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(Note de lecture) Cédric Demangeot, "Un enfer", par Alexandre Battaglia

Par Florence Trocmé


Demangeot« L’évolution humaine – une croissance de la puissance de mort. // Notre salut est la mort, mais pas celle-ci » ; un constat et un appel comparables à ceux dits dans ce fragment de Kafka hantent toute la poésie de Cédric Demangeot, lequel écrit, dans Une inquiétude, que « le monde ne veut pas la vie », avant de préciser : « Nous voulons « la mort dans la vie » – parce que c’est la vie.// Nous ne voulons pas de nos vies mort-nées.// Nous ne vivons que de ce refus – & d’accompagner vivants la mort ». Intraitable et radicale dans son propos comme dans sa manière, constamment créatrice dans ses formes, l’œuvre de Demangeot peut sans doute être lue par le prisme de cette distinction, de cet affrontement entre la « mauvaise mort de la terreur anonyme », et la « révélation vitale de la mort » (1). Cette œuvre contraint de ce point de vue son lecteur à un regard cru, entêté et sans concession, sur la condition bouchée et sensurée qui est la nôtre « à l’heure de la mondialisation du non-monde. A l’heure où toutes les puissances s’allient pour détruire la langue – pour absenter le corps » (2). Elle est, outre une mise en question très poussée de notre aujourd’hui et de l’histoire dont il procède, l’exigence d’un « sens en sang », le ressaisissement et l’insurrection d’une « vie vivante » au cœur même du « non-monde » qui l’écrase et la nie, contre lui. Elle est également, sans ambigüité depuis la publication d’& cargaisons, et logiquement si l’on considère la perspective où elle se place, laquelle est le vœu, dans le néant actuel, d’une langue « assez vitale – pour vider le néant » (3), une très avertie et salutaire « haine de la poésie » qui, si elle prolonge des précurseurs (Dupin, Noël), est aussi et surtout extrêmement personnelle. Un enfer, dernier livre en date de l’auteur, regroupe des poèmes datés de 2005, pour le plus ancien, à 2015 pour le plus récent ; ce nouveau « livre ensablé d’irrémédiable// à la tombée de l’époque », admirable d’obstination et d’irrésignation, reconduit et creuse les voies ouvertes dans les précédents.
L’« enfer » dit dans le titre reçoit tout au long de l’ouvrage un certain nombre de dénominations : « carnaval infernal », « non-vie », « usine à vider// les corps », « monde à foutre/ aux ordures demain matin », « horrible monde », « assemblage insensé// de lois désespérées/ & de parcelles finies », « désastre », « massacre », « pléthore », « fin du monde », « comédie d’abattoir », pour n’en citer que quelques-unes. Ce monde proprement invivable, détaillé dans Une inquiétude ou Sale temps, obsédant encore dans tout ce nouveau livre, est le nôtre – que nous hésitons à dire tel par déni – dès lors que forcé à son négatif. Un enfer est d’abord une œuvre de témoignage sur l’heure présente (« Nous n’avons pas le temps/ de dormir contre le temps. Nous ne pouvons poser// la tête nulle part »), dans laquelle le poète affronte résolument sa langue à ce qu’il appelle, souvent, le pire ; il est question dès "Caisson dégondé", le premier poème, de « témoigner pour disparu ». Cédric Demangeot, qui a souligné ailleurs que « l’Histoire concerne le vers, et réciproquement », fustigeant avec véhémence les « poètes du joli mensonge – de l’esquive artiste » (4), accompagne, donne à voir, nomme en une énonciation aussi singulière qu’elle est nette et brutale, le « non-monde » contemporain dont il prend acte – dont le poème ne peut sortir indemne. Ainsi, dans la section intitulée "un ciel de latrines" : « Les vents sont morts/ à la surface du monde // plus rien ne vient/ déranger la mort // dans son travail : on/ ne saura jamais qui // de la poule ou de l’œuf/ empoisonne l’autre // : un monde parfait/ a le devoir de suicide ». Ce « monde parfait » sans dehors ni recours, enchaîné inhumain à son vide, exténuant et vicié de l’intérieur, dans lequel « on a réduit les risques/ au minimum létal », où « la viande est sous plastique,/ le désir sous tutelle // & la métaphysique affaire/ classée », où sans fin « les os remontent, les morts continuent », est suivi, décrit et rendu au fil des pages avec un sens jamais en défaut de la formule dont les citations ci-dessus donnent un aperçu trop bref, dans une sorte de frontalité harassée qui en effet refuse tout évitement. Il est replacé aussi dans les trames plus amples de l’espèce (« la longue phrase effondrée de l’/ espèce ») et de l’histoire – le nom d’histoire désignant chez Cédric Demangeot, souvent, le règne du pouvoir et de la brutalité reconduit par mensonges et massacres, « la violence du monde », « la mauvaise mort de la terreur anonyme » (5), « ce tas très compliqué/ de corps divers – quoiqu’unanimes quant à la mort ». Le poème le plus explicite de ce point de vue est sans doute "Une dernière fois oui", étonnante variation où Demangeot imagine « nos enfants » « jouer au ballon, jouer/ au prisonnier rejouer// l’agonie d’Hamlet ou de Lear// sur les lieux lessivés de nos crimes ». (pour lire la suite, cliquer sur le lien ci-dessous)

Un enfer, livre douloureusement heurté à « la mort majuscule » au travail dans le monde actuel, dans l’espèce et dans l’histoire, thématise également et indissociablement – surtout dans ses deux chapitres centraux (le livre en compte quatre) – un enfer, singulier, personnel. Témoin, cette ouverture on ne peut plus directe dans la suite "Semaine treize" : « lundi, les commencements, / l’incommensurable // fatigue des siècles / sur le dos d’un seul homme   il a // trente-trois ans, pas / d’enfants, quelques femmes // perdues – et cela : mal / à la tête, aux os, à // sa vie méchante et faite – ». De telles pages, dont il est difficile de méconnaître la composante biographique et comme telle inéchangeable, attestent une impasse, une réduction hagarde de la vie à son irrémédiable ; le sentiment de soi ne trouve plus guère à se confirmer que dans une appréhension, viscérale et physique, éternellement revenante, de son « mal ». Ce « désarroi » tuant, significativement maximal au centre du livre, où dominent « la perte et l’horreur », l’abandon, la peur, l’angoisse, n’épargne rien (la lumière est une « indécence une torture/ obscène », « la rage est un cul-de-sac, l’amour/ un oasis croupi », « la voix humaine me/ fait peur »), et certainement pas la poésie : « la beauté a/ pâli, ou/ trahi, et la douleur/ est devenue terriblement machinale » ; « l’idée même d’/ un nord, ou d’/ un autre, aura/ sombré dans la mélasse avec treize/ siècles de/ divin vocabulaire & de/ vaines insomnies » ; une page évoque, en un aveu que l’on devine, notamment, prononcé de soi à soi, « le dépit d’avoir dilapidé/ toute sève à des travaux// sans issue ni consolation ». C’est au cœur même de l’être – « autrement dit fleur de foirade » – qu’a été portée la destruction : « on/ a tout oublié/ des couloirs par où/ passer pour être j//e reste enfermé dedans// et dehors » (6), écrit Demangeot, énonçant de manière saisissante, par la coupe du pronom et par les rejets affolés de sa prosodie, le vertige d’une subjectivité enracinée dans sa propre dépossession – gelée dans le mouvement même qui la décrète inhabitable et l’expulse d’elle-même.
Les deux enfers du livre, si l’on peut dire – l’un objectif identifié à la majeure mortifère du monde, l’autre souffert dans la mineure détruite et sans fond de l’existence subjective – ne cessent de s’intriquer, de se contraindre et s’infléchir l’un l’autre. Pourtant il ne faut pas en déduire leur équivalence, encore moins une stérilité généralisée que le poète complaisamment afficherait. Car c’est bien plutôt leur hétérogénéité foncière, leur différent polémique, leur « guerre » même, qui sous-tend et oriente l’ensemble des poèmes – hétérogénéité conflictuelle du mal personnel et du nihilisme global dans laquelle quelque chose comme un bon droit poétique (Mandelstam) trouve à se dire et se réaffirmer. La terreur tentaculaire du non-monde s’édifie sur le mensonge, sur le refoulement systématique de ses fondations négatives : « Nous ne voyons / rien, ne sentons même plus / l’épouvantable odeur de pourriture // qui se dégage de nos caniveaux, de nos rivières / & de nos mers » ; la subjectivité vivante et souffrante, au contraire, se reconnaît dans des figures telles que le sourcier manchot qui donne son titre au troisième poème, « mort/ellement » « fou-de-faim », « criblé d’inquiétude / & déguenillé de joie », dont la danse « dit vrai ». L’histoire propage la mort massivement et indifféremment, par conséquent la déréalise, alors que l’enfant d’"une dernière fois oui" lance, à propos des victimes réelles : je « veux les compter : 1/ par 1 : jusqu’à m’en casser les dents/ jusqu’à m’en brûler les yeux ». L’espèce promeut l’indistinction, quand "la raison du rat vivant", « ironiquement traître à l’espèce », menace de « démission moléculaire/ à l’instant d’exister », de « refus politique d’exister ». Le nihilisme actuel idolâtre « l’imitation macabre » et ses « valets », là où l’enfer personnel, affamé de désertion vitale (« c’est carnaval infernal // j’ai décidé de ne pas // naître né » ; « D’un geste d’enfant / (petit animal magique imaginaire), démissionner / de la partouze » ; « Je dois me détuer. M’a/ rracher au marécage »), exige instamment de se défaire pour se refaire cancre, rat vivant, d’« inventer la trouée », dans un geste d’arrachement qu’on peut dire infernal et mortel, mais qui, entêté dans l’intériorité, n’a rien à voir avec la mort-en-masse du monde ; d’où que Cédric Demangeot, même au cœur effondré de ce livre, en un moment où il semble que c’est la vie même qui a trahi, puisse identifier le faillir à un falloir, et maintenir avec force qu’« il aura fallu/ mourir autant de fois que nécessaire », qu’« il aura fallu// le moteur de mourir// la perte pour emportement ».
On pourrait ainsi filer les antinomies. Celles-ci décident une « mission de harcèlement/ à poursuivre », une âpre « culture de colère », dirigées notamment contre l’uniformité du langage contemporain, et plus profondément contre la langue nationale : « rien ne sert de savoir dire / « je suis mort » dans la langue de l’ // ennemi, rien non plus de savoir / le dire en langue maternelle // parce que d’être maternelle / elle est ennemie », affirme fortement Cédric Demangeot, dans la suite d’un Paul Celan (l’axiome, quoique peu souvent dit en des termes aussi combatifs, vaut bien sûr pour toute poésie). Premier arraisonnement de l’individu à l’esprit collectif, la langue doit être contrainte à l’affectivité singulière (au « muet », lit-on) qu’elle méconnaît. Il y a là sans doute un autre enfer du livre – qui désignerait l’essence du travail poétique en tant que celui-ci, aussi brutal que la bataille d’hommes, tire sa possibilité de la violence qu’il intente au langage. Cet enfer-ci est vigoureusement revendiqué, avec une certaine provocation : comme « on s’/ enfonce un frein / dans la gueule » « il faut faire un enfer à la lettre », à « ce néant dont la lettre / est souvent le misérable véhicule ». Ou encore : il faut pour le poète, « enfant de violence », « bourreau de la lettre », « commencer par oublier/ le premier mot », œuvrer monstrueusement « à l’exclusion de sa mère », entendre : il faut détuer la langue aussi, en démembrer les formes installées foncièrement suspectes et irréelles (Demangeot écrit souvent : sans corps) jusqu’à insinuer en elle tout le négatif du mal personnel. C’est par un usage du vers caractérisé peut-être avant tout par sa tension, par une prosodie et une syntaxe rompues d’à-coups dont la virtuosité, toujours merveilleusement évocatrice et juste, ne cesse de souffler et saisir son lecteur, par une parole centralisée toute dans les brusqueries ineffables du corps, tramée d’obscurité mais qui ose, aussi, une lisibilité franche et sauvage, que Cédric Demangeot opère cette restitution de la langue à la « profondeur » (« beauté, douleur, obscurité », « inconnu ») du vivant qu’elle n’est pas.
Ajoutons que le dégel de la langue fossilisée est visible, outre tout cela, par la variété discrète mais réelle des formes dont le poète joue : on trouvera dans ce livre une ouverture toute en crispations et martèlement ("Caisson dégondé"), un monologue autobiographique ("Corps confisqué"), une suite juxtaposant plusieurs voix ("Une dernière fois oui"), des poèmes brefs démantelés, hachés de blancs et laconiques ("Sourcier manchot", "Semaine treize"), des blocs de vers serrés et rageurs ("Par pensée du dos", "A propos de l’ordure & de l’éclairement") ; ou encore un éblouissant poème en distiques optant pour un souffle plus ample ("La raison du rat vivant"), et des moments comme provisoirement déchargés du mal-être, quasi pacifiés et calmes, qui tentent un recommencement ("La chopine de Schopenhauer", "De la main à la main"). D’une page (voire d’un vers) l’autre, même, la parole peut tour à tour précipiter son élan ou le suspendre, se tordre ou se détordre, coaguler des sensations dans l’indécidable ou entreprendre un propos ouvertement réflexif, faire signe vers du vécu ou se transir d’impersonnel, exploser dans des slogans, ou se concentrer vers des régions plus indicibles de l’être. A hauteur d’homme, de vie, Un enfer l’est par cette pluralité de ses tons et de ses angles d’attaque – plutôt rare dans la poésie contemporaine.
Ce livre enfin, noué de bout en bout à l’immédiateté de la vie et de la douleur, qu’il accompagne au plus près, qu’il creuse jusqu’à la douer d’un sens en dernière analyse moral et politique (évitant ainsi le piège du programme idéologique), est un grand livre de la conscience de soi. Il ouvre constamment à la compréhension du phénomène poétique, assumant donc la violence qui le fonde, décrivant également ses conditions de possibilité et la sorte d’intériorité clandestine dont il naît, par exemple dans la magnifique vie en vers intitulée "Corps confisqué" où l’auteur dégage avec une impeccable netteté les moments successifs de sa vocation de poète (et de vivant). Il réfléchit en acte à ce que peut encore le poème, quand l’histoire en cours ne cesse d’en surexposer la dérision : le sommant de connaître à fond son inconséquence présente pour mieux l’exaspérer et se réinventer une efficace – « contre la peur – non – contre les porcs, avec/ la peur pour amie », dans le ressassement de la destruction jusqu’à « la destruction de la destruction ». Enfin Cédric Demangeot (héritier de Baudelaire en ce sens aussi) n’oublie pas que l’écriture, c’est également le souci, l’angoisse d’autrui dans sa propre parole : "Corps confisqué" et le superbe "A propos de l’ordure & de l’éclairement" interrogent par exemple l’histoire familiale du poète, dressant de brefs et émouvants portraits ; à plusieurs reprises le poème endosse le on, le nous, parle avec (à) des « amis », il est voulu « illisible aux salauds de l’espèce » mais « lisible // à sa manière/ (aux résistants) » ; le beau poème conclusif, adressé « à la forêt, aux amis », presque apaisé et lumineux, attentif à « donner autrement à sentir » « ce qui, au cœur du don, / se refuse encore », montre que la désertion vitale à laquelle Cédric Demangeot invite ne doit pas être entendue de façon trop univoque – qu’elle est un geste ayant en vue du partageable.   
Henri Thomas écrivait quelque part : « peut-être qu’il faut avoir connu cela – remonter de très bas et de très loin pour éprouver la solidité en même temps que la fragilité de soi-même. En tout cas, il n’y a pas de grande poésie sans cette arrière-pensée de délabrement surmonté – et je me dis que : le style, c’est ce désordre et cette dissolution matés, compris, vaincus par une forme ». Un enfer, en chacune de ses pages comme dans son trajet d’ensemble (lequel conclut sur une « trouée » dont il est précisé qu’elle ne doit pas s’opérer ailleurs mais « ici – en tant que/ combustion d’ailleurs »), vit ce double mouvement qu’on peut dire valable en effet pour toute « grande poésie ». La douleur et l’asphyxie auxquelles le non-monde condamne, davantage subies sans doute au début du livre, y sont intériorisées, souffertes et comprises avec une générosité qui les retourne à la fin – contre l’époque. Ce livre où l’irréparable est côtoyé de près, qui témoigne d’un enfer collectif et intime, qui ressent la destruction de l’homme par l’histoire en des accents on ne peut plus concernés et actuels, produit aussi la remontée fiévreuse en eux de formes-de-vie irréductibles (don de soi à la profondeur, arrachement au massacre, maintien d’une « morale viscérale/ (enfantine, intraitable) », etc.). A ces formes-de-vie la poésie de Cédric Demangeot rend un lieu, une voix, un corps. A ce titre elle figure parmi les quelques écritures nécessaires et vraies de notre temps.   
Alexandre Battaglia

1. Jérôme Thélot, Le travail vivant de la poésie, pp.99-100.
2.  Une inquiétude, p.58.
3. Ibid., p.77.
4. Ibid., pp.101, 104.
5. Le travail vivant de la poésie, pp.99-100.
6. Une inquiétude parle de « la corde de l’être détruit, dont la musique est insoutenable » (p.63).
Cédric Demangeot, Un enfer, Flammarion, 2017, 300 p., 19€.


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