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(Note de lecture) Erwann Rougé, "L’enclos du vent", par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé

RougéLa collection Ligatures propose un lieu de dialogue entre un poète et un photographe. Ici le dialogue entre le poète Erwann Rougé et la photographe Magali Ballet paraît particulièrement réussi et fécond parce qu’il évite l’illustration mutuelle et que chacun, avec les moyens propres à son art, parvient à saisir quelque chose comme l’impondérable du monde.
La photographie de Magali Ballet, si elle travaille le flou, le sombre et l’indistinct en représentant des fragments de corps ou de paysages, cherche pourtant  moins à brouiller les frontières et à estomper les contours qu’à permettre un envahissement du trait dans le paysage ou un agrandissement des détails dans les corps. Le flou ici n’atténue pas, il exacerbe l’emmêlement du visible et la présence graphique des choses, des arbres en particulier. Parce que la photographie dessine plus qu’elle ne capte, elle tend davantage à laisser deviner l’invisible qu’à figurer le visible. Les poèmes, eux, ne sont pas spécialement flous, ils sont même plutôt clairs, mais ils disent aussi la frontière entre les choses ou entre les mots (entre les mots et les choses peut-être). Il y a chez les deux auteurs « le même affût pour l’intime ». L’écriture exalte l’interstice, la lisière, le moment de bascule, la fragilité des êtres et des choses. Le poème comme la photographie voit dans la limite un lieu de foison, dans la frange, non pas l’endroit de l’effacement mais celui où le signe est à son maximum de rendement. Le bord n’est pas la zone où s’éteint la chose mais celle où se rallume son sens.
Sur le plan thématique la poésie de Rougé est très riche, elle évoque des paysages marins ou forestiers, les éléments naturels, des animaux, en particulier les oiseaux qui sont très présents et qui sont des êtres ambivalents, à la fois fragiles et féroces. Ce sont eux qui sont sur le point de tout renverser : l’ombre en la proie, le faible en le fort ou l’imperceptible en l’évidence. L’oiseau est l’animal métonymique par excellence, peut-être parce que situé à la frontière de la plume et du vent, comme si l’aile le désignait tout entier, dans sa vitesse et sa légèreté mêmes, comme le lieu de bascule entre le visible et l’invisible, entre le matériel et l’impondérable. « L’épervier cherche la pente » ; l’oiseau fond – et fonde – sur les failles :
l’oiseau s’appuie sur l’air
à ce qui parle bas
autour d’une fragilité de plus
l’avance de la lumière
lui sert de cime

Il y a dans cette écriture un jeu permanent entre la saisie et la fuite des choses et une grande délicatesse dans ce jeu-là. Le poète cherche à capter ce qui échappe à la saisie, soit par exemple « dans le souffle / le battement d’une aile », mais comme il sait que la capture est impossible, il se laisse aller, j’allais dire balloter par les flots, « à l’oubli que l’on a devant soi ». En quelque sorte il acquiesce au refus que le monde lui oppose. Cela donne une poésie qui s’énonce du côté de la simplicité, de l’évidence mystérieuse sans jamais donner dans la platitude, la mièvrerie ou le nébuleux. C’est une poésie de la nature et du naturel, une poésie qui cherche l’apaisement « comme s’il y avait tout à attendre / de la tranquillité des choses ». S’il y a une inquiétude néanmoins dans cette poésie, et même une certaine violence (la violence des éléments, des orages et du vent, de « l’excès de ciel dans la gorge »), l’écriture cherche toujours à s’accorder à cette inquiétude, à la reconnaître, à l’accepter. Voilà peut-être atteint ce paradoxal « enclos du vent » du titre. Ce qui ne saurait se laisser enfermer n’éclot jamais que dans sa fuite éperdue. C’est dans la fugacité, dans la frustration peut-être, que ce qui est a son véritable lieu.
Laurent Albarracin

Erwann Rougé, L’enclos du vent, Photographies de Magali Ballet, Éditions Isabelle Sauvage, collection Ligatures, 54 pages, 18 €


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