Quatrième de couverture :
Un vieux criminel de guerre et sa fille dînent dans une auberge au milieu des Dolomites et se retrouvent à la table voisine de celle du narrateur, qui travaille sur une de ses traductions du yiddish. En deux récits juxtaposés, comme les deux tables de ce restaurant de montagne, Erri De Luca évoque son amour pour la langue et la littérature yiddish, puis, par la voix de la femme, l’existence d’un homme sans remords, qui considère que son seul tort est d’avoir perdu la guerre…
Voilà un texte qui n’a rien de très attirant a priori mais c’est un double récit qui se déroule peu à peu et dévoile ses liens internes, ses valeurs, un désir de vie et de vérité. Ce mot de vérité, cette valeur est centrale : c’est le mot de la fin d’un livre en yiddish que le narrateur traduit, mais ce chapitre final n’est peut-être pas la vraie fin du livre en question… ; c’est une vérité de façade que l’ancien criminel de guerre tente de maintenir à tout prix pour échapper aux chasseurs de nazis, un mensonge qui cache la version de l’histoire qu’il souhaite entretenir. Lié à ce thème de la vérité, celui des mots, particulièrement les mots et la culture yiddish, entièrement disparus avec la shoah, que le narrateur a besoin de prononcer à haute voix pour les faire (re)vivre, respirer, tandis que le vieux criminel y cherche vainement l’explication paradoxale de l’échec du troisième reich. D’autres correspondances traversent c texte, comme celle de la nudité, mais je ne veux pas vous en dire trop, ce serait déflorer ce court récit de 89 pages. J’ai aimé y retrouver la sobriété et la profondeur du style d’Erri De Luca, qui aime toujours la montagne, comme en témoigne le second extrait que je vous propose.
« Les immigrés du ghetto tentaient de sauver les poètes, les écrivains. C’est ce que font les arbres encerclés par les flammes: ils projettent très loin leurs graines. Les poètes, les écrivains étaient les graines de leur plante et ils élevaient leur témoignage en chant. » (p. 24)
« En juillet, je m’installe dans les Dolomites. J’escalade des montagnes, je dis tout juste quelques bonjours, j’écris si j’ai de quoi. L’écriture reste pour moi une fête, pas une obligation.
Mon corps s’en va sur les parois, déplaçant ses quatre points de contact, et il passe sur la page ouverte de la roche. Je l’appelle ainsi car elle est ouverte et vide, mais le corps n’écrit pas dessus, et ne laisse aucune trace sur la surface traversée.
Escalader est le lent déplacement du corps humain. Le poids sur chaque prise est une syllabe pensée, en gagnant des centimètres.
La peau de la pierre change selon le vent et la température. Elle change quand le nuage s’accroupit sur la montagne et s’effrite en une poussière de gouttes. Elle change au bruit du tonnerre qui avertit de loin et s’approche.
Parfois, je répète des voies déjà escaladées, je les refais en sachant où le passage est plus aisé, où la séquence des mouvements est plus serrée. Les mains ouvrent le chemin, goûtent la tenue de la prise, appellent le corps à le suivre.
A la fin d’une journée sur la paroi, je regarde mes mains qui m’ont guidé. Je pense qu’elles sont sourdes, muettes, aveugles, et pourtant elles avancent. Elles n’ont besoin que du toucher, le système de communication du corps le plus diffus. » (p. 25-26)
Erri DE LUCA, Le tort du soldat, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 2014
C’est une petite participation au Mois italien organisé par Martine G.
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