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(Note de lecture), Muriel Rukeyser, "Le Livre des morts", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Muriel Rukeyser, Avec Bosnie élégie (A. Oktenberg), Inventaire, un souffle (J. Simon), Je rêve que je vis ? (C. Stojka), les massacres en Bosnie, la déportation juive, la déportation rom, et avec maintenant Le Livre des morts, d'une certaine manière, les éditions Isabelle Sauvage continuent de feuilleter, avec émotion, le livre des morts de l'humanité.
L'argument est celui d'un scandale industriel : au début des années 1930, aux Etats-Unis d'Amérique, la société Union Carbide and Charbon Corporation fait creuser un tunnel à Gauley Bridge, en Virginie-Occidentale, pour dévier les eaux d'une rivière et alimenter une centrale hydroélectrique, c'est un chantier d'envergure ; mais au cours de l'opération on découvre que le sous-sol est riche en silice (" presque tout le long du tunnel la roche forée contenait 90 - voire 99 pour cent de silice pure ", conclut une sous-commission d'enquête) ; une providence et le jackpot pour une société industrielle, car la silice est un matériau précieux à plein d'égards. Il est décidé de poursuivre l'ouvrage, et d'extraire, et de creuser, au mépris du fait que la poussière de silice provoque la silicose, maladie mortelle, et au mépris de la sécurité des hommes, travaillant sans masque, en majorité des afro-américains dans la détresse miséreuse de la dépression économique ; " quand les forets tournaient, sous la fumée et la poussière,/ on avait l'impression qu'un convoi aérien traversait le tunnel./ Respirateurs : non fournis./ J'ai vu des hommes avec des masques, mais au-dessus de la poitrine. " Seul le gain compte ; la vie des hommes est, aux yeux des industriels, pacotille dans la marche du progrès ; ainsi, dans l'indifférence, sinon la négation, 745 hommes mourront, sur les 2000 employés par la firme, sans compter les séquelles laissées aux survivants. On considère cette affaire comme un scandale, qui serait resté fait divers sans l'opiniâtreté des familles ou de proches des victimes, qui intentèrent un procès, soutenues par les médias de l'époque. Si le scandale est dans les faits, il est également dans ses suites, puisque les compensations octroyées aux familles des victimes ne seront que bagatelles. Quand vous naviguez sur internet, vous trouverez, en français, un minimum d'informations ; étrangement, l'Histoire s'en fout.
Muriel Rukeyser aura connaissance de ce scandale étouffé et, en 1937, en compagnie de la photographe Nancy Naumburg, elle se rendra sur les lieux ; leur objectif : témoigner en recueillant des témoignages, et croiser images et textes. Le projet artistique (et éditorial), et pour des raisons obscures, n'aboutira pas, mais les poèmes seront écrits.
Les poèmes du Livre relèvent de la poésie d'investigation. La poète prospecte sur place, transcrit ce qu'elle recueille. Le " je " scripteur est éloigné afin de rester dans l'objectivité de l'enquête et de la description, et de laisser libre au choix au lecteur de s'émouvoir ou pas ; la prise de parole à la première personne est essentiellement portée par les témoins, car ils sont les premières personnes de ce drame industriel. Il n'y a aucun effet personnel, du moins directement. On trouvera quelques traces discrètes de subjectivité dans les signes de ponctuation comme le point d'interrogation (de la poète), le choix de quelque titre (un " Éloge du comité "), ou de la musicalité d'un poème (un blues). Le ton objectif largement employé accentue la scandaleuse banalité des faits, accentue le cynisme des industriels, qui ont nié les événements, au profit de leur profit.
" là, le danger était absolu
la commission des mines
est venue, a été refoulée
"
Témoigne un médecin.
Comme l'écrit Auxeméry au sujet d' Holocauste1, " le principe d'efficacité de ce poème est justement qu'il se construit dans l'effacement. Le poète s'efface, les figures de rhétorique ne sont pas visibles - sauf en de rares cas d'ironie. " Les poèmes sont fabriqués à l'aide de minutes de procès par-ci, de témoignages, de documents bruts ou de résultats d'enquête par-là. L'un d'eux, " Absalom ", tresse des extraits de dépositions devant le Congrès américain et des extraits du Livre des morts des anciens égyptiens (à quoi fait référence le titre du livre 2), dont le titre original est Livre pour sortir au Jour qui est un recueil de formules incantatoires pour accompagner l'âme des morts, les sortir des ténèbres et les diriger vers la lumière, les sortir de l'oubli (on mesure alors l'intention de Muriel Rukeyser).
Le choix du poème en vers (le vers renvoyant à la mémoire du chant lyrique), travaille cette idée de mémoire, comme si le vers était le meilleur moyen de mémoriser ce qui a été (plus ou moins volontairement) oublié (on le sait, le vers, la rime et autres techniques prosodiques, furent outils de mnémotechnie) ; et c'est sans doute la raison pourquoi, régulièrement, la colère gronde dans l'esprit du lecteur, en qui le vers s'inscrit lapidairement. Et d'une certaine manière, le vers manifeste le refus, de l'oubli.
Si on ne peut qualifier Le Livre des morts comme une œuvre entièrement objectiviste, on peut s'étonner du silence fait autour de Muriel Rukeyser quand on évoque le mouvement objectiviste américain, au moins, à l'instar de William Carlos Williams, en tant que précurseur. Publié en 1938, Le Livre précède les œuvres phares de l'objectivisme comme Testimony (1965) Holocaust (1975) de Charles Reznikoff. Pourtant : " Par le terme d'"objectiviste", je pense que l'on veut parler d'un auteur qui ne décrit pas directement ses émotions mais ce qu'il voit, ce qu'il entend, qui s'en tient presque à un témoignage de tribunal, qui exprime indirectement ses émotions par le choix de son sujet, et de sa musique s'il écrit en vers [...] Il y a une analogie entre le témoignage du tribunal et le témoignage du poète. " 3 L'écriture de Muriel Rukeyser répond à cet objectif de témoignage.

Qu'importe. Reste une œuvre grande qui a pour dessein de graver les mémoires, de travailler l'oubli, et nous rappelle une des fonctions de la poésie, comme témoin de son temps, d'une manière ou d'une autre. Le livre contient un cahier de photographies, dont celles " perdues " de la photographe Nancy Namburg, et d'autres, anonymes, conservées dans les archives, et s'achève par un témoignage importé de Vladimir Pozner sur la catastrophe 4 ; " C'est une histoire bien simple où il est question d'hommes, de silice et de dollars ", écrit-il.
Jean-Pascal Dubost
1 Auxemery in Holocauste de Charles Reznikoff, éd. Prétexte, 2007
2 Le titre original est The Book of the Dead.
3 " Entretien avec Charles Reznikoff ", ibid.
4 " Cadavres, sous-produits des dividendes " in Les Etats-Désunis, Denoël, 1938, réed. Lux éditeur, 2009
Muriel Rukeyser, Le Livre des morts, traduit de l'anglais (américain) par Emmanuelle Pingault, coll. Chaos, éditions Isabelle Sauvage, 114 pages, 24€


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