquer qu’il aurait été judicieux d’appliquer leur propre conseil. Jusque là, les habitants s’étaient montrés prudents. Cette subite volonté de monter la garde autour de la ville ne présageait rien de bon. D’une part, ils se mettaient inutilement en danger : ce n’étaient pas leurs malheureux fusils de chasse qui viendraient à bout de la bête. D’autre part, plus ils rôdaient, plus il y avait des chances pour qu’ils tombent sur quelque chose qu’ils n’étaient pas censés voir. Le prêtre leva les yeux vers le ciel bas qui déversait sur eux des flocons de plus en plus gros. Le temps se chargerait bien de les rappeler à la raison sans qu’il n’ait besoin de leur faire la morale.

— Peut-être pourriez-vous m’accompagner ? proposa-t-il hypocritement pour les attirer vers des lieux plus sûrs.

Les deux hommes ne purent qu’accepter. Ils cheminèrent tous trois vers le village. Grégoire fut surpris de constater qu’ils n’étaient pas les seuls vigiles à se prendre au jeu de la surveillance. Il y avait plus d’activité en cette fin d’après-midi qu’en un jour de marché. Les habitants bavardaient sur les pas de portes, par petits groupes sur la place du village, beaucoup convergeaient vers l’auberge de Jacques Le Bihan. Intrigué par le brouhaha qui s’en échappait, Grégoire renonça à rentrer immédiatement à son presbytère et se dirigea vers l’établissement. Toutes les fenêtres en étaient éclairées et laissaient voir la multitude qui s’était anormalement réunie dans la grande salle. Devant la porte, deux jeunes hommes, fils de fermiers du coin, montaient la garde. A leur embarras manifeste à son approche, Grégoire anticipa leur refus de le laisser se joindre au rassemblement. Ils n’osèrent toutefois pas empêcher le prêtre de regarder par la fenêtre. S’il ne voyait que les dos des hommes amassés dans la salle, il ne put toutefois pas manquer le propriétaire des lieux, debout sur les premières marches de l’escalier menant aux chambres. Il n’entendait rien de ce que Jacques Le Bihan professait devant l’assemblée bruyante. En revanche, il aperçut nettement le carnet à la couverture de cuir que l’aubergiste brandit comme un prédicateur pour appuyer ses propos qu’on devinait virulents. Grégoire hésita à approcher davantage de la porte pour tenter de rentrer. Tandis qu’il échafaudait toutes les scénarii possibles pour éviter d’être refoulé, une silhouette encapuchonnée s’approcha dans son dos.

— Père Anselme ? murmura une voix féminine légèrement éraillée.

Grégoire se retourna, moins surpris de voir Annwenn derrière lui que de constater que sa présence avait coupé court aux discussions et que les groupes éparpillés sur la  place du village leur jetaient des regards à la dérobée entre deux messes-basses.

— Auriez-vous quelques minutes à me consacrer… pour une confession ? se hâta-t-elle de préciser suffisamment fort pour que les curieux les plus proches puissent l’entendre.

Grégoire porta une attention plus poussée au visage de la jeune femme à moitié dissimulé par la pénombre grandissante. Les lumières blafardes émanant de l’auberge étaient peut-être trompeuses, mais ses traits lui parurent anormalement pâles.

— Bien sûr, après vous, l’invita-t-il à se diriger vers les escaliers qui menaient à l’édifice.

La jeune femme traversa d’un pas si rapide la place qu’il eut un mal de chien à suivre son rythme. Sur leur passage, les petits attroupements s’écartèrent ou se dispersèrent. Une ambiance des plus pesantes régnait sur le village. Grégoire n’aimait pas du tout cela. Quand la suspicion s’immisçait dans les esprits, elle s’y accrochait comme une sangsue.

~*~

— Monsieur le Maire vous présente ses excuses : il ne se sent pas très bien. Désirez-vous souper dans la salle à manger ou dans vos chambres ? s’excusa la domestique lorsque Gabriel et Rose revinrent au manoir.

La nouvelle n’étonna guère Voltz étant donné l’état dans lequel se trouvait déjà Le Kerdaniel avant leur inspection des quartiers de Joseph. Néanmoins, elle ne manqua pas de l’irriter. L’homme était le seul à pouvoir lui apporter les réponses qui lèveraient le voile sur cette sinistre affaire. Peut-être était-ce une manière de s’y dérober finalement. Pendant une seconde, il hésita à demander à le voir malgré tout. Mais un coup d’œil au visage blême de Rose l’en dissuada.

— Dans ma chambre, ce sera très bien, répondit-il au grand soulagement de la jeune fille dont les épaules se relâchèrent imperceptiblement.

Gabriel se rendait bien compte que ce séjour imposé par lui était en train perturber la gamine plus surement que s’il l’avait attachée au beau milieu de la lande en pleine nuit. Il la précéda dans les escaliers, puis, sur le palier du premier étage, à l’abri des regards lui retira la capuche sous laquelle elle se cachait et souleva son menton baissé pour capter son regard fuyant.

— Tout va bien, Rose ?

Elle hocha doucement la tête, sans un mot. Ce simple fait suffit à l’inquiéter. Elle sortit de sous l’ample cape empruntée à Grégoire le coffret trouvé dans la chambre de Joseph, le lui remit, et, toujours en silence, fila vers les appartements de Gabriel. Une chose au moins était sûre : il n’y avait pas la moindre chance pour qu’il parvienne à la convaincre de dormir seule dans sa chambre cette nuit.

Une fois seuls dans celle de Voltz, Rose se débarrassa de son manteau givré de neige et se rapprocha au plus près de l’âtre. Gabriel alluma toutes les lampes et vint s’installer à ses côtés. Il posa le coffret sur une console entre eux. Bien que celui-ci soit pourvu d’une serrure, l’immortel l’ouvrit sans mal. Rose approcha le nez pour en découvrir le contenu. Quelques babioles étaient entassées : des médailles, des décorations certainement de l’époque où l’intendant du manoir officiait pour la légion étrangère. Gabriel les renversa sur la petite table. Dissimulé sous les breloques se trouvait un carnet à la couverture de cuir rouge.

— On dirait un journal comme le vôtre, remarqua-t-elle tandis qu’il dénouait la lanière qui maintenait le carnet fermé.

Piquée par la curiosité, Rose approcha son siège pour voir ce qu’il contenait. Les pages jaunies craquèrent légèrement lorsque Gabriel les fit dérouler sous son pouce. Les premières ne constituaient qu’un banal journal de bord du jeune Joseph lors de ses premiers voyages dans la Légion. Quelques notes maladroites, presque illisibles et pleines de fautes sur son quotidien au sein de son régiment. D’après les dates indiquées, le premier classe Joseph Marchal devait alors avoir une vingtaine d’années. Gabriel passa rapidement sur la première moitié des feuillets, espérant y trouver quelque chose de plus passionnant. Il était arrivé au trois quart lorsqu’une illustration l’interpella. Et pour cause : même si les talents de dessinateur du légionnaire étaient loin d’égaler les siens, il ne pouvait pas s’y tromper.

— On dirait une de ces Marses qui nous a attaqués une fois à Paris, commenta Rose, penchée sur le dessin grossier qui représentait une vieille femme décharnée aux longs cheveux noirs et aux yeux rouges.

— « 18 Août 1856, Comitat de Tolna, Hongrie. Je ne saurais expliquer ce qu’était cette chose que nous avons vue fuir la nuit dernière. La plupart de mes camarades étaient saouls. Aucun ne se souvient l’avoir vue. Peut-être est-ce moi qui perds l’esprit. Peut-être que cette vie d’exil permanent n’est pas pour moi. Pourtant, je suis certain de l’avoir vue. J’ai cru tout d’abord à une vieille mendiante, jusqu’à ce que  la lumière d’un lampadaire éclaire sa face hideuse, à peine humaine », lut Gabriel.

Le bas de la page était  illisible. Le temps et l’humidité avait fait son œuvre. Il fit défiler plusieurs pages noircies qu’il balaya rapidement, ne s’arrêtant que lorsqu’une phrase ou un mot attirait son attention. Puis soudain à quelques pages de la fin, une autre illustration de bien meilleure qualité, dessinée sur une feuille volante,  redonna le sourire à Gabriel.

— C’est la chose que vous avez dessiné l’autre jour ! s’exclama un peu trop vivement Rose avant de se reprendre. Vous croyez que la bête suivait Joseph ? C’est peut-être lui la cible de sa vengeance.

Gabriel fronça le nez, pas vraiment convaincu pas cette hypothèse.

— «  3 Octobre 1856, Comitat de Brașov, Transylvanie. Nous ne sommes arrivés qu’hier et déjà l’hostilité de la population se fait sentir. On n’aime pas les étrangers par ici et encore moins des armées étrangères. Le village près duquel nous campons est isolé de tout. Mes camarades ne cessent de rire des superstitions du coin, mais depuis notre rencontre avec cette créature, je ne peux m’empêcher de m’interroger lorsque j’entends parler de loups- garous et de vampires. Alexeï, le seul habitant qui parle notre langue, nous a abreuvés d’histoires au sujet de qu’ils appellent dans le coin un  « volkolak » qui hanterait la montagne. Humain la plupart la plupart du temps, il se transformerait à loisir. Grand de plus d’une toise et demi, la chose serait un monstre comparable à un loup marchant sur deux pattes et pourvus de griffes. D’après les racontars du coin, l’homme ou la femme maudit aurait pactisé avec le démon pour assouvir une vengeance. Une fois, la chose faite, son âme serait damnée. J’ai demandé à Alexeï de me la dessiner. Les autres se sont moqués de moi, mais un homme averti en vaut deux. Je sais ce que j’ai vu à Tolna. Je sais qu’il se promène parmi nous des créatures du diable. »

Gabriel consulta fébrilement le reste du carnet. D’autres dessins apparaissaient, plus incertains, agrémentés de quelques explications. D’après ce qu’il put en juger, Joseph n’avait pas croisé ces Egarés. Il n’avait fait que récolter des informations auprès des populations locales. Toutes se situaient dans l’Est de l’Europe. C’était sans doute la raison pour laquelle, Gabriel n’avait jamais croisé la route de ce genre de créatures. Du coup, la question qui se posait était :

— Comment diable, un Egaré d’Europe de l’Est a pu atterrir dans un village perdu de Bretagne ?

— L’air vivifiant du patelin a dû l’attirer, grommela Rose en réprimant un frisson de froid. Au moins, on a une piste. On sait que l’humain vient de là-bas. Monsieur le Maire doit bien savoir ce genre d’informations sur les habitants, non ? Ou peut-être Grégoire.

Quelques coups discrets à la porte la firent taire immédiatement. Gabriel se leva et alla ouvrir à la domestique chargée d’un plateau repas dont le fumet remit aussitôt du baume au cœur à Rose. Dès que la bonne eut disparu, elle se jeta dessus comme une nuée de sauterelles sur un champ de blé. Elle s’empara d’une assiette qui lui brula les mains et alla se caler confortablement dans le fauteuil devant la cheminée sous le regard attendri de Gabriel. Il y avait chez cette gamine une capacité de résilience absolument étonnante, comme si elle sautait sur le moindre brin de bonheur et d’apaisement que la vie lui présentait pour panser ses plaies. Si seulement, il parvenait à en faire autant…

— Je crois qu’il y a quelque chose ou quelqu’un dans cette maison qui tente de nous mettre sur la voie, sortit-elle soudain entre deux bouchées, la bouche à moitié pleine.

Elle avait jeté cette phrase avec autant d’insouciance que si elle venait de faire un commentaire sur la cuisson du plat qu’elle dévorait. Pris au dépourvu, Gabriel ne répondit pas. Il s’installa dans le fauteuil face à elle.

— Cela n’a pas l’air de t’effrayer, commenta-t-il prudemment.

— J’étais morte de trouille tout à l’heure quand on m’a fait tomber dans la chambre de Joseph. Mais de toute évidence, c’était pour qu’on trouve ce journal.

Gabriel se sentit blêmir.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Personne ne t’a fait tomber.

— Quelqu’un m’a retenu par la cheville quand je me suis levée du lit et j’ai basculé en avant ! insista-t-elle.

— Tu es juste maladroite.

Rose posa sa fourchette sur le bord de l’assiette et cette dernière sur ses cuisses.

— Pourquoi refusez-vous de me croire ? s’agaça-t-elle. C’est vous qui m’avez dit que les fantômes existaient.

— Les âmes égarées existent, oui… Mais non seulement, elles n’apparaissent pas aux yeux des mortels, mais elles sont incapables de rentrer en contact avec le monde matériel.  Et par conséquent encore moins te faire tomber comme tu le décris.

Vexée, Rose reposa un peu trop brusquement son assiette sur le guéridon, se leva et – pas encore téméraire au point de dormir seule – ôta ses bottes et se coucha en boudant dans le lit de l’immortel.

Gabriel n’était pas vraiment fier. Il détestait lui mentir de cette manière en la faisant passer pour une folle ou une idiote. Bien que cela soit extrêmement rare, les âmes égarées pouvaient parfaitement agir sur le plan terrestre, mais de là à les voir, c’était tout simplement impossible. Seuls les Occultes parvenaient à communiquer avec elles, mais ces derniers étaient incapables de reconnaître les Egarés sous leur forme humaine. Il ignorait combien de temps encore il pourrait lui cacher la vérité, mais c’était de pire en pire. A chaque minute, Rose révélait des capacités qu’il était bien incapable d’expliquer. Pourtant, les preuves étaient bien là, devant ses yeux. Jamais il n’aurait trouvé ce carnet sans elle.

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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #35

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #35

CHAPITRE 35

Grégoire rumina sa discussion avec l’immortel pendant tout le trajet du retour. Certes la méfiance de Gabriel était plus que justifiée, mais sa réaction l’avait vivement blessé. L’enquêteur avait le nez fin. Dès son arrivée au village, il ne lui avait suffi que de quelques minutes pour poser la question qui ne cessait de le torturer. « Quel épouvantable péché avez-vous commis pour retrouver dans un endroit pareil ? »  lui avait-il demandé dès le premier soir. Il avait eu beau esquiver et faussement s’en amuser. Il s’agissait vraiment de cela. Une rédemption. Depuis un an qu’il avait été envoyé dans cette bourgade, il avait l’impression de ne rien faire d’autre que de racheter ses fautes. Malheureusement, aucun problème résolu par ses soins auprès des habitants n’avait réussi à apaiser sa culpabilité. Les images macabres des interventions de la Sainte-Vehme profitaient du moindre moment de solitude pour venir le hanter. Tribunaux improvisés, parodies sinistres de justice auxquelles des innocents devaient se soumettre, exécutions immédiates… Les  visages de chacun d’eux restaient gravés dans sa mémoire.  Il n’avait pu en sauver aucun. Ils étaient morts et lui trainé devant le conseil disciplinaire pour s’être opposé une fois de trop aux sentences. Peut-être que s’il en avait sauvé ne serait-ce qu’un seul, son âme ne serait-elle pas aussi torturée par la culpabilité… La frimousse malicieuse de Rose s’imposa à son esprit. Elle, au moins, il comptait bien l’éloigner de toute cette pourriture nauséabonde qui s’était fourvoyé dans une idéologie inhumaine. Même si pour cela, il devait s’opposer à Gabriel et à son obstination à la garder à ses côtés.

Obnubilé par ses pensées, il en oublia même le danger qui rodait et ne remarqua les hommes armés aux abords du village que lorsque ces derniers vinrent à sa rencontre. Sous les flocons qui virevoltaient autour d’eux, les hommes hâtèrent le pas, le visage presque entièrement dissimulés sous leurs écharpes. Grégoire ne reconnut le propriétaire du magasin général du village et le ferronnier que lorsque ces derniers furent à deux mètres de lui. Le premier, un petit homme d’une soixantaine d’années, paraissait encore plus rachitique au côté de l’impressionnant gabarit du second dont la veste peinait même à contenir les bras et le buste.

— Jean, Etienne, un problème ? les interrogea-t-il en baissant le regard sur leur fusil de chasse qu’ils tenaient canon vers le sol.

— Vous devriez rentrer mon père, lui conseilla sans plus d’explication l’imposant ferronnier.

— Les abords du village ne sont pas sûrs, enrichit l’autre dont on ne voyait que les lunettes rondes au dessus de l’écharpe qui lui recouvrait la bouche et sous la visière de son couvre-chef.

Grégoire se retint de répliquer qu’il aurait été judicieux d’appliquer leur propre conseil. Jusque là, les habitants s’étaient montrés prudents. Cette subite volonté de monter la garde autour de la ville ne présageait rien de bon. D’une part, ils se mettaient inutilement en danger : ce n’étaient pas leurs malheureux fusils de chasse qui viendraient à bout de la bête. D’autre part, plus ils rôdaient, plus il y avait des chances pour qu’ils tombent sur quelque chose qu’ils n’étaient pas censés voir. Le prêtre leva les yeux vers le ciel bas qui déversait sur eux des flocons de plus en plus gros. Le temps se chargerait bien de les rappeler à la raison sans qu’il n’ait besoin de leur faire la morale.

— Peut-être pourriez-vous m’accompagner ? proposa-t-il hypocritement pour les attirer vers des lieux plus sûrs.

Les deux hommes ne purent qu’accepter. Ils cheminèrent tous trois vers le village. Grégoire fut surpris de constater qu’ils n’étaient pas les seuls vigiles à se prendre au jeu de la surveillance. Il y avait plus d’activité en cette fin d’après-midi qu’en un jour de marché. Les habitants bavardaient sur les pas de portes, par petits groupes sur la place du village, beaucoup convergeaient vers l’auberge de Jacques Le Bihan. Intrigué par le brouhaha qui s’en échappait, Grégoire renonça à rentrer immédiatement à son presbytère et se dirigea vers l’établissement. Toutes les fenêtres en étaient éclairées et laissaient voir la multitude qui s’était anormalement réunie dans la grande salle. Devant la porte, deux jeunes hommes, fils de fermiers du coin, montaient la garde. A leur embarras manifeste à son approche, Grégoire anticipa leur refus de le laisser se joindre au rassemblement. Ils n’osèrent toutefois pas empêcher le prêtre de regarder par la fenêtre. S’il ne voyait que les dos des hommes amassés dans la salle, il ne put toutefois pas manquer le propriétaire des lieux, debout sur les premières marches de l’escalier menant aux chambres. Il n’entendait rien de ce que Jacques Le Bihan professait devant l’assemblée bruyante. En revanche, il aperçut nettement le carnet à la couverture de cuir que l’aubergiste brandit comme un prédicateur pour appuyer ses propos qu’on devinait virulents. Grégoire hésita à approcher davantage de la porte pour tenter de rentrer. Tandis qu’il échafaudait toutes les scénarii possibles pour éviter d’être refoulé, une silhouette encapuchonnée s’approcha dans son dos.

— Père Anselme ? murmura une voix féminine légèrement éraillée.

Grégoire se retourna, moins surpris de voir Annwenn derrière lui que de constater que sa présence avait coupé court aux discussions et que les groupes éparpillés sur la  place du village leur jetaient des regards à la dérobée entre deux messes-basses.

— Auriez-vous quelques minutes à me consacrer… pour une confession ? se hâta-t-elle de préciser suffisamment fort pour que les curieux les plus proches puissent l’entendre.

Grégoire porta une attention plus poussée au visage de la jeune femme à moitié dissimulé par la pénombre grandissante. Les lumières blafardes émanant de l’auberge étaient peut-être trompeuses, mais ses traits lui parurent anormalement pâles.

— Bien sûr, après vous, l’invita-t-il à se diriger vers les escaliers qui menaient à l’édifice.

La jeune femme traversa d’un pas si rapide la place qu’il eut un mal de chien à suivre son rythme. Sur leur passage, les petits attroupements s’écartèrent ou se dispersèrent. Une ambiance des plus pesantes régnait sur le village. Grégoire n’aimait pas du tout cela. Quand la suspicion s’immisçait dans les esprits, elle s’y accrochait comme une sangsue.

~*~

— Monsieur le Maire vous présente ses excuses : il ne se sent pas très bien. Désirez-vous souper dans la salle à manger ou dans vos chambres ? s’excusa la domestique lorsque Gabriel et Rose revinrent au manoir.

La nouvelle n’étonna guère Voltz étant donné l’état dans lequel se trouvait déjà Le Kerdaniel avant leur inspection des quartiers de Joseph. Néanmoins, elle ne manqua pas de l’irriter. L’homme était le seul à pouvoir lui apporter les réponses qui lèveraient le voile sur cette sinistre affaire. Peut-être était-ce une manière de s’y dérober finalement. Pendant une seconde, il hésita à demander à le voir malgré tout. Mais un coup d’œil au visage blême de Rose l’en dissuada.

— Dans ma chambre, ce sera très bien, répondit-il au grand soulagement de la jeune fille dont les épaules se relâchèrent imperceptiblement.

Gabriel se rendait bien compte que ce séjour imposé par lui était en train perturber la gamine plus surement que s’il l’avait attachée au beau milieu de la lande en pleine nuit. Il la précéda dans les escaliers, puis, sur le palier du premier étage, à l’abri des regards lui retira la capuche sous laquelle elle se cachait et souleva son menton baissé pour capter son regard fuyant.

— Tout va bien, Rose ?

Elle hocha doucement la tête, sans un mot. Ce simple fait suffit à l’inquiéter. Elle sortit de sous l’ample cape empruntée à Grégoire le coffret trouvé dans la chambre de Joseph, le lui remit, et, toujours en silence, fila vers les appartements de Gabriel. Une chose au moins était sûre : il n’y avait pas la moindre chance pour qu’il parvienne à la convaincre de dormir seule dans sa chambre cette nuit.

Une fois seuls dans celle de Voltz, Rose se débarrassa de son manteau givré de neige et se rapprocha au plus près de l’âtre. Gabriel alluma toutes les lampes et vint s’installer à ses côtés. Il posa le coffret sur une console entre eux. Bien que celui-ci soit pourvu d’une serrure, l’immortel l’ouvrit sans mal. Rose approcha le nez pour en découvrir le contenu. Quelques babioles étaient entassées : des médailles, des décorations certainement de l’époque où l’intendant du manoir officiait pour la légion étrangère. Gabriel les renversa sur la petite table. Dissimulé sous les breloques se trouvait un carnet à la couverture de cuir rouge.

— On dirait un journal comme le vôtre, remarqua-t-elle tandis qu’il dénouait la lanière qui maintenait le carnet fermé.

Piquée par la curiosité, Rose approcha son siège pour voir ce qu’il contenait. Les pages jaunies craquèrent légèrement lorsque Gabriel les fit dérouler sous son pouce. Les premières ne constituaient qu’un banal journal de bord du jeune Joseph lors de ses premiers voyages dans la Légion. Quelques notes maladroites, presque illisibles et pleines de fautes sur son quotidien au sein de son régiment. D’après les dates indiquées, le premier classe Joseph Marchal devait alors avoir une vingtaine d’années. Gabriel passa rapidement sur la première moitié des feuillets, espérant y trouver quelque chose de plus passionnant. Il était arrivé au trois quart lorsqu’une illustration l’interpella. Et pour cause : même si les talents de dessinateur du légionnaire étaient loin d’égaler les siens, il ne pouvait pas s’y tromper.

— On dirait une de ces Marses qui nous a attaqués une fois à Paris, commenta Rose, penchée sur le dessin grossier qui représentait une vieille femme décharnée aux longs cheveux noirs et aux yeux rouges.

— « 18 Août 1856, Comitat de Tolna, Hongrie. Je ne saurais expliquer ce qu’était cette chose que nous avons vue fuir la nuit dernière. La plupart de mes camarades étaient saouls. Aucun ne se souvient l’avoir vue. Peut-être est-ce moi qui perds l’esprit. Peut-être que cette vie d’exil permanent n’est pas pour moi. Pourtant, je suis certain de l’avoir vue. J’ai cru tout d’abord à une vieille mendiante, jusqu’à ce que  la lumière d’un lampadaire éclaire sa face hideuse, à peine humaine », lut Gabriel.

Le bas de la page était  illisible. Le temps et l’humidité avait fait son œuvre. Il fit défiler plusieurs pages noircies qu’il balaya rapidement, ne s’arrêtant que lorsqu’une phrase ou un mot attirait son attention. Puis soudain à quelques pages de la fin, une autre illustration de bien meilleure qualité, dessinée sur une feuille volante,  redonna le sourire à Gabriel.

— C’est la chose que vous avez dessiné l’autre jour ! s’exclama un peu trop vivement Rose avant de se reprendre. Vous croyez que la bête suivait Joseph ? C’est peut-être lui la cible de sa vengeance.

Gabriel fronça le nez, pas vraiment convaincu pas cette hypothèse.

— «  3 Octobre 1856, Comitat de Brașov, Transylvanie. Nous ne sommes arrivés qu’hier et déjà l’hostilité de la population se fait sentir. On n’aime pas les étrangers par ici et encore moins des armées étrangères. Le village près duquel nous campons est isolé de tout. Mes camarades ne cessent de rire des superstitions du coin, mais depuis notre rencontre avec cette créature, je ne peux m’empêcher de m’interroger lorsque j’entends parler de loups- garous et de vampires. Alexeï, le seul habitant qui parle notre langue, nous a abreuvés d’histoires au sujet de qu’ils appellent dans le coin un  « volkolak » qui hanterait la montagne. Humain la plupart la plupart du temps, il se transformerait à loisir. Grand de plus d’une toise et demi, la chose serait un monstre comparable à un loup marchant sur deux pattes et pourvus de griffes. D’après les racontars du coin, l’homme ou la femme maudit aurait pactisé avec le démon pour assouvir une vengeance. Une fois, la chose faite, son âme serait damnée. J’ai demandé à Alexeï de me la dessiner. Les autres se sont moqués de moi, mais un homme averti en vaut deux. Je sais ce que j’ai vu à Tolna. Je sais qu’il se promène parmi nous des créatures du diable. »

Gabriel consulta fébrilement le reste du carnet. D’autres dessins apparaissaient, plus incertains, agrémentés de quelques explications. D’après ce qu’il put en juger, Joseph n’avait pas croisé ces Egarés. Il n’avait fait que récolter des informations auprès des populations locales. Toutes se situaient dans l’Est de l’Europe. C’était sans doute la raison pour laquelle, Gabriel n’avait jamais croisé la route de ce genre de créatures. Du coup, la question qui se posait était :

— Comment diable, un Egaré d’Europe de l’Est a pu atterrir dans un village perdu de Bretagne ?

— L’air vivifiant du patelin a dû l’attirer, grommela Rose en réprimant un frisson de froid. Au moins, on a une piste. On sait que l’humain vient de là-bas. Monsieur le Maire doit bien savoir ce genre d’informations sur les habitants, non ? Ou peut-être Grégoire.

Quelques coups discrets à la porte la firent taire immédiatement. Gabriel se leva et alla ouvrir à la domestique chargée d’un plateau repas dont le fumet remit aussitôt du baume au cœur à Rose. Dès que la bonne eut disparu, elle se jeta dessus comme une nuée de sauterelles sur un champ de blé. Elle s’empara d’une assiette qui lui brula les mains et alla se caler confortablement dans le fauteuil devant la cheminée sous le regard attendri de Gabriel. Il y avait chez cette gamine une capacité de résilience absolument étonnante, comme si elle sautait sur le moindre brin de bonheur et d’apaisement que la vie lui présentait pour panser ses plaies. Si seulement, il parvenait à en faire autant…

— Je crois qu’il y a quelque chose ou quelqu’un dans cette maison qui tente de nous mettre sur la voie, sortit-elle soudain entre deux bouchées, la bouche à moitié pleine.

Elle avait jeté cette phrase avec autant d’insouciance que si elle venait de faire un commentaire sur la cuisson du plat qu’elle dévorait. Pris au dépourvu, Gabriel ne répondit pas. Il s’installa dans le fauteuil face à elle.

— Cela n’a pas l’air de t’effrayer, commenta-t-il prudemment.

— J’étais morte de trouille tout à l’heure quand on m’a fait tomber dans la chambre de Joseph. Mais de toute évidence, c’était pour qu’on trouve ce journal.

Gabriel se sentit blêmir.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Personne ne t’a fait tomber.

— Quelqu’un m’a retenu par la cheville quand je me suis levée du lit et j’ai basculé en avant ! insista-t-elle.

— Tu es juste maladroite.

Rose posa sa fourchette sur le bord de l’assiette et cette dernière sur ses cuisses.

— Pourquoi refusez-vous de me croire ? s’agaça-t-elle. C’est vous qui m’avez dit que les fantômes existaient.

— Les âmes égarées existent, oui… Mais non seulement, elles n’apparaissent pas aux yeux des mortels, mais elles sont incapables de rentrer en contact avec le monde matériel.  Et par conséquent encore moins te faire tomber comme tu le décris.

Vexée, Rose reposa un peu trop brusquement son assiette sur le guéridon, se leva et – pas encore téméraire au point de dormir seule – ôta ses bottes et se coucha en boudant dans le lit de l’immortel.

Gabriel n’était pas vraiment fier. Il détestait lui mentir de cette manière en la faisant passer pour une folle ou une idiote. Bien que cela soit extrêmement rare, les âmes égarées pouvaient parfaitement agir sur le plan terrestre, mais de là à les voir, c’était tout simplement impossible. Seuls les Occultes parvenaient à communiquer avec elles, mais ces derniers étaient incapables de reconnaître les Egarés sous leur forme humaine. Il ignorait combien de temps encore il pourrait lui cacher la vérité, mais c’était de pire en pire. A chaque minute, Rose révélait des capacités qu’il était bien incapable d’expliquer. Pourtant, les preuves étaient bien là, devant ses yeux. Jamais il n’aurait trouvé ce carnet sans elle.

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