Laurent Albarracin vient de publier, aux éditions Le Réalgar, un livre intitulé À : une quarantaine de huitains, accompagnés des dessins de Jean-Pierre Paraggio. Comme c'est souvent le cas dans son travail, ces poèmes sont des pièces métaleptiques de vers à la fois souples et musclés, malicieusement occupés à transgresser les frontières admises pour faire la part des mots et des choses, en trouvant celles-ci dans ceux-là et réciproquement. Le "à" du titre est celui du complément - complément d'objet indirect ou complément circonstanciel (de lieu, de temps, de manière) - complément qu'est, du signe, ou du chant, la chose.
À l'écume l'écume se jette
comme à de blanches abysses
mais "abysse" est masculin
me dit le dictionnaire
je ne veux pas le croire
moi je soutiens que l'écume
envoie les dictionnaires
par le fond des blanches abysses (p. 27)
Mais c'est moins pour ces raisons de poétique, ou de grammaire, que les poèmes de ce petit volume sont saisissants, ou plutôt scandaleux. Ils sont scandaleux par l'espèce de confiance (incroyable, insolente et pour tout dire presque obscène) dont ils témoignent envers le monde. Ils font en effet non seulement comme si les mots étaient adaptés aux choses qu'ils nomment (ce qui, eu égard à l'âge séculaire de la linguistique scientifique, pourrait être tenu pour de la naïveté, si seulement l'auteur ne connaissait pas ses résultats - et s'il ne s'en moquait pas), mais comme si le monde lui-même était adapté à ce qu'il a à être (alors là, ce sont trente siècles de métaphysique qui sont contestés). Les choses, dans les poèmes d'Albarracin, font ce qu'elles ont à faire :
et même la buée est réelle
elle dessine la buée (p. 14)
Quand j'écris elles "font ce qu'elles ont à faire", il faut m'entendre : Albarracin présente vraiment les choses comme des acteurs, des agents, des sujets, occupés à persévérer dans leur être, occupées à faire (au sens fort de faire : à fabriquer) le monde. Or, cela, le fait que les choses soient occupées à faire le monde, ne se passe pas dans les jeux de mots, dans le recours aux tautologies ou dans les métaphores lexicalisées - ce qui ravalerait son travail au rang de plaisant exercice de style. Cela passe sans doute par ces procédures - mais celles-ci ne sont que des occasions ou des moyens. Les bidouillages phonique (assonances, allitérations, paronomases) et sémantique (polyptotes et catachrèses) s'effacent en effet, à la lecture, devant l'évidence des images qu'ils amènent aux vers - images qui ne relèvent pas, elles, du jeu, mais proprement de l'ontologie. J'en relève quelques unes :
dans la mutinerie de la lumière (p. 10)
ses arbres [il s'agit du monde] pompent la nuit jusqu'à l'éclair
il élève les choses à la puissance des choses (p. 15)
ils [les dauphins] errent à la crevaison des choses (p. 32)
À la belle étoile dort l'eau des puits (p. 35)
Nous avons mis trente siècles à comprendre qu'il est impropre de dire la mutinerie de la lumière ; parce que la lumière ne se mutine pas mais se contente de se déplacer à vitesse constante (dans le vide), et que si elle faisait quoi que ce soit, on ne le dirait de toute façon pas avec les mots d'une langue vulgaire, mais en signes mathématiques. Nous avons donc dû abandonner la langue et les langues, poser des hypothèses, conduire des protocoles et faire des expériences en pensée, provoquer des équations compliquées. Mais Laurent Albarracin arrive, qui nous dit, très sérieusement : "dans la mutinerie de la lumière". Il nous dit que "les arbres pompent la nuit", que le monde "élève les choses à la puissance des choses". C'est un scandale parce que, contestant un savoir compliqué et revêche, accumulé avec opiniâtreté et discipline pendant la nuit des siècles, tout s'illumine. Plus encore : il ne conteste pas seulement ce savoir comme un "non" qui s'opposerait à un "oui", un "faux" opposé à l'énoncé prétendant être vrai, mais comme un dévoilement faisant sortir le vers de la route de la véracité, pour aller toucher, l'air de rien, élégamment, en-deçà du vrai et du faux, à quelque chose qui serait la pointe extrême de toute chose. "À" quelque chose, mais quoi ? Fermons Galilée, Newton et Einstein, et rouvrons le bon vieux Tchouang-Tseu :
"Parler n'est pas simplement produire un son. Car il y a des paroles dans la parole. Néanmoins, quand ce dont on parle n'est pas déterminé, peut-on dire qu'on a parlé ou bien qu'on a rien dit ? [...] Les uns tiennent pour vrai ce que les autres tiennent pour faux et inversement. Plutôt que de défendre l'un ou l'autre de ces points de vue, le mieux est de marcher sur les mains pour remettre le monde à l'endroit et de revenir à l'illumination. [...] Le Dao se situant à la pointe extrême de toute chose, ni la parole ni le silence ne peuvent le recueillir. Ce qui signifie que le point culminant du discours se situe dans un mode d'expression qui serait tout à la fois non-silence et non-parole".
Pierre Vinclair
Laurent Albarracin, À, dessins de Jean-Pierre Parraggio, Éditions Le Réalgar, 2017, 56 p., 14€