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(Note de lecture), Franck Venaille, "Requiem de guerre", par Pascal Commère

Par Florence Trocmé

VenailleDifficile de dire ce qu’est un poème. Ce qu’il doit être, plus encore. On se souvient de la préface d’Aragon au premier livre de poèmes de Mathieu Bénézet (L’histoire de la peinture en trois volumes) : « Il faut être fou pour écrire sur la poésie. La poésie se fait, elle ne s’explique pas. » Mais je m’arrête ici à un mot auquel on n’est pas tenu de rendre allégeance. Je remarque, du reste, qu’il n’apparaît pas sur la page de garde. Pour chacun de ses livres, Franck Venaille invente une forme et une écriture. Cette fois, il fait feu. À l’aveugle. Première phrase : « J’ai décidé de mourir avant de naître. » Ne nous y trompons pas. Un je vieillissant décide de regarder sa mort en face. « Sa » mort, c’est vite dit. En fait, ce n’est pas je qui meurt, mais l’autre en soi ; ce il avec qui il converse. À moins qu’il ne nous parle. Ou bien il soliloque, quand ce n’est pas le poème qui parle de lui-même. Et c’est précisément dans ce jeu de miroirs et de dédoublements (auxquels Venaille nous a habitués depuis tant de livres) que se tient sa manière. Manière d’être avec nous, de dos ou de profil, de faire tomber le voile, pour s’en envelopper aussitôt, lui et son être intime sans qu’on en prenne conscience, cette part souffrante inscrite au creux des mots. Mais qu’est-ce que j’avance là ! N’est-il pas question de : médecine hospitalière ? Un ton neutre, s’il vous plaît. « Je vais raconter ça. La mort de fin de vie. La mort au fur et à mesure. » Voilà pour l’intention, le projet. Façon de parler, de jouer. Encore que. Il y a ça qu’on dit, qu’on écrit, la fiction (manière de) à laquelle Venaille emprunte pour donner structure à son poème – appelons-le ainsi ; allumer dans la nuit une kyrielle de petites bougies dont la cire brûle les doigts, et le cœur, quoi encore. Reste que l’expression « fin de vie » sent la pantoufle malade, l’urinoir renversé ; toutes choses fort triviales qui vous ancrent au plus bas – ne sont-ce point là des mots de travailleurs sociaux ! Nous voici loin du crépuscule des dieux… N’est-ce pas dans cet écart pourtant que résident l’habileté et l’originalité de la démarche de Venaille ? Dans cette absence de pathos soudain, presque rien, quelques ombres, comment dire. De moins en moins d’effet, la chose nue. Un jeu grave, et blessé. Non sans grâce, ô combien, « sous l’œil absent de ceux qui s’enferment pour vivre. »

L’heure serait-elle venue d’aspirer au repos ? Le titre ne le dit pas, qui choisit l’oxymore. De son côté, l’homme marche. Le croit-il, il avance, fier soldat à la solde d’un corps qui se refuse. Guérit-on de la vie ? Permettez. Je m’en tiens au rapport, constatation clinique de « la motricité gravement atteinte des corps malades ». Voilà qui n’est pas a priori po-é-tique. Et pour cause. L’univers hospitalier, parlons-en ; les couloirs en fuite débouchant sur le vide. L’angoisse. Vous y rentrez un soir. Détresse, dites-vous. Je reprends vos propres paroles : « C’est la nuit, dans la matière même du rêve, que nous mesurons le mieux son poids de détresse. » La nuit, celle de Rilke, souvenez-vous, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge… Cette rencontre avec l’humanité souffrante. Les gardes de nuit, j’y repense, comment ne pas songer à ces autres à l’armée, factions interminables. Ce qu’est : être malade. Ou si vous préférez, être cet « homme en proie à la maladie ».
Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’animal claudique. Lorgnant de sa retraite les attelages en bas convoyant leur charge marchande – produits de première nécessité ! je vous entends. Mêlant sa voix à la rumeur exténuée des ruelles et couloirs (« Mais pourquoi chaque matin se lever avec la fatigue de la veille au soir ? ») avant de repartir, en avant, marche. Et marche, dût-on au fil des pas pactiser avec l’ennemi, accepter de « guérir de l’envie de guérir ». Le combat s’est déplacé, pénible est l’avancée. N’empêche. Entend-on assez le cheval ?
« Cheval Chagrin » fiévreux comme le sont tous ses congénères, « cheval malade / face énorme : christique à jamais ». Aurait-il vieilli, lui qui tirait charroi, ou serait-il atteint de fourbure, toutes douleurs inscrites dans les membres par les mauvais pavés. En marche, quoi qu’il en soit, et cela depuis toujours. Depuis que « se perpétue le va-et-vient mouvementé (vie et mort) d’un monde / où je suis mon propre compagnon d’insomnie ». Ce faux sommeil que préfigurent les rêves en poésie, autant de bouts de vie (réelle ou imaginaire) qui passent et repassent dans une prose entrecoupée de blancs auxquels la mémoire ajoute son habituelle brocante. Soldes-de-tout-compte, petits bobos, griefs ; figures tutélaires – celle du père, « Modeste Commandeur ». Mais d’où vient la voix du poème en cette polyphonie ? Sinon de l’autre en soi, des autres. Petites gens des faubourgs, ou grandes figures historiques (Maurice Thorez…), unes et autres mêlées à l’argile des souvenirs. D’où surgissent, au fil des pages, quelques noms attachés aux années de jeunesse (Bertolt Brecht, Apollinaire, Kafka…) et auxquels Venaille restera fidèle, citations en exergue : Laforgue, compagnon de toujours, Villon, dont une rue à Paris vient mourir dans la sienne. Proximité des pas, fussent-ils difficiles… Pour retrouver derrière la cocasserie des situations, au fil d’un présent/imparfait qui s’entrecroise ou se télescope, cette innocence première, petite vignette à la Chagall qui fait mouche à tous coups : « Je suis venu jusqu’ici rechercher mes jouets d’antan. »
Le texte lui-même avance, puis chute, se relève puis repart. Ainsi la prose succède-t-elle aux vers, et réciproquement. Maître de soi, ah tant qu’il est possible. Se surveillant de près, ne se ménageant guère : « Feu à volonté sur mes tristes souvenirs tristes ! » On ne flanche pas, allons. La main se fait légère, abandon passager. La versification, plus libre, moins étroitement surveillée – en apparence au moins. Moins scrupuleusement dessinée, comme si le temps était venu de laisser la phrase aller son cours. L’ensemble reste toutefois très composé : dix parties, chacune signalée par une longée de mots qui fait titre sans en avoir le tranchant ni l’autorité, et dont le fil permet au poème de se déployer, épousant dans la voix le relief du terrain intime, creux et bosses. Ainsi des changements de rythmes, de registres, l’expression passant du tragique au burlesque, sans rien perdre de son goût de la fantaisie, pas plus que de l’humour. La situation n’en reste pas moins préoccupante, pour autant. Qu’on en juge : « Le bilan de l’incendie est lourd / cinq ours en peluche blessés aux jambes qu’il faudra amputer / trois panoplies de pompier brûlées ». L’Histoire de la médecine hospitalière est en bonne voie.
Pascal Commère
Franck Venaille, Requiem de guerre, Mercure de France, 112 pages, 11€.


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