Deux parutions pour Pierre Voélin chez Fata Morgana : un récit inédit, De l’enfance éperdue et une reprise en un volume de ses quatre premiers livres, Sur la mort brève.
Poezibao publie simultanément un texte de Sylviane Dupuis, rédigé au moment où Pierre Voélin a reçu le Prix Louise Labé 2016 pour Des voix dans l'autre langue (paru à La Dogana, Genève).
EAU. L’enfant, seul, les genoux pliés, accroupi au-dessus des rigoles où faiblement l'eau gargouille. Son cartable à l'abandon, posé debout. Tôt le matin, une grosse pluie s'est mise à tomber. Aux lisières du champ, les gouttes de pluie chaude, de pluie d'été, font se courber les têtes bleues des luzernes.
Mais lui qui regarde ; il veut conduire le flot entre les deux poutrelles de bois, au travers du chemin, qu’on maintient ferme, en parallèles, avec des fers appelés grappins. Et seulement libérer le flot pour qu'il franchisse un à un les obstacles – herbes, pailles, branchettes, écluses de boue, seulement plonger ses mains à plat dans le courant.
Plus tard, ruisselant, il voit se former un estuaire au bout du mince couloir où circule l'eau délivrée ; le gravier d’eau, si fin, s’est amassé en une pâte épaisse et tendre. Là, avec son index, l'enfant retrace les mots fétiches qui, très vite, se gorgent d’une eau de plus en plus limpide. Maintenant il écrit BUDA et PEST, deux signes repérés ce jour sur la carte d’Europe, vieille chasuble écaillée suspendue à l’un des murs de sa classe – c'est dans l'ancienne manufacture de bonneterie que loue la municipalité aux élèves des petites classes. La peste, il le devine à cette heure, ce sont les petits réfugiés avec leurs yeux calmes, leurs chandails qu'ils serrent contre eux sous le soleil, et le silence farouchement épinglé à leur bouche. Il les a vus rassemblés sur une place – sa mère en tenait un par les épaules, le caressait, le recoiffait avant de lui renfiler sa casquette losangée.
Il y a longtemps que midi a sonné. L'eau pénètre par toutes les coutures du cuir. Les chaussettes de laine collent aux chevilles quand il se redresse et roule soudain avec tous les cailloux du chemin vers sa maison qu'il devine derrière l'allée de sapins blancs.
Il est tard ; il a toujours su qu’on l’attendait, comme il sait par avance les mots, les cris, les remontrances d'une mère épuisée. Il essuiera ses pieds aux mousses, passera par la cave ; avec une vieille serviette qui traîne là, se séchera vaguement d'un geste lent, avant de remonter vers la cuisine pour y reprendre sa place autour de la table familiale, le cœur trempé, muet, heureux.
Derrière lui, sur les escaliers de béton usé, il fixe dans l’âme de chaque marche l'empreinte de ses pieds, les orteils réduit, presque détachés les uns des autres.
La phrase aux vertus thérapeutiques : « T’as vu l’heure ! » étrenne un long et dur silence. Viennent s’y cogner les fronts penchés sur leur assiette, tout autour de la table. Non, il ne l’a pas fait exprès ; l’heure, elle s’est perdue, en allée, l’heure – il n’en avait qu’à l’eau jaune, à l’eau douce, à son cœur de verre qui miroite.
Humble son sourire, comme renversé à l’intérieur tandis que sa mère, une serviette à la main, frotte vigoureusement sa chevelure aux boucles trempées.
Pierre Voélin, De l’enfance éperdue, Fata Morgana, 2017, p. 13 à 15.
Tout est là. Entre parole et vanité de parole.
Comme un secret, une vitre brisée où s’abat l’hirondelle. Tête tranchée, bouche heureuse.
Es-tu celui qui patiente ? Des promenades sur des fleuves t’ont distrait. Il n’y a pas de mélancolie – seulement un regard étonné, tes mains vides, une vague maison de buée au carreau
Noter ce qui s’accomplit dans l’oubli – sang des coqs sur les calacaires blancs du pays ; telles germinations, telles flagellations de ronces ; les pierres, nombreuses, éclatées ; cette brassée de bois d’enfance. O cendres et cendres des anciens feux !
S’en aller heurter de la tête le soc du temps.
Pierre Voélin, Sur la mort brève, Fata Morgana, 2017, p. 109
bio-bibliographie de Pierre Voélin.