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Flaubert contre l’embrigadement social

Par Argoul

Le trentenaire est un jeune adulte qui s’affirme. C’est l’époque où l’on choisit sa vie. Flaubert, trentenaire en 1852, compose ‘Madame Bovary’. Il écrit depuis Croisset à sa maîtresse Louise Colet, qui vit à Paris. Elle le presse de venir à la capitale ; elle aura même l’idée de l’enchaîner au mariage. Ses amis le pressent de publier quelque chose, de se faire connaître pour « arriver » en société, tel Maxime du Camp. Gustave, lui, ne peut travailler que loin du monde, recueilli. Il a besoin de constituer une atmosphère en se documentant sur tous les sujets sur lesquels il écrit ; il a besoin d’aiguiser son style en lisant chaque jour un classique ; il a besoin d’être seul à « gueuler » dans sa chambre pour faire venir les phrases sonores qui tiennent debout.flaubert-portrait-3.1214466701.jpg

Le 8 février 1852 (Pléiade t. II p.43), il synthétise tout cela dans une missive à la chère Colet, qu’il conclura d’« un bon baiser sous ton col ». Après avoir évoqué son travail en cours, il passe à ce qui lui est néfaste, en trois aspects : l’actualité, le milieu littéraire, sa maîtresse. En bref toutes les goules qui peuvent l’entreprendre et sucer son énergie, autant d’obstacles à sa création, à la continuité de son labeur, à la mise au jour de son talent.

« A ce qu’il paraît qu’il y a dans les journaux des discours de G[uizot] et de Montal[embert]. Je n’en verrai rien. C’est du temps perdu. Autant bâiller [jeu de mot entre bâillement et bayer] aux corneilles que de se nourrir de toutes les turpitudes quotidiennes qui sont la pâture des imbéciles. L’hygiène est pour beaucoup dans le talent, comme pour beaucoup dans la santé. La nourriture importe donc.
« Voilà encore une institution pourrie et bête que l’Académie française ! Quels barbares nous faisons avec nos divisions, nos cartes, nos casiers, nos corporations, etc. ! J’ai la haine de toute limite. Et il me semble qu’une Académie est tout ce qu’il y a de plus antipathique au monde à la constitution même de l’Esprit qui n’a ni règle, ni loi, ni uniforme. »
(…) « Oui, tu es pour moi un délassement, mais des meilleurs et des plus profonds. – Un délassement du cœur, car ta pensée m’attendrit. »

Nul doute que Louise Colet a dû apprécier d’être reléguée au rang de simple « délassement »… Mais tout part du discours de réception à l’Académie française de Montalembert par Guizot. Dans la « bonne société » littéraire, « il faut » avoir lu cela et applaudi à la chose. Flaubert s’en moque, toute cette comédie humaine n’est que du théâtre parisien. « C’est du temps perdu », de la badauderie, de la cochonnerie donnée aux confiseurs (qui est l’inverse de la confiture donnée aux cochons, comme chacun sait). « L’hygiène » du créateur exige qu’il se préserve de l’inutile, des « turpitudes » et des « imbéciles ». Mieux vaut relire les classiques, Goethe par exemple, qu’il cite dans sa lettre. « La nourriture importe donc. »

Car qu’est-ce que l’Académie française ? Une cour spécialisée créée par le monarque pour mettre au pas les penseurs. Une « institution pourrie et bête » à la solde du pouvoir, toujours, donc « engagée » - ce qui ne fait jamais honneur au talent. « L’Esprit n’a ni règle, ni loi, ni uniforme » signifie que tout ce qui réglemente, légifère et standardise n’appartient pas à l’Esprit – mais sans doute aux « imbéciles ». A ceux qui industrialisent, qui marchandisent, qui fonctionnent – tout le contraire de ceux qui innovent, qui entreprennent et qui créent. Des imbéciles heureux qui sont nés quelque part, précisera plus tard un poète. De ceux qui divisent, cartographient, mettent en casiers, se closent en corporations - comme tel est le tropisme français décrit par Flaubert. Les abstracteurs de quinte essence, disait Rabelais (chéri de Flaubert), les scolastiques diront les anticléricaux, les rhétoriques diront les antisocialistes, le « ghetto français » affinera un sociologue contemporain.

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« J’ai la haine de toute limite » est le cri de la liberté. Ce pourquoi Flaubert a toujours été contre les idées reçues des épiciers bourgeois (Bouvard et Pécuchet), contre le conformisme social catholique-conservateur (qui tentera de condamner ‘Madame Bovary’ et condamnera ‘Les Fleurs du Mal’), contre le pouvoir autoritaire et plébiscitaire de Napoléon III, contre le caporal-moralisme des socialistes de son temps. Il n’est pas pour cela anarchiste mais plutôt libéral : il traduit les Lumières pour son époque, dans la promotion du talent individuel contre tous les bons plaisirs, à la suite de Voltaire.

Et c’est en cela qu’il est fort actuel. De 1870 à 2001, nous avons vécu un long siècle d’embrigadement nationaliste, xénophobe, partisan. Avec la néo-fragmentation du monde qui se produit depuis l’échec de George W. Bush en Irak et l’émergence de grands pays comme la Chine et l’Inde, la liberté redevient une valeur qui compte. Beaucoup plus que « la morale » (que l’on perçoit relative) et que « la démocratie » (sans cesse à construire selon sa propre histoire).

La liberté, c’est le potentiel laissé à l’individu de s’épanouir. Oh, certes ! Il ne le fait pas seul, pas sans sa famille ni son entourage, pas sans la société où il vit, ni sans la culture dans laquelle il baigne ; pas sans des maîtres ni des exemples. Mais enfin : les « sociétés de la connaissance » que nous prônons se doivent d’éviter le zapping médiatique, l’enfermement dans des règles académiques, et l’Hâmour qui serait tout, l’alpha et l’oméga d’une existence réussie, si l’on en croit la doxa des séries télé et des magazines.

Rappelons plutôt, avec Flaubert, que l’Esprit « n’a ni règle, ni loi, ni uniforme. » Et que c’est à chacun de le révéler en lui.

Gustave Flaubert, Correspondance tome II, 1851-1858, édition Jean Bruneau, Pléiade, Gallimard 1980.  


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