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Et si la Smart City pansait les plaies de la démocratie ?

Publié le 12 avril 2017 par Pnordey @latelier

A l’heure où la défiance envers l’appareil et les institutions politiques semble être endémique, peut-être la smart city a-t-elle un rôle à jouer. Repenser politiquement la smart city apparaît comme une nécessité pour réenchanter la démocratie.

Depuis l’Antiquité, les villes sont des centres politiques majeurs. Alors, à l’heure de la transformation digitale de la polis et du développement des Civic Tech, c’est toute la question citoyenne qui doit être reposée. D’autant que les modèles traditionnels de gouvernance sont plus que jamais remis en cause et que la population elle-même se ressaisit peu à peu de ces questions. La majorité des Etats démocratiques occidentaux connaissent en effet aujourd’hui ce que nombreux s’accordent à appeler une « crise de représentation ». On observe en effet, une baisse tendancielle du taux de participation aux différentes élections, une perte de confiance de plus en plus généralisée envers l’appareil politique et un sentiment accrue d’inefficacité des actions politiques menées. Or, ces phénomènes ne sont pas nouveaux et sont même devenu au fil du temps des lieux communs du discours politique. Toutefois, la révolution digitale a accentué ces tendances, pour le meilleur comme pour le pire.

 Le pire, évidemment, dans le délitement progressif du sentiment d’appartenance communautaire et de la conscience collective traditionnelle au profit d’un individualisme de plus en plus prégnant. Car qu’est qu’une nation ? «Une nation est une âme, un principe spirituel. » disait Ernest Renan.  C’est le sentiment intime, presque religieux d’appartenance à une même famille, de partager une même histoire, un même héritage culturel, un même passé et un destin commun. C’est un mythe sur lequel est fondé le lien social, le même qui fonde le lien politique. Or, ce qui se joue aujourd’hui du fait de la réorganisation des solidarités et des relations sociales en réseaux sans frontières, c’est une ambivalence de conception de la conscience politique nationale. Pas de frontières dans le

cyberespace, les utilisateurs peuvent y trouver toutes sortes de contenus, l’accès à des cultures alternatives, différentes … On observe donc une hybridation de la culture, des solidarités et du sentiment d’appartenance qui tend à ubériser la Nation traditionnelle qui, elle, impose ses valeurs, ses frontières et son idéologie politique. Un rideau de fer politique s’est jeté sur les Nations occidentales, déchirées entre un retour en force des nationalismes les plus extrêmes et de l’autre des mouvements de contestations forts du modèle actuel de l’Etat-Nation. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que la problématique du sentiment national inonde les discours politiques tant cette question est sensible aujourd’hui. Car toute l’organisation de la puissance publique, en vertu du modèle de l’Etat-Nation, repose sur la Nation, sur ce sentiment d’appartenance nationale. C’est ce modèle qui est en crise et qu’il convient de repenser aujourd’hui.

Mais dans toute crise, dans toute révolution, intervient l’espoir de changement, d’un monde meilleur.  L’individualisme croissant dans les organisations sociales est aussi le résultat de la reprise en main par les citoyens de leur souveraineté propre et de leur liberté de choix et de conscience. L’enjeu dès lors est que les acteurs privés et publics construisent ensemble un nouveau modèle de gouvernance qui arrive à marier les forces individuelles avec l’intelligence collective. En ce sens, les mutations politiques en œuvre sont à rapprocher de celles de l’entreprise. Le vocabulaire et les méthodes se confondent, avec cependant des logiques divergentes. Le numérique a entraîné une horizontalisation des rapports sociaux en entreprise comme dans la société, avec des formes de gouvernance qui tendent à se délinéariser, à se flexibiliser et se décentraliser. Comme sur le modèle de l’Holacratie ou l’entreprise libérée, la forme de l’Etat-Nation tend peu à peu à se réorganiser en de plus petites entités à échelle locale. Posant par la même, comme le manager pour l’entreprise libérée, le rôle et le statut des gouvernants dans ces nouvelles approches. Et c’est là qu’intervient le rôle de la ville, des municipalités et donc nécessairement de la smart-city, amenée à avoir un pouvoir de plus en plus important.

Et si la Smart City pansait les plaies de la démocratie ?

Coordonner les espaces, redéfinir les sphères

Ce qui est en jeu sur le fond, c’est le rapprochement, sinon l’hybridation, des sphères privées et publiques. C’est vrai à l’intérieur des villes mais aussi, par un effet miroir, dans le cyberespace. Tout l’enjeu pour la smart-city, c’est d’harmoniser les deux espaces. A l’espace urbain, par les effets de la révolution numérique, se substitue un nouvel espace virtuel : le cyberespace. Le terme naît du roman Neuromancien de William Gibson. Ecrit dans les années 80, le roman va imaginer, non sans peur, la société digitalisée du 21ème siècle dans laquelle le développement technologique a envahi le monde et l’a transformé en un monstre froid, à l’autorité quasi-totalitaire, intégrant même les organismes humains pour les contrôler. Les technologies d’Internet ont substitué à l’organisation politique un deuxième niveau d’espace en ligne organisé en réseaux de données. Boris Beaude souligne que : « Les propriétés spécifiques d'Internet ont en effet déstabilisé les acteurs territoriaux les mieux établis. La maîtrise du territoire leur assurait une telle rente de situation, qu'ils se satisfont peu d'un espace émergent dont ils n'ont qu'une maîtrise approximative ». Il est important de penser, outre les mythes de science-fiction, le cyberespace comme un espace à part entière. A quoi correspondent, une véritable géographie et une vraie géopolitique. En cela, la société de réseaux en ligne, ses outils et ses usages doivent être pensés comme un espace public 2.0 avec ses diasporas, ses liens sociaux et ses propres modes de gouvernance. Car concevoir le cyberespace comme deuxième niveau d’espace public revient par essence à politiser cet espace et donc ouvrir la question de sa gouvernance.

La conception de l’espace public d’Habermas, issue de son ouvrage L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise de 1962, aide à comprendre les mutations de l’espace public à l’ère du numérique, et ses répercussions dans nos villes. Le philosophe définit ainsi l’espace public comme un espace de formation de la volonté politique par la généralisation de la communication d’informations et d’idées. C’est ce qu’il appelle la publicité. Cet espace n’est pas une entité indépendante mais dépendrait de configurations spécifiques d’interactions. Là où la pensée d’Habermas raisonne aujourd’hui au sujet de la smart city, c’est qu’elle donne pour origine de l’espace public ainsi conçu, l’architecture des maisons bourgeoises. Contrairement aux villas des nobles élaborés sur les modèles des grands palais faisant se succéder des pièces ouvertes, la maison bourgeoise, elle, est composée de deux entités principales : la chambre et le salon. La chambre relève de la sphère privée, intime, et le salon, lui, de la sphère publique. C’est un espace de rencontres, de débats et de discussion. C’est là que se croisent et se confrontent les idées personnelles, individuelles, mûries dans le secret de la chambre. A l’aube de la Révolution, ce modèle de séparation de l’espace public et privé s’est étendu à tout l’Etat Nation, fondant alors l’espace politique que l’on connaît aujourd’hui. Le projet présenté par Eric Cassar, ayant remporté le Grand prix L’Atelier BNP Paribas, s’inscrit finalement dans cette redéfinition de l’espace public en intégrant les mutations sociales en œuvre aujourd’hui. Et à l’inverse du modèle bourgeois, où l’intérieur influence l’extérieur, ce nouveau modèle s’inspire à postériori de la redéfinition actuelle des espaces.

Avec la révolution numérique cet ordre est en train de s’infléchir. L’articulation des sphères privées et publiques tend à se complexifier et l’écart à se réduire. A la séparation, l’interconnexion des espaces et des sphères. La cybernétique a introduit un nouveau modèle de communication et d’interconnexion fondé sur la data. Ce circuit architectural en réseau est sorti de son cadre purement virtuel pour investir le réel. Aujourd’hui les villes intelligentes, les fameuses smart-cities, sont inévitablement connectées. C’est cette connexion entre les espaces urbains et le cyberespace que l’on appelle intelligence urbaine. La gouvernance en œuvre au sein des territoires, toute l’architecture institutionnelle politique, est donc nécessairement à repenser, à réorganiser. Car, en s’appuyant sur les technologies des Civic Tech, en utilisant le numérique dans ses transformations, les villes collaborent avec de nouveaux acteurs privés, ceux-là même qui conçoivent les applications, les parcours et les technologies numériques qui transforment nos villes.

Et si la Smart City pansait les plaies de la démocratie ?

Cynthia Fleury lors de la Conférence Les villes peuvent-elles réenchanter la démocratie ? organisé par Les Prix Le Monde Smart Cities

Vers un Contrat Social 2.0 fondé sur la data ?

Alors, si le cyberespace s’organise peu à peu comme une deuxième dimension d’espace public, lieu de débats, d’échanges d’idées et de contenus, alors il est nécessaire d’en évaluer la portée théorique et concrète. L’Etat, tel que conçu par le modèle national, comporte trois dimensions constituantes que sont le territoire, la population et la souveraineté. C’est l’articulation de ces trois éléments qui configure le mode gouvernemental de l’Etat-Nation. Mais à l’ère du numérique, nous l’avons dit, ces trois constituantes ont mué. Le territoire est hybridé entre espace public en ligne et espace public hors ligne et la souveraineté semble se réunifier autour de la data. Finalement, seule la population, régit par les lois de la citoyenneté, ne semble pas connaître de mutation. La question de la data relève alors d’une problématique fondamentale : celle éminente de la souveraineté. Car les données des usagers, partagées en réseaux et utilisées dans le fonctionnement notamment de la smart-city, sont le cœur brûlant de leur identité numérique, c’est-à-dire ce qui les définit, identifie et caractérise dans le cyberespace. Essentiellement, au sens premier du terme, la data est donc personnelle, privée. Elle relèverait en théorie donc de la sphère intime et par nature s’opposerait à toute utilisation dans l’espace public. Or, aujourd’hui  la data est au cœur des transformations urbaines, c’est elle qui rend la ville intelligente.

Il y a donc nécessairement complexification des liens entre les sphères privées et publiques. Aspect qu’Hanna Arendt qualifiait en son temps de totalitarisme. Aujourd’hui le data-citoyen est au cœur de son environnement, il interagit avec lui par le biais de ses données. Il se réapproprie donc d’une certaine manière ses espaces, ses infrastructures, sa ville en somme. En cela, il se réapproprie un pouvoir d’action. De citoyen passif, il passe à citoyen actif. Dans l’optique où l’usager serait maître de décider ou non de transmettre et de communiquer ses data aux infrastructures connectées présentes dans la ville, il serait donc réinvesti de son pouvoir d’agir, donc de décider, donc de gouverner. Mais il faut pour autant, et c’est la condition sine qua non, que ses datas lui appartiennent.

C’est alors à ce moment qu’il convient d’établir comment s’organise cette souveraineté dans le territoire. Ici, puisqu’on parle de la smart-city, dans la ville. Rencontré à l’occasion de l’évènement Le Monde Smart Cities dont l’Atelier BNP Paribas est partenaire, Francis Pisani se saisit pleinement de cette question de la data. Selon lui, il convient d’élaborer un principe de précaution dans la transformation digitale des villes. Ce principe de précaution exigerait avant tout de protéger la liberté de partage de ces données et de garantir un traitement éthique par les différents acteurs. Car le cercle de circulation des données dans la ville fait intervenir plusieurs acteurs. Les usagers citoyens bien sûr, qui échangent leurs données contre des services urbains, les concepteurs de ces technologies, qui en créant les outils déterminent les usages, et enfin la puissance publique, qui édicte, encadre et protège ces nouveaux circuits. C’est donc un vrai partenariat du privé et du public qui doit s’ériger. Car comme le souligne Francis Pisani, le danger est d’arriver à un Etat totalitaire s’érigeant en data police et qui surveillerait partout les moindres faits et gestes des citoyens. C’est aussi celui de monopoles économiques dans la ville, avec des opérateurs économiques investissant la ville pour vendre leurs services en extorquant les données utilisateurs. C’est enfin le risque que le citoyen connecté se perde dans une posture individuelle qui, in fine, parvienne à déliter le collectif. Car comme le disait Thierry Pech, sur la scène de l’événement : "Les villes ne sont pas qu'une procédure, mais ce sont des sociétés". Alors reste certainement à définir un nouveau contrat social qui serait lui fondé sur la data.

Et si la Smart City pansait les plaies de la démocratie ?

Un nouveau modèle démocratique à définir.

Ce nouveau contrat social doit encadrer l’exercice de cette souveraineté par la data. Il s’agit finalement de savoir si les citoyens ont la capacité de choisir par eux-mêmes et quelles sont les utilisations de leurs data, autrement dit s’ils la dirigent eux-mêmes ou s’ils laissent des opérateurs externes la gérer pour eux. Cette question met alors en lumière l’éternelle question de la gouvernance démocratique des villes. Faut-il l’orienter vers un modèle d’exercice direct et participatif du pouvoir ou au contraire faut-il réenchanter la démocratie représentative ? Cette question touche alors pleinement les technologies de Civic tech au sens où celles-ci doivent orienter leurs innovations pour introduire de nouveaux usages. Pour Cynthia Fleury, philosophe, les Civic Tech posent en effet cette question à la démocratie : « Les citoyens doivent-ils se présenter ou se faire représenter ? ».  C’est évidemment un questionnement sur la fin autant que sur les moyens. Comment redéfinir la démocratie au travers des nouveaux usages ? Comment inclure le citoyen dans les processus de décision et de gouvernance dans la ville ?

Selon elle, « la puissance des grandes métropoles est une promesse de destin ». Or, la crise de la représentativité a engendré un faible taux de participation aux élections municipales. Un paradoxe qui souligne à lui tout seul les défis qui s’imposent aujourd’hui à la smart-city. Pour certains, l’inclusion urbaine des citoyens est un des facteurs poussant à la participation politique. Si les usagers participent de façon active à l’élaboration de leurs villes, s’ils se sentent utiles, moteurs du changement, alors peut être seront-ils plus sensibles à la chose publique.  C’est pourquoi  Karine Dognin-Sauzin déclare que "nous ne sommes plus dans le faire la ville mais dans le faire faire la ville". C’est-à-dire qu’aujourd’hui, les municipalités n’ont plus le monopole des politiques publiques dans la ville et doivent collaborer avec de nouveaux acteurs privés parmi lesquels évidemment les acteurs économiques publics et privés mais aussi et surtout les citoyens. Stephane Vincent, directeur chargé de transformation publique à La 27eregion, propose en ce sens « de prototyper les politiques publiques avec les citoyens ». Le terme ici est savamment choisi. En utilisant un vocabulaire issu de la création numérique, Stephane Vincent souligne la nécessité de faire de la ville un fab lab collaboratif géant où citoyens, entreprises et élus municipaux en seraient les artisans.

C’est pourquoi, aujourd’hui la gouvernance des villes ne doit plus être linéaire et concentrée mais doit s’enrichir des perspectives et des initiatives de tous. Penser ces nouveaux paradigmes de la ville pour panser les maux de la démocratie. L’échelle locale est ainsi la plus à même à réconcilier les citoyens avec la chose publique, à introduire des mécanismes participatifs pour in fine construire une gouvernance collective de proximité. Pour Francis Pisani, il convient de réorganiser la société sur le modèle des associations, où l’action de chacun changerait la vie de tous. La data permet justement ces formes nouvelles de participation et de collaboration. Aussi faut-il l’investir en bonne intelligence. Puisse l’optimisation de la smart-city permettre un réenchantement de la démocratie et un empowerment de tous les citoyens. Car nous avons trop souvent tendance à oublier que « la démocratie c’est le gouvernement du peuple, pour le peuple, par le peuple ».


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