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(Carte blanche) à Christiane Veschambre, « Paterson »

Par Florence Trocmé

PatersonChristiane Veschambre a écrit  ce texte après avoir vu le film de Jim Jarmusch, « Paterson ». Elle l’a lu à la Semaine de la poésie de Clermont Ferrand.

Ils dorment.
Leurs corps reposent l'un contre l'autre, l'un dans la présence de l'autre.
Lui ouvre les yeux, tend un bras vers un bracelet montre posé sur la table de chevet.
Il l'approche, avec lui on lit l'heure sur le cadran: 6h 1/4.
Il lève doucement le drap, il est en tee-shirt et caleçon, il se tourne vers elle qui dort, la regarde, l'effleure, un faible son incertain sort de sa bouche fermée, il se lève.
Il est à la table de la cuisine. La cuillère prend dans le bol les céréales en forme de petits anneaux. Sa main tient la cuillère. Il voit sur la table la petite boîte d'allumettes.
Il est dehors. Il marche, il est habillé d'une combinaison de travail dont j'ai oublié la couleur. Il tient à la main une sorte de petite mallette semi-sphérique. Il longe des bâtiments de brique. Il tourne à l'angle, sous un porche.
Il est assis au volant d'un autobus à l'arrêt, vide, porte ouverte. Il écrit sur un petit carnet posé sur le volant. On approche de la page et on peut lire ce qu'il y écrit. On le lit aussi en haut à gauche de l'écran. C'est un poème qui dit la petite boîte d'allumettes, le dessin des mots sur son couvercle.
Un homme est debout à la porte du bus, une feuille et un stylo à la main, ils se saluent, l'homme note quelque chose, "comment ça va ?", "puisque tu le demandes", lui répond l'homme, "ça ne va pas" et il énumère les problèmes de sa vie.
Le bus roule, il y a les voyageurs, il entend certaines conversations, il sourit parfois. Les heures passent, on voit l'aiguille sur la montre tourner.
Il est maintenant assis sur un banc, puis on ne voit que l'eau d'une rivière qui tombe à gros bouillons, puis lui qui regarde la cascade dans la végétation, on se demande s'il l'imagine la cascade, mais il la voit aussi vraiment au devant. Il  a ouvert la petite mallette où il trouve son déjeuner et le carnet.
(J'ai toujours gardé la petite boîte ovale en métal, avec une anse, où ma mère déposait le déjeuner de mon père avant que l'usine n'ouvre une cantine)
Il mange et rouvre le carnet. Il écrit la suite du poème de la boîte d'allumettes, quelque chose dans les mots prend discrètement feu, secrètement.
Le soir il rentre chez lui, dans sa petite maison, redresse en passant la boîte à lettres trop inclinée. Il y retrouve sa femme, elle est belle, elle a les cheveux noirs et la peau blanche, elle repeint, décore, tout dans la maison en noir et blanc. Aujourd'hui elle a orné les rideaux blancs de la fenêtre de cercles noirs de différentes tailles. Elle lui demande si ça lui plaît, il dit que oui.
Il dit oui avec sérieux. Il dit oui à cette vivante.
Plus tard, il sort avec le chien bouledogue. Il va au café, il laisse le chien devant après lui avoir dit de s'asseoir et de l'attendre, il boit une bière au comptoir, parle un peu avec le vieux barman noir, écoute les habitués, regarde les photos que le barman choisit d'accrocher au mur.
Cela s'est passé le lundi.
Ils dorment. Leurs corps reposent l'un près de l'autre, l'un dans la présence de l'autre. Peut-être aujourd'hui ne sont-ils pas dos à dos mais dos contre poitrine.
Il ouvre les yeux, approche d'une main la montre bracelet. On y lit l'heure: 6h20. Il est à découvert, le drap s'est déplacé pendant la nuit, elle aussi est à moitié découverte. Il la regarde, il l'effleure, la touche presque, elle articule difficilement, yeux fermés, "froid", il tire doucement le drap pour qu'elle soit recouverte. Il se lève.
La cuillère prend les céréales en forme d'anneaux dans le bol.
Il longe les murs de brique, sa gamelle comme une petite boîte à lettres à la main.
Il est assis au volant du bus. Il écrit dans le carnet. Un autre poème.
Il conduit le bus. L'aiguille de la montre tourne tout le cercle des heures.
Il entend la conversation de certains voyageurs.
Il est assis sur le banc du déjeuner. Il continue le poème. On le lit sur l'écran en haut à gauche.
Il rentre en redressant la boîte à lettres trop penchée. Elle est là, elle est émue à l'idée de préparer des gâteaux pour le prochain marché fermier, elle voudrait les réussir si bien qu'on dise que ce sont les meilleurs et elle pourrait ouvrir une boutique de gâteaux. Il dit oui avec sérieux à cette vivante.
Elle a commencé à peindre en noir le chambranle d'une porte blanche.
Il sortira avec le chien. Il le laissera devant le café où il boira une bière au comptoir.
Cela sera le mardi.
Le mercredi, le jeudi, le vendredi, la journée s'ouvrira sur leurs corps reposant l'un dans la présence de l'autre. Nous ne verrons pas leurs nuits, nous ne verrons pas le secret de leurs corps émus, mouvants, nous ne l'imaginons pas non plus, nous le savons dans notre propre corps amoureux, nous le reconnaissons, leur secret, dans la présence de l'un à l'autre de leurs corps endormis.
Le mercredi, le jeudi, le vendredi, il accomplira les mêmes ... choses ? Sont-ce des choses le vivant de nos jours? Dans le carnet chaque jour un poème se déposera.
Le samedi, il se réveillera seul dans leur lit. Elle est dans la cuisine, elle a confectionné des plateaux de clairs petits gâteaux ronds ornés d'une spirale noire pour le marché fermier.
Il lui a promis de faire une copie des poèmes de son carnet parce qu'elle lui a répété que ses poèmes devaient rencontrer le monde. Il le lui a promis parce qu'elle le demande avec la même ferveur qui l'habite lorsqu'elle peint de noir et blanc les murs et les tissus, lorsqu'elle confectionne les gâteaux, lorsqu'elle apprend à jouer de la guitare avec une méthode.
Mais il sait ses poèmes au monde, dans le quotidien secret du carnet.
Le samedi soir ils rentrent du cinéma - ils ont vu un film de Abbott et Costello, noir et blanc. Le carnet de poèmes gît au sol déchiqueté en miettes de papier par le chien.
Le dimanche il va s'asseoir sur le banc des poèmes, celui qui fait face à la cascade. Il a les mains vides.
Un homme s'approche, lui demande la permission de s'asseoir sur le banc. Il est japonais, est venu voir la ville du poète William Carlos Williams, dit-il, qu'il aime et admire. "Vous êtes poète?" lui demande l'homme japonais. Il reste un instant silencieux, puis dit que non, qu'il est conducteur de bus.
Au moment de partir, l'homme japonais sort de son sac un cahier qu'il lui tend en disant "c'est un cadeau".
Il ouvrira le cahier, fait de pages encore vierges.
Écrire le poème est concret et invisible.
Concret comme le film réalisé par Jim Jarmusch. Et invisible comme les larmes qui montent aux yeux dans la salle obscure.
Écrire le poème retourne en plein jour à la nuit invisible de la présence dans l'amour - la présence secrète, qui ne peut être montrée, la présence ordinaire du vivant souterrain que celui qui écrit le poème écoute en secret et aux yeux de tous, qui ne le voient pas.
Les larmes montent aux yeux du corps immobile assis dans la salle obscure, à peine traces humides, qui sèchent le long du nez, comme la dernière fumerolle  d'une secousse souterraine : ce travail intimé par le plus intérieur, ce travail intime que toute parole publique ignore, exclut avec une inflexible constance, la surrection secrète de la présence, un cinéaste les fait vivre sur un écran  que des milliers de personnes regarderont et c'est comme s'il nous était dit : tu vois, écrire le poème trace des lignes d'erre sous la surface, c'est pourquoi un jour où tu as tout perdu de ce qui ne comptait que pour toi et l'autre que tu approches dans la présence de l'amour, ce jour-là il se peut qu'un étranger te tende l'espace à ouvrir des poèmes à suivre.
©Christiane Veschambre


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